Vladimir Poutine lors de la parade du « Jour de la Victoire », le 9 mai 2022 sur la Place Rouge, à Moscou.
Photo Kirill Kudryavtsev / Agence France-Presse.
Le 9 mai à Moscou, "jour de la victoire", le discours du président russe sur la place Rouge semblait dénué de conviction. Vladimir Poutine commence-t-il à réaliser que l’exhibition de puissance de son armée sent le carton-pâte ? Ce n’est pas encore un fiasco, mais au bout de deux mois et demi d’"opération spéciale" en Ukraine, le Kremlin est incapable de brandir la moindre victoire véritable. Des soldats peu motivés, voire déserteurs ; un matériel en partie obsolète dont la modernisation a été entravée par une corruption taille XXL ; et quatre années de rhétorique « antifasciste » et pro-russe dans le Donbass qui n’ont pas réussi à créer un sentiment d’adhésion dans la population : même les plus assidus des propagandistes qui usent leur salive au service de Poutine commencent à émettre des critiques.
Un petit tour et puis s’en va.
Lundi 9 mai, sur la place Rouge, Vladimir Poutine a péniblement ânonné un discours usé jusqu’à la corde. Un discours au passé : « Une invasion de nos terres historiques, y compris de la Crimée, se préparait ouvertement. Tout indiquait qu’un affrontement avec les néonazis serait inévitable. C’était une décision nécessaire et prise à temps, la seule possible pour un pays souverain, fort et indépendant. La Russie était face à une menace inacceptable », patati patata.
En dehors de cette justification inlassablement répétée depuis le 24 février, Poutine n’avait visiblement pas grand-chose à dire. Onze minutes au chronomètre. Un discours « sans doute le plus bref de tous ceux qu’il a prononcés un 9 mai depuis vingt ans », comme l'écrit André Markowicz sur sa page Facebook. Peut-on alors aller chercher dans les non-dits, dans ce que trahit, peut-être, l’expression corporelle du tsar du Kremlin ? Une voix ferme, mais récitante, qui ne s’autorise aucun écart vis-à-vis des feuillets disposés sur un pupitre, que Poutine tourne laborieusement. A part un léger dodelinement, d’un pied sur l’autre, son corps n’exprime aucune émotion apparente, sauf un fréquent plissement du front, tout au long du discours. De maigres indices qui ne permettent pas de conclure quoi que ce soit, mais qui donnent l'impression que Poutine contient une certaine colère. Contre l’OTAN et les États-Unis ? Non. Ces "ennemis" de la Russie, il les a bien nommés, sans grande conviction, et alors que le mot "Ukraine" n'a pas été prononcé une seule fois.
Une colère rentrée, alors, contre l’armée qui va défiler sous ses yeux ?
Cette armée, l’une des plus puissantes du monde, est pour l’heure tenue en échec en Ukraine. Rien de ce qu’avait prévu et ordonné Poutine n’a été réalisé. Dès les premiers jours, le scénario d’une prise fulgurante de Kiev s’est heurté à la résistance ukrainienne et à une réalité de terrain visiblement sous-estimée par les stratèges militaires russes. D’autant que, parallèlement, le constat était fait de sérieuses défaillances au sein de même de l’armée russe : communications facilement interceptées par le camp adverse, difficultés de ravitaillement, désertions ou actes de sabotage de la part de soldats peu enclins à aller au casse-pipe, couacs dans la chaîne de commandement ayant poussé des hauts-gradés à s’aventurer sur la ligne de front et à s’y faire zigouiller. D’ores et déjà, dix généraux russes seraient morts en Ukraine.
Le "plan B ", consistant à recentrer les interventions de l’armée russe sur le Donbass, ne semble guère plus efficace, malgré la poursuite de bombardements indiscriminés, comme celui qui a tué 60 personnes qui s’étaient réfugiées dans une école du village de Bilohorivka, dans la région de Louhansk, le 7 mai ; et malgré la réorganisation des forces russes sous le commandement du général Alexandre Dvornikov, surnommé "le boucher d’Alep" pour ses faits d’armes lors de l’intervention russe en Syrie.
