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Photo du rédacteurNadia Mevel

Vive le virus (celui de la pensée)


Frantz Fanon.


Ce 1er février, en semi-clandestinités, des voix partagées pour remettre un peu d’intelligence dans certains débats nauséabonds qui troublent l’époque. Frantz Fanon, entre autres, a confirmé sa présence.

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Voici peu, un croque-mitaine ministre de la Déséducation organisait un colloque en Sorbonne pour « déconstruire la déconstruction » et s’en prendre aux délinquants de la French Theory (Jean Baudrillard, Simone de Beauvoir, Hélène Cixous, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Michel Foucault, Félix Guattari, Luce Irigaray, Julia Kristeva, Jacques Lacan, Claude Lévi-Strauss, Jacques Rancière et quelques autres), d’où viendraient tous nos maux, réveillés par le variant du wokisme.

Comme l’écrivait, voici peu dans Le Monde, Elisabeth Roudinesco, « on ne combat pas des dérives en faisant la guerre à l’intelligence ». Pour répondre en hauteur à la bassesse de telles attaques, la compagnie Un Excursus organise, en partenariat avec les humanités, ce mardi 1er février à 19 h 30. Pourquoi clandestin ? Parce qu’il n’est point possible qu’il y ait trop forte foule. Et puis, le pass vaccinal n’étant en rien exigé, il n’est guère souhaitable que les pandores débarquent à l’improviste et verbalisassent. Les humanités y seront, et rendront compte.

Parmi les présents en présence, en voix ou en chair et os, signalons les confirmations de Frantz Fanon, Gilles Deleuze, Felix Guattari, Luce Irigaray, Édouard Glissant, de l’auteur Kossi Efoui, de la comédienne Linda Chaib, et d’autres qu’on ne peut dire encore.

Cette aimable auberge espagnole sera conclue par les mots et la contrebasse chauffés à vif de Dgiz, le plus grand slameur-improvisateur que cette Terre ait conçu.


Extraits d’un article de Raphaëlle Tchamitchian,

"Caméléon de l'écoute" pour Mouvement, mars 2014)


« Sous les projecteurs de la télé, Jean-François Zygel et ses invités regardent d’un air amusé les prouesses langagières de l’invité du soir : Dgiz. Mi-gêné mi-crâneur, ce dernier associe mots, sons et idées à un rythme effréné, ravi de son effet. Chaque phonème est sans cesse composé et recomposé, et les syllabes déclinées à l’infini, de telle sorte que le sens ne cesse de se construire et de se déconstruire à la fois. Palimpseste sonore, ce slam improvisé joue de la polysémie pour décoiffer un auditoire ébahi. «J’ai arrêté l’école en cinquième. »

Né en 1972 à Rennes, Karim Ghizellaoui a grandi à Paris, dans le 92, le 95, le 78 et le 93. «Un pur titi parigot banlieue nord», avec un zeste de Bretagne, le tout d’origine algérienne. Jusqu’en 2000, «j’ai fait des petits boulots, mais le plus gros de mon temps, j’étais marginal, de l’autre côté, pas référencé nulle part, ni sécu, ni papiers.» À la sortie d’un cinquième séjour en prison, il prend des «résolutions du nouveau millénaire» et se fabrique une nouvelle peau. Il a 28 ans.

(…)

« Je suis rappeur, slameur, musicien, comédien, danseur… Je me suis très vite rendu compte que je n’aurai jamais assez de ma vie pour réaliser tous les projets qui me tiennent à cœur.» En ce moment, on l’aperçoit souvent dans les bars de Ménilmontant et du nord de Paris avec sa contrebasse, cabossée mais bien vivante. Comme lui. «À 33 ans je me suis mis à la contrebasse, aujourd’hui j’en ai 41.» Il l’emmène partout avec lui – si vous voyez une grande ombre sur roulettes poussée par un homme aux traits anguleux et au regard perçant dans les rues de Belleville, c’est lui. Les rues de l’est de Paris, c’est sa maison ; sa maison, c’est la rue. Les odeurs, les anecdotes et les grandes histoires, les sensations, les gens, les petites gens, les anonymes, tout, il absorbe tout. «[Je] me définis comme une éponge qui s’imprègne de pureté et d’impuretés naïves de la vie de tous les jours, comme des petits riens auxquels on ne pense pas.»

Son flow épouse les cahots du quotidien et en exprime toute l’absurdité et la poésie, arrêté seulement par l’indicible des sensations brutes de la vie urbaine – là, le cri prend le relai, les tripes sur la table, le sang dans la tête. Il y a quelque chose de bestial qui cherche à sortir en déchirant l’estomac à grand fracas, laissant tout ouvert, à nu. «Mon cri est celui de la liberté, y compris la liberté d’expression, dans la mesure où celle-ci épargne, respecte et protège les anciens et les enfants de la haine et du racisme. L’art sert à cela : exprimer un regard, une couleur, un opinion ou un combat, ainsi l’artiste se rend accessible à tous. Ainsi il est artiste.» Dgiz fait du R.U.P. (rap d’utilité publique) dans l’optique d’un «désamorçage de guerre sociale» : parler aux gens, questionner, «créer des liens, donner quelque chose pour rester le plus possible humble et humain». Arracher un sourire, changer une tristesse en joie, même fugitive, ou encore calmer une colère en mettant à jour le point de vue de l’autre, voilà le programme de ce militant de la vie, à l’affût des visions et des empreintes. Véritable buvard du bitume.

