Lors du dernier de meeting de campagne de Francia Marquez, avant le premier tour de l'élection présidentielle en Colombie.
Photo Iván Valencia
Dimanche 29 mai : premier tour de l’élection présidentielle en Colombie. Dans un pays dont les richesses naturelles sont accaparées par une élite issue de la colonialisation et de puissantes multinationales, et qui reste l’un des plus inégalitaires au monde, le candidat de gauche, Gustavo Petro, est donné assez largement en tête. S’il l’emporte, sa vice-présidente sera une militante afro-colombienne, écologiste et féministe, Francia Marquez. Elle incarne cette « autre Colombie », celle des déclassés, qui aspire à être considérée en dignité.
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La dignité. Ce mot, qui fut l’étendard de la campagne de Gabriel Boric au Chili, a aussi été au cœur du vaste mouvement social qui a secoué la Colombie lors du printemps 2021. A Cali, épicentre de la contestation, un quartier nommé "Colline de la Croix" (Loma de la Cruz) avait ainsi été rebaptisé "Colline de la Dignité" (Loma de la Dignidad), et des habitants du quartier avait repris un poste de police pour le transformer en centre culturel, la Bibliothèque de la Dignité (lire ICI).
Ce droit à la dignité, que réclamait la jeunesse de Cali et de toute la Colombie, c’était d’abord le droit à l’éducation, dans un pays où l’enseignement supérieur, payant, est quasiment inaccessible aux classes modestes. Droit à la santé, ensuite : un très fragile système de couverture sociale réserve, de fait, l’accès aux soins à ceux qui ont les moyens. Et plus largement, droit à une existence digne de ce nom, qui ne soit pas faite de misérables trafics et de petits travaux informels qui rapportent des clopinettes.
Cesser d’être l’un des pays les plus inégalitaires du monde ? La Colombie en aurait les moyens. Second pays au monde en termes de biodiversité, disposant d’abondantes ressources naturelles et minières, la terre de Cent ans de solitude (Gabriel Garcia Marquez) est foisonnante. Mais toute cette richesse nationale a été accaparée et siphonnée de concert par une poignée de grands propriétaires terriens et par une escouade de multinationales.
La Colombie en aurait les moyens si le pays n’engloutissait, à grand renfort d’aides américaines et internationales, 3,4 % de son PIB dans des dépenses militaires (contre une moyenne de 1,3 % pour l’Amérique latine et les Caraïbes, selon les données de la Banque mondiale). La Colombie n’est pourtant pas en guerre, sauf à l’intérieure de ses frontières. Le droit à la terre avait été, à la fin des années 1940, le premier motif de constitution de la guérilla des FARC, d’obédience marxiste. S’en sont suivis plus de 60 ans de conflit armé, qui a entraîné son lot de victimes et un chiffre hallucinant de plus de 7 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays (A lire : "Le pays des déplacements forcés")
Ce conflit a officiellement pris fin en 2015, mais l’Accord de paix alors signé entre la guérilla des FARC et le président colombien Juan Manuel Santos est loin d’avoir tenu toutes ses promesses. Le président Iván Duque, élu en 2018, n’a en effet eu de cesse d’entraver l’application de cet accord, comme l’a documenté la passionnante enquête de la plateforme Verdad abierta (Vérité ouverte), dont les humanités ont traduit et publié les onze chapitres (lire notamment ICI, ICI, ICI et ICI). Seul point véritablement positif, la Juridiction spéciale pour la Paix (JEP) a commencé à examiner les cas les plus douloureux issus du conflit armé (Lire ICI). Lors d’une récente audience, des militaires ont ainsi reconnu leur responsabilité dans des meurtres de civils abusivement présentés comme guérilléros. Il y a eu ainsi plus de 10.000 exécutions extra-judiciaires, ce qu’en Colombie on appelle les "faux positifs" (Lire sur justiceinfo.net).
Au cœur de ce système criminel, il y avait l’ex-président Álvaro Uribe (2002-2010), dont le nom est venu à qualifier tout un régime (l’uribisme) synonyme de corruption, de complaisance voire de complicité avec le narcotrafic, de violence à la fois urbaine et rurale, dans des régions où sévissent ces groupes paramilitaires qui terrorisent les communautés indigènes et paysannes et assassinent les "leaders sociaux" (Lire ICI).
Pour retrouver le chemin de la dignité, c’est de tout cela dont veut aujourd’hui se débarrasser la Colombie, alors que le mandat du président sortant Ivan Duque, ex-banquier et dauphin d’Álvaro Uribe, aura été marqué par une aggravation des injustices sociales et par une répression extraordinairement brutale du Paro nacional, le mouvement social du printemps 2021 né de la contestation d’un projet de réforme fiscale.