Lors d'une manifestation de protestation contre la guerre en Ukraine, à Berlin, le 17 avril. Photo DR
Peu de résultats, beaucoup de dégâts
Bref, ce 9 mai, Vladimir Poutine n’avait aucune véritable victoire à se mettre sous la dent. Même Marioupol, assiégée sans discontinuer depuis le premier jour, et détruite en quasi-totalité, n’est pas encore totalement tombée. Une seule ville, Kherson, au sud de l’Ukraine, peut être considérée comme une "prise de guerre", mais même là, des habitants continuent de manifester ostensiblement contre les "occupants", malgré « l’atmosphère de terreur » que tente d’instaurer l’armée russe (lire Le Monde du 14 avril). Et si les nombreux crimes de guerre et massacres, comme à Boutcha et Irpine, avaient pour objectif de de terroriser les populations au point de dissuader toute forme de résistance, c’est plutôt raté.
Peu de résultats, donc, mais déjà beaucoup de dégâts. Outre les généraux ci-dessus mentionnés, plus de 20.000 soldats russes seraient morts en Ukraine : cinq fois plus que le nombre de militaires tués pendant 20 ans en Afghanistan ! Sans parler des équipements militaires : selon l’Institut international d’études stratégiques (IISS), la Russie disposait d’environ 2.700 chars utilisables au début du conflit. 75 jours plus tard, un millier d’entre eux ont été détruits, endommagés ou récupérés par les forces ukrainiennes (selon le site de renseignement Oryx). Ce n’est pas tout. Selon un responsable du Pentagone cité par le New York Times, les forces russes ont lancé tellement de missiles qu’elles seraient à court d’armement de précision et qu’elles auraient du mal à les remplacer, raison pour laquelle les grandes villes comme Marioupol ou Kharkiv sont touchées par des bombes non guidées, qui ne font pas la différence entre une cible militaire et un immeuble d’habitation. Ce responsable américain affirme en outre que les forces russes continuent de souffrir de problèmes d’approvisionnement et de discipline, y compris parmi les officiers qui « refusent d’obéir aux ordres et d’avancer. »
On imagine que tout cela à de quoi mettre en rogne Poutine. Un dictateur n’aime pas trop que ses ordres ne soient pas suivis d’effets. Mais contre qui se mettre en colère ? Sergueï Choïgou, le ministre de la Défense, qui a repris du service après avoir mystérieux disparu des radars pendant une bonne quinzaine de jours en mars ? Valeri Guerassimov, le Chef d’État-major, qui a à son tour mystérieusement disparu et était étrangement absent ce 9 mai des cérémonies sur la place Rouge ? (une rumeur affirme qu’il aurait été blessé lors d’un tir d’artillerie ukrainien sur un QG russe à Izioum, dans le Donbass, fin avril).
Un char russe détruit par les forces ukrainiennes. Le T-90M Proryv-3 (Percée-3) est censé être le char le plus moderne, le mieux armé et le mieux protégé au sein des unités russes. Ce blindé venait tout juste d’être engagé, fin avril, en Ukraine. Selon un expert militaire, le T-90M est en effet une denrée rare au sein des forces armées russes, et moins de 100 exemplaires auraient effectivement été livrés à ce jour, principalement au sein du second Bataillon de chars de la Garde de la 1ère Armée blindée.
Une parade en carton-pâte
Poutine doit savoir, au fond, qu’il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Singulier retour de latrines. Celui qui, au début de son ascension politique, promettait d’aller buter les "terroristes" tchétchènes jusqu’au fond des chiottes, peut aujourd’hui méditer la célèbre phrase de Montaigne : « Sur le plus haut trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul ». Le défilé du 9 mai était une mise en scène, destinée à exhiber pour le peuple russe comme pour le monde entier la puissance que devrait encore incarner la Russie. Une puissance qui, certes, a encore de beaux restes, mais qui a désormais du plomb dans l’aile. Ce "jour de la victoire", le président russe était-il dupe de ce à quoi il assistait ? La soldatesque qui défilait pouvait bien avoir le doigt sur la couture du pantalon, ce n’était, au fond, qu’une parade en carton-pâte. Le camouflage, encore clinquant, d’un système qui va inexorablement à sa perte, comme Poutine lui-même, qu’il soit ou non miné par la maladie. Voilà pourquoi, le discours du maître du Kremlin, ce 9 mai 2022, pouvait être perçu comme un discours de guerre lasse.
