Edmond Jabès. Photo David Mohor
Trente-quatre ans, jour pour jour, après sa disparition, a-t-on encore besoin de la poésie d'Edmond Jabès ? Du Livre des questions (1963) au Livre de l'hospitalité, paru à titre posthume en 1991, l’œuvre de Jabès, travaillée par le sens de l'altérité et de l'hospitalité, demeure extraordinairement ouverte et vient nous rappeler en « espérance entêtée », que « dans chaque pupille, il y a le rêve d’une première aurore ». Au générique de l'hommage qui lui est ici rendu : Didier Cahen et Jean-Michel Maulpoix, René Char et Bernard Noël, François Bon et Michelle Porte, Michel Bouquet et Roger Blin. Et aussi, exhumé de l'archive, un entretien avec Edmond Jabès réalisé en 1989, autour de la seule adaptation théâtrale de son Livre des questions.
« Ma langue maternelle est une langue étrangère.
Grâce à elle, je suis de plain-pied avec mon étrangeté. »
Edmond Jabès, Le Livre du dialogue (1984)
Certes, « Il n’y aura jamais assez d’heures / pour venir à bout / de la mémoire ». Certes, « On ne comptera jamais les pas de l’absence » (Récit, Fata Morgana, 1981). Mais quand même. Le présent du présent serait-il à ce point encombré de stimuli addictifs, plus ou moins sciemment destinés à « occuper le temps de cerveau disponible » (1), que des pans entiers d’une mémoire sensible en viennent à être ensevelis, jetés dans d’obscures oubliettes ?
Au trente-quatrième anniversaire de sa mort (le 2 janvier 1991 à Paris), qu’il soit permis d’inviter ici à relire Edmond Jabès, poète majeur de la seconde moitié du vingtième siècle. Né en 1912 au Caire dans une famille Juive francophone, il fut contraint à 45 ans de quitter l’Égypte de Nasser, qui scella l’alliance entre d’anciens nazis réfugiés au Caire et les Frères Musulmans. « Des règlements humiliants furent proclamés interdisant aux Juifs certaines professions, la fréquentation des lieux publics, des clubs et des cinémas. Il n’était plus possible de rester. En quelque mois une communauté vieille de 3.000 ans disparaissait », écrit ainsi Véronique Chemla (ICI) : « De 1948 à 1957, environ 60.000 Juifs sur 75.000 à 80.000 quittèrent l’Égypte. » (2).
Edmond Jabès fut l’un d’eux : « J’ai quitté une terre qui n’était pas la mienne, pour une autre qui, non plus, ne l’est pas. Je me suis réfugié dans un vocable d’encre, ayant le livre pour espace » (Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format,1989). « De ce départ forcé », écrit Didier Cahen, « est née une œuvre poétique sereine et tourmentée, inquiète et forte de cette inquiétude même. Jabès reviendra plus d’une fois sur le rapport étroit entre son destin d’exilé et la « révélation » d’un judaïsme qu’il soupçonnait à peine. Mêlant une réflexion sur l’écriture et sur la création à une méditation sur l’avenir de l’homme, l’œuvre d’Edmond Jabès épouse sa vérité nomade. » (3)
Edmond Jabès, autoportrait en pied (manuscrit du Livre du Dialogue, Fonds Jabès, BnF)
Chanson de l’étranger
Je suis à la recherche
d’un homme que je ne connais pas,
qui jamais ne fut tant moi-même
que depuis que je le cherche.
A-t-il mes yeux, mes mains
et toutes ces pensées pareilles
aux épaves de ce temps ?
Saison des mille naufrages,
la mer cesse d’être la mer
devenue l’eau glacée des tombes.
Mais, plus loin, qui sait plus loin ?
Une fillette chante à reculons
et règne la nuit sur les arbres,
bergère au milieu des moutons.
Arrachez la soif au grain de sel
qu’aucune boisson ne désaltère.