[Ce mouvement social et sa répression ont été abondamment chroniqués par les humanités entre mai et juillet 2021. Lire par exemple, parmi une trentaine de publications : « Le gouvernement des assassins » (24/05/2021) ou encore « Dans le match Colombie-Droits de l’homme, la Colombie gagne avec 87 morts et 326 disparus » (11/07/2021)].
Gustavo Petro, probable vainqueur de la prochaine élection présidentielle en Colombie, selon les sondages.
La Colombie enfin à gauche ?
Ce dimanche 29 mai et dimanche 19 juin pour le second tour, la Colombie devrait logiquement élire un président progressiste, pour la première fois depuis l’indépendance du pays au début du 19ème siècle. Gustavo Petro, le candidat du Pacte Historique, caracole en tout cas en tête des sondages face à deux candidats de droite, Federico Gutiérrez et Rodolfo Hernández.
Agé de 62 ans, ex-guérillero du mouvement M19, ensuite élu député puis maire de Bogotá, Gustavo Petro avait déjà été candidat à l’élection présidentielle de 2018. Face à Ivan Duque, il s’était incliné au second tour avec 42,5% des voix. « Petro connaît très bien la Colombie, les ressorts de la contestation, son goût des hommes providentiels. Il sait lire les attentes du secteur de la population le plus dynamique, actuellement, la jeunesse, grande protagoniste du « paro », la grande mobilisation de 2021 », écrit la sociologue Olga L. Gonzalez sur son blog Mediapart. Seul président de gauche dans cette élection, « il réveille l’espoir de larges couches de la population, principalement urbaines, jeunes et connectées. Jusqu’à présent, il a su interpréter la mobilisation dans les rues et le sentiment d’indignation produit par la gestion du gouvernement précédent. »
Pour suivre, lire l’article d’Olga L. Gonzalez :
Les Colombiens, notamment les jeunes qui ont participé au Paro nacional, ne sont pas dupes. L’élection de Gustavo Petro ne va pas produire de miracle du jour au lendemain. Comme le souligne Olga G. Gonzalez, même si le candidat promet « d’arrêter l’exploration de pétrole, de développer les énergies alternatives, et trouver d’autres sources de richesse, en particulier dans une économie agricole et dans le tourisme », et s’il avance l’idée de retirer le pouvoir aux sociétés privées qui gèrent le système de retraites ou de santé, la protection de l’industrie nationale, l’intervention de l’État pour acquérir les terres non utilisées, son programme « n’est pas très détaillé, et surtout n’explique pas les moyens de parvenir à ses fins ».
De plus, le Pacte historique (la coalition qui s’est formée autour de Gustavo Petro) a réussi une percée historique lors des élections législative et sénatoriale, en mars dernier (lire ICI), sans toutefois obtenir la majorité. Gouverner ne sera donc pas simple et supposera un certain nombre de compromis. Enfin, l’oligarchie bourgeoise, blanche, les derniers survivants de l’uribisme et une bonne partie de la classe moyenne, « les gens bien » comme ils se qualifient eux-mêmes, n’hésiteront pas à utiliser toutes sortes de menaces et de leviers pour entraver la voie d’une plus grande justice sociale et d’une redistribution plus équitable de la richesse nationale.
Le chemin sera donc semé d’embûches. Il n’empêche : l’élection de Gustavo Petro raviverait un espoir qui est toujours resté, en Colombie, au seuil de la porte. Un espoir qui avait été tué dans l’œuf, en 1948, avec l’assassinat de Jorge Gaitán, donné comme favori à l’élection présidentielle de 1950. Son meurtre n’a jamais été totalement élucidé, même si de forts soupçons pèsent sur l’implication de la CIA (peu avant, l’ambassadeur des États-Unis en Colombie avait rédigé un rapport confidentiel où il accusait Gaitán de « manipuler les masses et d’être sans doute lui-même manipulé par les communistes pour atteindre leurs fins »). Cet assassinat avait alors entrainé de 1948 à 1960 une longue période de conflit, "La Violencia"… dont la Colombie n’est jamais véritablement sortie. Dans les années 1980, plusieurs milliers de militants communistes de l’Union patriotique ont été méticuleusement assassinés dans ce que la justice colombienne a décrit comme une « violence mise en œuvre de manière massive, généralisée et systématique » (Lire sur RFI). Et aujourd’hui encore, les assassinats de "leaders sociaux" (responsables communautaires, paysans, indigènes ou afro-colombiens, militants environnementalistes, LGBT, etc.) restent monnaie courante.