Cela ne signifie certes pas qu’il va renoncer. Il est allé trop loin pour faire marche arrière. Mais il renonce déjà, apparemment, à user de la menace nucléaire, à laquelle incitaient ces derniers jours quelques-uns des plus excités parmi les zélés propagandistes du Kremlin. Et l’Iliouchine Il-80, "l’avion de l’Apocalypse" censé accueillir Poutine en cas de conflit nucléaire pour y diriger les opérations, qui avait été annoncé au menu des réjouissances du 9 mai, est finalement resté cloué au sol. Pour autant, "l’opération spéciale" en Ukraine va continuer. Jusqu’à l’enlisement ?
Corruption au plus haut niveau
Qu’est-ce qui explique un tel fiasco ?
« Les armées, dans l'ensemble, reflètent les qualités des sociétés dont elles sont issues », indique Eliot Cohen, ex-conseiller de Condoleezza Rice au Département d'État des États-Unis entre 2007 et 2009, aujourd’hui professeur de l'Université Johns-Hopkins. Or l'État russe, poursuit-il, « repose sur la corruption, le mensonge, l'anarchie et la coercition ». Corruption ? De fait, une bonne partie de l’argent investi ces dernières années pour moderniser un équipement hérité de l’Union soviétique a allègrement été détourné de sa destination par ceux-là mêmes qui étaient censés veiller à son usage. Il faut dire que "l’exemple" venait d’en haut. Le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, a ainsi puisé sans vergogne dans les caisses de l’État pour enrichir ses proches, à commencer par sa fille, Ksenia. Celle-ci a notamment acheté, à 25 ans, un loft de 148 mètres carrés à proximité du Kremlin, d’une valeur d’environ 200 millions de roubles (2,6 millions d'euros), soit 20 fois de plus que le revenu annuel officiel de son papa ministre. Ce n’est pas tout : les enquêteurs qui travaillaient avec l’opposant Serguei Navalny, ont identifié grâce à une base de données de livraisons de repas à domicile, deux autres adresses pour la jeune femme, mariée au blogueur-propagandiste Alexey Stolyarov. Ces deux appartements de luxe, de 435 et 190 mètres carrés, ont été achetés ces deux dernières années. Valeur estimée : 300 millions de roubles (3,9 millions d'euros).
Sergueï Choïgou a aussi fait profiter de ses largesses sa maîtresse, une hôtesse de l’air du nom de Elena Shebunova. Du jour au lendemain, celle-ci est devenue milliardaire, et s’est acheté un manoir sur les rives de la mer Noire. La fortune dont elle jouit aujourd’hui provient d’obscures sociétés qu’elle a créées, qui ont engrangé au moins 6,5 milliards de roubles de contrats passés avec le ministère de la Défense et des situations d’urgence ; c’est-à-dire, concrètement, Sergueï Choïgou…
Des veuves de soldats russes tués en Ukraine, qui ont royalement reçu de l’État russe 10.000 roubles (130 €)
à titre de "compensation". Photos DR
Cela fait beaucoup d’argent, comparé aux 130 euros (10.000 roubles) que reçoivent en tout et pour tout les veuves et familles de soldats tués en Ukraine. Vladimir Poutine a démenti que puissent se trouver, parmi eux, de simples conscrits. Ceux qui prétendraient le contraire seraient, selon le Kremlin, d’affreux propagandistes basés en Pologne et dans les pays baltes. Pourtant, dès le 4 mars, Lyudmila Narusova, représentante de la région de Tuva au Conseil de la Fédération de Russie, alertait sur une compagnie d’une centaine de conscrits, dont seuls quatre sont revenus vivants d’Ukraine. Elle a poursuivi son enquête et a remis fin avril au Procureur général de Russie un dossier qui prouve que des conscrits sont encore aujourd’hui envoyés en Ukraine.
Y a-t-il, parmi ceux-ci, des désertions ? La réponse ne fait guère de doute, même si elle est difficilement quantifiable. Fin mars, quelque 300 soldats d’Ossétie du sud, région sécessionniste de la Géorgie dont l'indépendance a été reconnue par Moscou en 2008, ont refusé de continuer à combattre en Ukraine en raison de la détérioration des conditions et des pénuries d'approvisionnement, mais aussi d’un matériel obsolète, de failles dans le renseignement et de lacunes dans le commandement. A leur retour, le "président" d’Ossétie du sud a tenu à les rencontrer. « Nous avons été trompés à chaque étape. Nous ne voulons pas être de la chair à canon, la Russie va perdre », ont alors déclaré ces soldats, selon le média russe indépendant MediaZone.