Avec les pierres, un monde se ronge
d’être, comme moi, de nulle part.
in Je bâtis ma demeure (1943-1957),
repris dans Le Seuil Le Sable, poésies complètes (1943-1988), Poésie/Gallimard, 1990
L’exil a fait de lui un poète de la non-appartenance, de l’errance et du vide, dont les seuls lieux véritables sont le livre, le désert et une Égypte perdue, devenue mythique. Son parcours actualise une sortie d’Égypte, une traversée du désert, autant de références bibliques, qu’il reprend à son compte...
L’expérience du désert a été, pour moi, dominante. Entre ciel et sable, entre le Tout et le Rien,
la question est brûlante. Elle brûle et ne se consume pas. Elle brûle pour elle-même, dans le
vide. L’expérience du désert, c’est aussi l’écoute, l’extrême écoute (…)
J’ai, comme le nomade son désert, essayé de circonscrire le territoire de blancheur de la page ;
d’en faire mon véritable lieu ; comme, de son côté, le Juif qui, depuis des millénaires, du désert de son livre, a fait le sien ; un désert où la parole, profane ou sacrée, humaine ou divine a rencontré le silence pour se faire vocable ; c’est-à-dire parole silencieuse de Dieu et ultime parole de l’homme.
Le désert est bien plus qu’une pratique du silence et de l’écoute. Il est une ouverture éternelle. L’ouverture de toute écriture, celle que l’écrivain a, pour fonction, de préserver.
Ouverture de toute ouverture.
in Le Soupçon le Désert (1978)
Ou encore :
Aucune clôture n’a de sens dans le désert, dans le vide aucune pensée, aucun livre qui est clôture de toute pensée.
Parler du livre du désert est aussi ridicule que de parler du livre du rien. Et pourtant, c’est sur ce rien que j’ai édifié mes livres.
Du sable, du sable, du sable à l’infini.
S’il y a un livre de la mort, il ne peut s’agir que de la mort mise en mots - comme on met à sac, ô deux fois sacrifiée du livre.
C’est à ces limites infixées de l’esprit, à cette frontière dévastée, mais infranchissable, que la ressemblance voit sa puissance dénoncée.
Ici, s’éteint le langage.
in Le livre des Ressemblances, II
"Le trait est désir exaucé d'un point pour un autre point. Le plus court chemin. Le premier souffle vient du plus lointain passé ; le dernier souffle lui doit encore sa tiédeur. Ce qui ne se laisse pas saisir est éternel" (Edmond Jabés). Eduardo Chillida, "Placard Jabès", sérigraphie, galerie Maeght éditeur, 1975.
« J’ai d’abord cru que j’étais écrivain, puis je me suis rendu compte que j’étais juif, puis je n’ai plus distingué en moi l’écrivain du juif, car l’un et l’autre ne sont que le tourment d’une antique parole », écrit Edmond Jabès (Cahier de Yukel). Dans chacun des trois monothéismes / "religions du Livre", certains intégristes / fanatiques veulent considérer les "écritures saintes" comme l’absolue Vérité qu’il conviendrait d’appliquer à la lettre, au gré d’interprétations tendancieuses et dogmatiques. Mais pour Edmond Jabès, juif non croyant et non pratiquant, les mots du Livre doivent être ouverture plutôt que fermeture. Évoquant « cette vérité que le juif croyant essaie de trouver dans son Livre, eh bien cette vérité cachée, c’est un peu le mot qui est caché sous le mot. Lorsqu’on dit au juif qui apprend la Torah que ce qui est écrit n’est pas exactement ce que tu dois dire, ce que tu dois lire est derrière ce qui est écrit, c’est ta vérité, c’est à toi à la trouver. C’est ce que j’ai essayé de faire, en cherchant sous le mot les autres mots. » On peut entendre ces mots de la voix-même d’Edmond Jabès, dans un extraordinaire entretien avec Bernard Noël pour l’émission Poésie ininterrompue, de Claude Royer-Journoud, sur France Culture, le 14 décembre 1975 (à écouter ICI).