Cette conviction que c’est toujours par les petits gestes et les petits riens que naissent les grandes choses agit aussi bien sur scène que dans les classes : la question de la transmission est au cœur du projet du R.U.P. Dgiz multiplie les interventions pédagogiques, les ateliers d’écriture et de slam auprès de publics jeunes, comme dans un collège de Bobigny (93) il y a quelques années, en partenariat avec la salle de concert Le Triton (Les Lilas). Et moins jeunes, comme lors de sa résidence au long cours à l’Atelier du plateau (Paris, XIXe), où il accueillait sur scène des volontaires lors des Slam sessions qu’il animait avec le musicien invité du jour. Aujourd’hui, c’est aux côtés du chorégraphe Bernardo Montet (compagnie Mawguerite, Morlaix) et du pianiste Andy Emler qu’il continue cette mission au sein de ChOral, un atelier d’improvisation pour les enfants, qui a voyagé du Maroc à Madagascar. Chaque fois, il s’agit pour lui de désamorcer les ressorts de la colère – un sentiment qu’il flaire chez les autres et qui le porte lui-même – tout en poussant chaque bourgeon du collectif à s’ouvrir.

Il est admirable de voir à quel point Dgiz est capable de soulever délicatement le coin de la paupière des endormis et de les stimuler doucement, puis de plus en plus énergiquement pour les réveiller tout à fait, et cela dans des contextes radicalement différents : avec trois vieux passeurs de chanson populaire sur une place d’église, quatre improvisateurs dans une cave à Paris, des touristes rouges et blancs sur une promenade vendéenne cinglée de néons et d’odeurs de gaufres industrielles (festival Vague de Jazz) ou dans un bar tard le soir dans le sud de la France. «Rappeur de cité, de cabaret, de salon bourgeois ou de squat underground», il est à l’aise dans n’importe quel contexte et semble capable d’emporter l’adhésion de tous les publics.

Infatigable caméléon de l’écoute, il suit en même temps son propre chemin : celui des mots. «Ambassadeur de [sa] langue», il utilise «[ses] cinq sens en danger». En alerte, son discours s’auto-engendre, nourri par les sensations du présent – du miel pour les improvisateurs. En toute chose il s’agit de «réinjecter le ressenti en matière», à malaxer seul ou à plusieurs. Pas étonnant de le retrouver avec «l’éléphantesque chanteur contrebassiste Fantazio, le plus juste des magiciens chanteurs-musiciens André Minvielle, la contrebassiste Hélène Labarrière, les saxophonistes Louis Sclavis et Sylvain Kassap, le génial Médéric Collignon ou encore le pianiste Andy Emler», sans oublier ses compagnons de route, frères d’armes, complices et binômes multinstrumentistes, Pierre Lambla et Mehdi Chaïb. On l’a vu aux côtés de chacun de ces artistes, et de bien d’autres encore, apporter une énergie en fusion et un flow en cascade dont les associations sonores ont quelque chose des jeux d’enfants ou du réel transfiguré d’un Bobby Lapointe. Même face à des personnalités fortes et exubérantes telles que celle de Médéric Collignon – trublion du jazz français présent sur tous les fronts, bugliste, chanteur et trompettiste – il sait se glisser dans les trous et épouser les formes du discours de l’autre. Avec l’aide des coulées harmoniques du grand Andy Emler, leader du MégaOctet, ils ont formé un trio aussi explosif qu’éphémère un soir d’octobre 2009 au Théâtre Victor-Hugo de Bagneux. Le concert semblait n’avoir ni début ni fin, et se tenir, fragile, entre le rire et le vide – mais non, personne ne tombe, un mot devant l’autre, et tout ira bien. Deux ans plus tard, notre écorché du verbe se retrouve sur la scène du Théâtre de l’Odéon avec Valère Novarina, immense réinventeur du langage s’il en est. Leur rencontre semble évidente aussitôt qu’on y pense, tant à cause de leur goût pour l’inversion des sens et des sons que pour la profération elle-même, qui n’est pas sans rappeler également l’écriture d’un Didier-Georges Gabily – pour un prochain spectacle, peut-être ?

Paradoxalement, c’est peut-être le compositeur de musique contemporaine Bernard Cavanna qui tient la plus grande place dans le panthéon musical de Dgiz : c’est lui qui l’a encouragé à ses débuts et aidé à faire son premier disque. Sorti sur le label Junkadelic Zikmu du DJ Junkaz Lou en novembre 2002 – remportant au passage différents prix tels que celui du Grand Zebrock en 2003, le prix Attention Talent Scène du Printemps de Bourges 2004, et le FAIR en 2005 – Dgiz Hors est le point de départ de dix années de développement artistique, humain et politique. Son slam porte le rêve d’une société utopique où toutes les sensibilités trouveraient à s’exprimer et toutes les angoisses à se dénouer. En attendant, Dgiz se fait la voix des plus grandes plumes humanistes. Depuis l’année dernière, il incarne avec sa contrebasse le personnage de Léon-Gontran Damas dans Léon Léon Nègres des Amériques. Mis en scène par Valérie Goma du Théâtre de la Ruche à Cayenne, ce spectacle confronte les deux paroles noires de Damas et de Léon Walter Tillage (Roland Zéliam). Né en 1936 en Caroline du Nord, petit-fils d’esclave, Tillage est un écrivain et activiste pacifiste des droits civiques. (…) Dgiz, ou l’utopie de la parole. »

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