L'édito fondateur des humanités (mai 2021).
« Les lucioles, il ne tient qu’à nous de ne pas les voir disparaître. Or, nous devons pour cela, assumer nous-mêmes la liberté du mouvement, le retrait qui ne soit pas repli, la force diagonale, la faculté de faire apparaître des parcelles d'humanité, le désir indestructible. Nous devons donc nous-mêmes -en retrait du règne et de la gloire, dans la brèche ouverte entre le passé et le futur -devenir des lucioles et reformer par là une communauté du désir, une communauté de lueurs émises, de danses malgré tout, de pensée à transmettre. Dire oui dans la nuit traversée de lueurs, et ne pas se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle. »
Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Éditions de Minuit, 2009.
Il est temps. Il est grand temps.
Longtemps cela a couvé, en toutes sortes de galeries souterraines, et puis un jour, cela éclot.
Ce jour, c'est maintenant.
Dans le brassage des guerres, des pauvretés, des horizons qui se réduisent à peau de chagrin, les humanités sont tant et tant malmenées ; il est grand temps qu'elles s’indignent, se révoltent, se réveillent, reprennent leur droit d’être dont elles ont été spoliées jusqu’à plus soif. Les humanités doivent elles attendre davantage d'être encore plus anéanties pour se soulever et reprendre le pouvoir du vivant, qui n’est pas un algorithme ? C’est un chemin. Les humanités, nos humanités, restent encore à venir, cela doit se dire.
Quoique aveuglées, considérablement diminuées par les multiples pollutions qui minent aussi nos vies (Pasolini), les lucioles n’ont pas totalement disparu. Elles doivent cette résistance-résilience à leur capacité à élaborer des stratégies collectives (ainsi, certaines espèces savent clignoter en groupe, de manière synchrone). Au Japon, les lucioles ont été déclarées «trésor culturel», c’est à dire un bien d'une valeur exceptionnelle et de portée universelle.
Vous n’avez pas mal lu, les lucioles, c’est culturel. Et regardez autour de vous, regardez en vous, il en reste d’encore vivantes, survivantes (Didi-Huberman). Peut-être suffit-il de leur donner suffisamment d'espace pour qu'elles puissent à nouveau se reproduire.
Par exemple, l’espace d’un journal, fut-il en ligne. Dans les journaux d’antan, en papier, il y avait aussi des lignes. Elles étaient de plomb, et les ouvriers du Livre les agençaient sur le marbre. Les linotypistes, photograveurs, typographes, etc., sont morts peu après les dinosaures, ils n’ont pas survécu au brusque changement d’atmosphère provoquée par l’arrivée d’Internet.
Nellie Bly, première femme journaliste d’investigation (1864-1922)
Internet a déjà tué quelques journaux mais Internet n'a pas tué le journalisme. Ah, le journalisme. Qu'il soit d'investigation ou de faits divers, de sport ou de critique, voilà un métier qui était bien malmenée ces dernières décennies. Certes, il reste encore quelques lucioles écrivantes, mais où sont passés Albert Londres et Jack London, Albert Camus (dans Combat), Nellie Bly (1864-1922, première femme journaliste d’investigation), et même Françoise Giroud (co-fondatrice de L’Express, en 1953). Ce sont de grands noms. Et alors ? La grandeur devrait effrayer ?
Ce qui a tué le journalisme, ce n'est pas internet, c'est le capitalisme. Les journaux ont cessé d'appartenir à ceux qui les font, ils sont devenus la propriété de financiers et industriels avides de faire du pognon et du business, avec de l'information, comme ils le feraient avec des poulets élevés en batterie. Ils ont fait main basse sur l'âme même du journalisme, désormais on ne parle plus d'articles ou de photographies, mais de « contenus » aptes à rentrer dans des « tuyaux ». Comme dans tous les domaines de l'activité humaine, la distribution, entre les mains de quelques oligarques, vampirise les véritables producteurs.
Ceci étant dit, on a demandé ces dernières années aux journalistes de « s'adapter à internet » et de devenir des « producteurs de contenus » à la chaîne (l’info en continu). C'est tout le contraire qu'il aurait fallu faire : adapter internet au journalisme. Il est temps, il est grand temps de faire voler tout cela en éclats.
Les humanités sont un journal en ligne, un média si l’on veut, d’un genre radicalement neuf.
Un média alter-actif, qu’est-ce à dire ?
D’abord, ce n’est pas un média alternatif, absolument pas. Certes, nos reportages iront souvent voir dans les marges, parce que sans marge, une page est illisible. Mais si c'est pour être rangé dans la catégorie marginal-underground de chez underground, non merci.
Alter, ça veut juste dire autrement, parce que nous allons nous y prendre autrement. Et qui sait, réussir à faire un alter-journal qui pourrait désaltérer l'esprit ?
Actif, ça veut juste dire actif. Comme il y a des activistes du climat, des activistes-Femen, des activistes de tous poils, nous serons des activistes de l'information. En tous sens.
Les humanités sont un journal sans frontières. Cela veut dire que du Cauca colombien à Gaza, de Cennes-Monestiés, village de l’Aude, à Dalandzadgad en Mongolie ; de l’Ouganda (bientôt) à l’Indonésie, etc., aucun territoire ne sera hors de portée. De toute façon, l’humanité formant un tout, personne n’est étranger.