« Lorsque les hommes seront d’accord sur le sens de chaque mot, la poésie n’aura plus sa raison d’être. » (Edmond Jabès)
Poésie "ininterrompue" ? Eh bien si, interrompue. Même à France Culture, depuis la liquidation sans état d’âme de l’émission de Manou Farine (la dernière émission de poésie présente sur le service public) il ne reste plus à la poésie qu’un strapontin-instant poésie de quelques minutes chaque jour, d’où toute poésie contemporaine semble exclue. Pas étonnant, dans ces conditions, que la voix d’Edmond Jabès soit étouffée, effacée des radars. Ami de Max Jacob, Andrée Chédid, Michel Leiris, Jacques Derrida, Maurice Blanchot, Paul Celan ou Emmanuel Levinas, et parmi les peintres, d’Antoni Tàpies, Olivier Debré, Eduardo Chillida, Jean Degottex ; ainsi tombe dans l’oubli celui que René Char qualifiait, en 1972, d’auteur d’« une grande œuvre, dont je ne vois pas d’égal en notre temps ». Depuis une exposition en mai-juin 2012 à la BnF pour le centenaire de sa naissance (Edmond Jabès – L’exil en partage), rien, ou si peu. Tout juste peut-on signaler la parution, en octobre 2023, d’un opus édité par la Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne (ICI) avec des textes de Jean Lancri, Gaëlle Obiégly, Sylvie Germain, Michel Simonot et Michelle Porte, qui mettent en perspective une question centrale dans l’œuvre d’Edmond Jabès, celle de l’altérité.
« À l’étranger, ne demande point son lieu de naissance, mais son lieu d’avenir. » (Edmond Jabès)
Pour Didier Cahen, encore, « du Livre des questions (1963) au Livre de l’hospitalité (1991), les livres d’Edmond Jabès composent une œuvre ouverte qui associe poésie et récit, contes et dialogues, pensées et aphorismes. Loin, cependant, de se perdre dans la multiplicité des approches et des genres, elle y puise une unité nouvelle qui transcende les uniformités. La question juive qui semble, parfois, l’emporter sur le reste, ne doit, en fait, se lire et se retenir qu’au cœur d’une interrogation qui porte d’abord sur l’homme et indissociablement sur l’étranger que nous sommes au fond de nous-mêmes. »
A sa mort, Edmond Jabès a laissé un ouvrage inachevé, publié à titre posthume, le Livre de l’hospitalité. « Posthume, Le Livre de l'Hospitalité l'est absolument », écrit Jean-Michel Maulpoix (4): « il paraît après la mort du poète et il fait retentir son message d'espérance et de fraternité depuis des tombes ouvertes et profanées. (…) Jabès a pour une large part composé Le Livre de l'Hospitalité en réponse à ce que l'euphémisme politico-médiatique avait nommé pudiquement "les événements de Carpentras" . Contre l'ignominie de l"hymne au crime", le poète développe un éloge de l'hospitalité, un message de fraternité et de réconfort. L'hospitalité, en effet, se donne d'abord à lire "comme une bonne nouvelle" : un arc-en-ciel, la possibilité maintenue d'une nouvelle alliance. Car elle est reconnaissance de l'autre et de sa différence, bonheur même de recevoir et de protéger sa précarité menacée. Elle ne se laisse guère définir, car elle "ne souffre aucune limitation". Elle ne pèse pas sur autrui, elle lui souhaite seulement la bienvenue et elle aménage pour lui sa demeure.