Francia Marquez. Photo Federico Rios / The New York Times
Francia Marquez, descendante d’esclaves et future vice-présidente
C’est dans ce contexte que la figure de Francia Márquez , colistière de Gustavo Petro, amenée si ce dernier est élu, à devenir vice-présidente de la Colombie, incarnerait un changement historique (comme le fut au Chili l’élection à la première présidence de l’Assemblée constituante de l’universitaire Mapuche Elisa Loncon, lire ICI).
Née en 1982 à Yolombo dans le Cauca, au sud-ouest de la Colombie, Francia Márquez est une militante afro-colombienne des droits humains et de l'environnement. « Je suis une Afro-descendante, j’ai grandi dans un territoire ancestral qui date de 1636 […] mais nous savons bien que les territoires où nous travaillons et où nous avons construit nos communautés ne nous ont pas été donnés comme un cadeau, ils ont coûté à nos ancêtres beaucoup d’années de travail et de souffrances dans les mines et les plantations des esclavagistes », avait-elle déclaré en 2018 lorsque lui fut remis le prix Goldman (qualifié de "prix Nobel de l’écologie") pour récompenser son combat acharné contre l’exploitation illégale d’or par des multinationales telles que Anglogold Ashanti. Elle avait notamment organisé, pour protester contre les ravages de cette activité minière, la "marche des Turbans" : du 17 novembre au 11 décembre 2014, cette "Mobilisation des femmes noires pour la protection de la vie et des territoires ancestraux" avait rassemblé 80 femmes, qui avaient parcouru à pied les 350 kilomètres séparant le Nord du Cauca de Bogotá.
A 13 ans, elle luttait déjà avec sa communauté contre un gigantesque projet de déviation du fleuve Ovejas. Nommée représentante légale du Conseil communautaire des communautés afro-descendantes de La Toma en décembre 2016, Francia Márquez a été maintes fois menacée de mort pour ses activités militantes et communautaires. Il y a trois ans, en mai 2019, elle a été la cible d’un attentat perpétré à l'arme à feu et à la grenade, au cours duquel ses deux gardes du corps ont été blessés. Mais il en faut plus pour intimider Francia Márquez . Mère célibataire à 16 ans, ayant fait des ménages pour gagner sa vie, elle a entrepris sur le tard, en 2014, des études de droit, afin de mieux comprendre les enjeux légaux autour des questions qu'elle défend. En 2020, à l’âge de 38 ans, elle a obtenu son diplôme d’avocate, en même temps qu’elle se lançait dans la course à l’élection présidentielle à la tête du mouvement Soy porque Somos (Je suis parce que nous sommes), qui représente les communautés noires et indigènes de Colombie, et qui entend mener une politique axée sur la dignité de celles et ceux qui restent à l'écart des valeurs de justice sociale, économique, sociale et environnementale.
A la surprise générale, lors de la primaire au sein du Pacte historique, Francia Márquez a obtenu plus de 780.000 voix, et la seconde place derrière Gustavo Petro, ce qui lui vaut aujourd’hui cette position de future vice-présidente de la Colombie. Tout un symbole : « l’accès au pouvoir des déclassés », écrit El País. Francia Marquez vient de recevoir, depuis les États-Unis, un hommage appuyé de l’ex Black Panther Angela Davis. En Colombie même, elle incarne le vif espoir de communautés indigènes et afro-colombiennes qu’une bourgeoisie blanche et conservatrice a constamment méprisées.
Dans beaucoup des régions rurales ou montagnardes où ces communautés sont implantées, l’absence de l’État, notamment en termes de services publics, mais aussi les menaces d’omniprésents groupes paramilitaires, ont conduit à des formes d’auto-organisation communautaire, voire d’autogestion, dont le modèle est peu ou prou celui de la minga indigène : à la fois assemblée délibérative, mais aussi formes d’actions collectives.
C’est là une "autre Colombie", loin des centres de pouvoir, qui ne doit sa dignité qu’à ses propres combats. Francia Márquez a été façonnée par cette histoire-là. Nul doute qu’à côté d’un Gustavo Petro plus politicien, elle pourrait amener ce savoir et cette expérience au plus haut sommet de l’État. Ce ne serait pas là la moindre des révolutions dans un pays où, depuis des lustres, les élites ont reconduit un système parfois qualifié de féodal. Et la victoire de Gustavo Petro, si elle est entérinée par les urnes les 29 mai et 19 juin prochains, n’aura de chance d’être réellement transformatrice que si elle s’appuie ultérieurement sur les forces vives de ce qu’on appellerait en France, la « société civile ».
Jean-Marc Adolphe et Tapo Aloike
VIDÉO
Un portrait de Francia Márquez (en espagnol)
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