Mais sans frontières, cela veut aussi dire sans les compartiments-rubriques que l’on trouve habituellement. Nos rubriques s’intitulent « Cours des choses », « sur le vif », « butinages », « arpentages », « de visu », « affinités », « cartographies », « ressources », « munitions », etc. C’est dire.
Sans frontières, cela veut dire, enfin, que différents registres d’écriture y co-existeront joyeusement. Nous sommes au 21ème siècle. Y aurait-il, d’un côté, les « médias », forcément nobles, et de l’autre les « réseaux sociaux », forcément suspects ? Il faut en finir avec cette dichotomie. En Colombie, aujourd’hui, les réseaux sociaux informent plus et mieux que les journaux. Pourtant, ça résiste. Ici-même, un média qui se dit à part établit une stricte séparation entre rédaction et blogs. Pour écrire les journalistes sont payés, quand les auteurs de blogs doivent payer (a minima un abonnement au dit média).
Faire co-exister différents registres d’écriture. Ainsi, sur les humanités, la poésie vivante aura nécessairement sa place, et pas en rubrique nécrologique. Mais bien d’autre formes d’écriture, aussi, ainsi un « journal du regard », une « source de sons », etc.
Tout un chacun peut écrire, photographier, filmer, parler, chanter, etc. Avec les humanités, il n’est pas nécessaire d’être journaliste encarté pour faire du journalisme en aparté. Du « journalisme citoyen », alors ? Ne nous gorgeons pas de mots. Du journalisme partagé, si l’on veut.
Le journal des humanités sera comme une auberge espagnole, mais attention, même dans les auberges espagnoles, il faut bien quelqu’un pour préparer les menus. Un menu, pour un journal, ça s’appelle un sommaire. Et le comité de rédactions des humanités sera là pour éditorialiser, c’est-à-dire, mettre en pages, en écran, en relief. Tout ne se vaut pas, il faut trier le bon grain de l’ivraie, créer de la distinction. « Sans distinction, il n’y a pas de démocratie », écrit Jacques Rancière. Sinon, ce n’est pas un journal, mais un café du commerce (qui, par ailleurs, a ses vertus).
Jeunes manifestants à Cali, Colombie, mai 2021.
Vers un un journalisme du 21ème siècle
Nous allons raconter des histoires, en mots, images, sons, pour montrer que le monde est plus beau qu’on ne le dit. Fini de jouer au chat et à la souris. Fini de laisser la narration à la propagande publicitaire du story-telling. Sans doute a-t-on perdu la bataille du langage, pas encore la guerre. Comme l’écrit Camille de Toledo dans un essentiel Manifeste d’art potentiel, « Sommes-nous des entités étroites ou larges ? Quel pouvoir avons-nous de nous élargir ? Quel est ce pouvoir que nous disons potentiel ? Cette potentialité est-elle, déjà, un fait matériel ? Et si l’hypothèse est un acte, qu’en est-il des potentialités que nous sommes ? Il s’agit de rouvrir l’avenir à des potentialités nouvelles, de possibles espérances. »
Raconter des histoires, souvent s’enthousiasmer, et parfois aussi se fâcher quand nécessaire. Les humanités revendiquent de ne pas avoir la langue en poche.
Pour le dire aussi simplement que possible, les humanités ont pour projet d’inventer un nouveau journalisme, le journalisme du 21 siècle. Il est temps, il est grand temps, nous avons déjà 21 années de retard sur le millénaire. Bon, d’accord, il a fallu prendre le temps de grandir.
Inventer le journalisme du 21ème siècle, n’est-ce pas là un peu ambitieux ? Si, et alors ? Comme le disait le regretté Pierre Dac, « c'était un ancien basset qui, à force de travail, d'énergie, d'ambition, de volonté, de sens civique, avait réussi à devenir un Saint-Bernard fort correct. »
Mais aurons-nous les moyens de cette ambition ? En d’autres termes, c’est quoi, le fameux « modèle économique » ? Ce qu’on va faire n’a pas de prix. Le journal en ligne des humanités sera entièrement gratuit, de fond en comble. Il n’y aucune raison digne de ce nom pour qu’un SDF à Aubusson, qu’un.e jeune étudiant.e désargenté.e à Madagascar ou au Burkina Faso, ne puissent avoir le droit de s’informer en humanités. Mais on l’oublie, trop souvent, ce qui est gratuit a parfois beaucoup de valeur. Et les personnes qui vont écrire, photographier, filmer, etc., pour les humanités devront être rémunérées, à leur juste valeur. Et on veut aussi pouvoir investir dans des vrais reportages, avec le temps nécessaire pour.
Chacun.e sera libre de pouvoir s’abonner aux humanités, à hauteur, raisonnable, de 5 € par mois. Ni plus, ni moins. Avec quelques menues faveurs en contrepartie : le droit de publier de commentaires, des invitations à des spectacles, expositions, etc.
Notre modèle économique, c’est vous.
Ensemble, on va plus loin.
Jean-Marc Adolphe,
21 mai 2021
Légende illustration de couverture : Cheon gang ji gok, caractères mobiles en bronze (1447).
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