(…) L'écrivain est l'hôte d'une parole, d'un souffle, d'une existence commune et singulière à la fois. Tout son travail consiste précisément en cela : accueillir et interroger. Le poète sait par son travail ce que le juif vérifie douloureusement dans son destin : "Venir au monde en poète, c'est être dans le monde autrement qu'en y résidant". C'est se tenir sur le seuil, le regard tourné vers l'ailleurs. C'est habiter l'appel, faire résonner une sorte de prière sans croyance. Et c'est ainsi lire et relire le monde depuis quelque non-lieu. Pour Edmond Jabès, chaque nouveau livre lie et relit le monde, il s'ouvre à une altérité nouvelle et la célèbre. »
« Les mots sont des fenêtres, des portes entrouvertes dans l’espace ; je les devine à la pression de nos paumes sur elles, aux empreintes qu’elles y ont laissées ». (Edmond Jabès, Le Livre des questions)
« A une question, il ne peut être répondu que par une autre question », disait Jabès. Le lire ou le relire aujourd’hui, c’est se donner un peu d’air dans l’asphyxie des certitudes-oukases, c’est ouvrir des fenêtres sur d’autres horizons que ceux que nous "promettent" aujourd’hui les guerres fratricides qui font le lit de futures hostilités, c’est réveiller d’autres mots que ceux sous lesquels les racismes identitaires voudraient nous enfermer. « Ne demande pas ton chemin à qui le connaît, mais à celui qui, comme toi, le cherche. Que signifie être chez soi, sinon peindre aux couleurs de nos fausses richesses les murs plâtrés de nos clôtures. »
J-M. A
NOTES
(1) - “Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible” (Patrick Le Lay, PDG de TF1, en 2004.
(2) - Voir notamment Nathan Weinstock, Une si longue présence, Comment le monde arabe a perdu ses Juifs, 1947-1967, Plon, 2008.
(3) - Didier Cahen a publié plusieurs livres sur Edmond Jabès dont Edmond Jabès (éd. Belfond, 1991), et Edmond Jabès « Poètes d’aujourd’hui », Seghers, 2007.
(4) - Jean-Michel Maulpoix, extrait de La poésie malgré tout, Mercure de France,1996.
Bibliographie sélective
Je bâtis ma demeure, poèmes 1943-1957, préface de Gabriel Bounoure, Gallimard, 1959. Nouvelle édition avec textes inédits, Poésies complètes, préface de Gabriel Bounoure, postface de Joseph Guglielmi, Gallimard,1975.
Le Livre des questions, en 7 volumes, Gallimard,1963 à 1973.
Le Livre des ressemblances, en 3 volumes, Gallimard, 1976 à 1980.
Le Livre des limites, en 4 volumes, Gallimard,1982 à 1987.
Un Étranger avec, sous le bras, un livre de petit format, Gallimard,1989.
Le Livre de l’hospitalité, Gallimard, 1991.
Sur Edmond Jabès
Edmond Jabès aujourd’hui, par Emmanuel Levinas, Fata Morgana,1976.
Edmond Jabès, La demeure et le livre, par Gabriel Bounoure, Fata Morgana,1985.
Edmond Jabès, par Didier Cahen, Belfond,1991.
Dans l'archive, quelques pépites
Sur le pétale de la parole,
entretien avec Edmond Jabès, paru dans L'Humanité le 8 novembre 1989
Contexte. Cet entretien a été réalisé alors que Pierre-Antoine Villemaine présentait, au Théâtre du Rond-Point, à Paris, une adaptation théâtrale du Livre des questions.
Composé à partir de son exil d’Égypte, Le Livre des questions constitue, comme Jabès le décrit lui-même, le roman de Sarah et Yukel, deux amants juifs séparés par Auschwitz, « à travers divers dialogues et méditations attribués à des rabbins imaginaires (...) ; le récit d'un amour détruit par les hommes et par les mots. Il a la dimension du livre et l'amère obstination d'une question errante ». Jabès, pour qui écrire est le contraire d'imaginer, tente de retrouver au creux d'une « parole préservée dans les plis de la parole » une mémoire ancestrale, ineffaçable. « L'âme a, pour pétale, une parole », ajoute-t-il. Et c'est en effeuillant à l'infini la "question" juive que l'écrivain Jabès « bâtit sa demeure » : un livre. « Je suis allé à la parole pour qu'elle soit mon geste », dit-il.