D’autres cas de désertion sont indiqués par l’avocat Maxim Grebenyuk, qui a démissionné en 2021 du bureau du procureur militaire et défend aujourd’hui de façon indépendante, en Russie même, plusieurs de ces "refuznik". Longuement interviewé par un autre média indépendant, Meduza, il confirme que des soldats ont été envoyés en Ukraine à leur insu : leur ordre de mission parlait d’un simple « entraînement ». Mais « lorsque vous réalisez que vous pouvez être tué à tout moment, cela donne à réfléchir. Lorsque nos grands-pères de sont battus [contre le nazisme], ils savaient pourquoi ils étaient prêts à se sacrifier. Aujourd’hui, les Ukrainiens savent pourquoi ils se battent. Pour nos soldats, c’est loin d’être clair. »
Ironie de la situation : Poutine n’ayant jamais parlé de « guerre », il n’y a donc pas eu de mobilisation générale. Du coup, ceux qui désertent ou, parmi les conscrits, qui refusent d’être enrôlés, sont menacés voire sanctionnés, sans qu’il y ait à leur encontre la moindre procédure pénale. Dans l’absolu, cela pourrait arriver, explique Maxim Grebenyuk, mais une procédure pénale impliquerait que lui soit donnée une certaine publicité, que des articles sortent dans la presse (même sous contrôle), et visiblement les autorités n’y tiennent guère !
La propagande qui commence à douter
La propagande commence, elle aussi, à renâcler. Les zozos qui, à longueur d’antenne, ressassaient à l’envi, sur la chaîne publique Rossiya-1, le fantasme de la "dénazification de l'Ukraine" et surjouaient ces derniers temps la menace nucléaire en direction de l’Europe, sont en train de changer de ton. Vladimir Soloviev, le présentateur favori de Vladimir Poutine, vient de s'en prendre directement à l'armée russe : « Ils nous disent, depuis les lignes de front, ‘donnez nous des drones'. Mais qu’ils essaient d’apporter quelque chose sur le terrain, même de l'aide humanitaire dans le Donbass ». Dans la même émission, un ancien général à la retraite, Mikhail Kodoryonok, s’est même permis de critiquer le fait d’« envoyer des équipes avec de vieilles armes faire une guerre au XXIe siècle », tout en ajoutant : « Imaginons que la mobilisation générale soit déclarée, combien de temps faudrait-il pour avoir le premier régiment d’aviation de combat opérationnel ? Nous l’aurions l’an prochain, nous n’avons pas les réserves, la mobilisation serait d’un maigre secours. »
Poutine n’est pas encore directement mis en cause, mais ces zélés propagandistes, qui n’avaient jusqu’ici en bouche que la plus vigoureuse surenchère, semblent commencer à douter de la puissance russe, leur principal fonds de commerce.
Les faiblesses de l’armée ne sont pas la seule explication aux très modestes avancées russes dans le Donbass. Pour russophone qu’elle soit, la population n’y semble pas tant que ça pro-russe au point d’accueillir en « libérateurs » les chars du Kremlin. Comme vient de le montrer une étude de Jon Roozenbeek, chercheur à l’Université de Cambridge, la propagande distillée par Moscou depuis quatre ans dans cette région dite « séparatiste », a eu peu d'effet : les efforts pour inculquer une "identité" pro-russe ont été peu convaincants, et ont été réduits à néant en quelques mois : « Au lieu de construire une identité [qui aurait pu s’appuyer sur le concept de « Nouvelle Russie » adopté par Poutine], la quasi-totalité de l'effort de propagande russe a consisté à dépeindre les dirigeants de Kiev comme fascistes - ce qui a servi de base à des affirmations farfelues sur la "dénazification" - afin de créer ce que les psychologues appellent un "hors-groupe" sur lequel concentrer l'hostilité. Mais cette propagande n'a toutefois pas réussi à offrir une alternative convaincante à la nation ukrainienne dans l'est de l'Ukraine ». (Résumé de l’étude de Jon Roozenbeek, à lire ICI)
« Poutine », conclut Jon Roozenbeek, « a gravement sous-estimé la force de l'identité nationale ukrainienne, même dans le Donbass, et surestimé la puissance de sa machine de propagande sur les zones occupées de l'Ukraine. » Maintenant qu’il a (sans doute) commencé à en prendre conscience, jusqu’où le maître du Kremlin continuera-t-il, de guerre lasse, à dilapider la mésestime qui lui reste ?
Jean-Marc Adolphe
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