Pierre-Antoine Villemaine a su restituer dans une mise en scène sobre et subtile la « voie créatrice » qui fonde la parole de l'écrivain et qui interroge aussi, par ricochet, la nature même de l'acte théâtral. Autour de Sarah (Gisèle Renard, présence diaphane) et de Yukel (Bernard Brieux, ombre tourmentée), deux personnages épatants (Philippe Faure et Yves-Robert Viala) répercutent les voix imaginaires de rabbins qui parsèment l'œuvre de Jabès dans des sortes de joutes oratoires tour à tour réfléchies ou joviales. Villemaine a trouvé le rythme juste, alternant voix et silences, légers ou poignants, pour que jamais le texte (qui réclame une certaine écoute) ne s'enlise.
Entretien. Imaginiez -vous que votre œuvre puisse un jour être portée au théâtre ?
Edmond Jabès - Il y a déjà eu quelques tentatives de mettre en scène le Livre des questions ». Henri Ronse en avait eu le projet, mais cela n'a pas abouti pour des raisons que j'ignore. Ensuite, Jean-Pierre Faye, sollicité par Lucien Attoun, avait réalisé un remarquable montage de textes qui étaient dits par Catherine Sellers et Roger Blin.
Comment réagissez-vous au spectacle de Pierre-Antoine Villemaine ?
C'est pour moi une nouvelle lecture, qui me donne à voir ce que j'ai écrit. C'est un prolongement, un autre regard... Moi-même, je me livre à de nouvelles lectures de mes textes. Finalement, je ne sais pas ce que sont ces livres qui se sont faits et défaits au fur et à mesure avec moi. Si j'avais été conscient de ce que j'écrivais, je crois que je serais devenu fou ; car enfin, œ n'était pas possible d'imaginer tout ce monde en mouvement, ces personnages, ces voix qui se contredisent... Mais le cheminement d'un livre est imprévisible ! Et je ne suis pas arrivé au bout de la lecture de mes propres textes. C'est peut-être précisément pourquoi j'ai continué à écrire,
Je suis venu voir le spectacle de Pierre-Antoine Villemaine dans la plus grande innocence. Et j'ai été profondément ému et bouleversé. La difficulté était de mettre en scène quelque chose qui se passe à la fois dans le temps et hors du temps. L'absence de lieu est le lieu où cela se passe. En fait,il y a dans ce spectacle une justesse d'approche qui est extrêmement rare ; le dire de l'écrivain a été perçu. J'ai dû faire abstraction du livre pour entrer dans le spectacle mais, en même temps, je n'ai aucun moment quitté le livre ; un livre qui n'était pas tout à fait le mien parte que certaines pages étaient privilégiées par rapport à d'autres, mais qui me faisait tout de même entrer au cour de I’œuvre.
Vous dites dans Le Livre des questions que les personnages de Sarah et de Yukel « n’ont pas de visage », qu’ils appartiennent à « une génération sans visage » Cela ne vous a-t-il pas troublé des les "voir" sur scène ?
- Il faut bien que le corps soit représenté. Sarah et Yukel sont pour moi bien réels. C'est très intéressant de faire apparaître les personnages dans leur réalité, confrontés à toutes ces voix de rabbins qui viennent de partout et de nulle part. J'ai éprouvé une très grande émotion à les voir en chair et en os. Il fallait que l'on voie ces personnages qui n'ont presque plus de biographie parce qu'ils portent tout le poids de l'Histoire, le poids de leur propre drame. Il fallait que l'on essaie de voir sur leurs visages toutes nos rides.
Les personnages de Sarah et de Yukel sont amenés par l'écrit. Mais dans mes livres, on ne sait jamais si on est au passé ou dans le futur. Le présent est le temps de l'écrit, et c'est aussi le temps de la parole prononcée. Les personnages marquent le temps. Sur scène, on ne voit pas seulement des visages, mais des êtres vivants. Il faut que ces êtres humains aient un visage pour assumer la parole.
Dans votre texte, vous ne décrivez pas Sarah et Yukel.
- Non, pour une raison très simple. Je crois que plus on décrit, plus on perd le personnage.
Passe-t-on aisément de la lecture à l’écoute de ses propres textes ?
- Ces textes peuvent être entendus. Moi-même, je les écoute : avant de donner un manuscrit à l'éditeur, j'ai besoin que ma femme me lise tout le texte, et je l'écoute les yeux fermes. L'écoute est pour moi quelque chose de très profond.
"Vous n'allez pas dans le désert pour vous chercher, mais pour vous défaire de vous-même, pour n'être plus rien"
Vous disiez que Le livre des questions venait d’une expérience du désert, lorsque vous étiez en Égypte...
- Ce n'est qu'après ma coupure avec l’Égypte, en 1951, que j'ai pu commencer à parler vraiment du désert, (Cela montre que nous ne pouvons pas parler de ce que nous vivons immédiatement ; il faut un temps à l'écriture pour qu'elle noua le restitue.) Le désert égyptien a été pour moi l'expérience de la dépersonnalisation. Vous n'allez pas dans le désert pour vous chercher, mais pour vous défaire de vous-même, pour n'être plus rien. Le désert est le lieu le plus propice pour cela, car on n'y est plus qu'écoute. On devient plus silencieux que le silence même. Alors, on rend le silence parlant, et c'est cela même, l'écoute du livre. C'est ce que j'appelle « le vocable » la parole du livre.
Mais Le livre des questions n'est pas seulement cette écoute; il y a mille autres choses, mille interrogations. Ce livre, c'est d'abord la rupture brutale d'avec un pays. Du jour au lendemain, je n'étais plus "Edmond Jabès, écrivain de langue française ; j'étais "Edmond Jabès, juif". A l'échelle humaine, individuelle, même si cela a bouleversé ma vie à quarante-quatre ans, c'est un petit drame. Mais cela a réveillé quelque chose de beaucoup plus grave qui est, disons, Auschwitz. Que l'on soit juif ou chrétien, que l'on ait vécu cette expérience ou non, il y a eu "ça". Et à partir de là, notre écriture a changé.
Vous écrivez que vous voulez vous « limiter à conter leur tragique histoire » (de Sarah et Yukel) « Mais autour d’eux, ajoutez-vous, il y a les signes de leur origine qui grouillent. » Vouloir raconter l’histoire de Sarah et de Yukel est vraiment ce qui a motivé, au début, Le Livre des questions ?
-- Oui. Ce qui a tout déclenché, c'est de devoir quitter l’Égypte à cause de ma condition juive. Si l'histoire de Sarah et de Yukel n'est jamais vraiment racontée, c'est parce que l'on ne raconte pas des choses que tout le monde sait d'avance. Les juifs n'ont pas besoin de raconter leur histoire, il leur suffit de se regarder. Tout cela a guidé mon écriture : moins on raconte, plus on dit...
Pour vous, non seulement la mémoire juive est meurtrie, mais la parole elle-même est blessée. Comment ressentez-vous, dans votre travail d’écrivain, cette blessure ?
- Vous connaissez la phrase d'Adomo : « On ne peut pas écrire de poème après Auschwitz ». Cela veut dire que l'on ne peut plus vibrer d'une manière lyrique... Notre culture, devant un événement comme celui-la, a fait faillite. Nous sommes face à une parole qui a menti. Mais il faut quand même essayer de vivre avec cette parole, qui est le seul bien de l'écrivain; même si nous savons que cette parole est blessée.
Quand je lis des textes, les miens ou d'autres, je vois la blessure comme si c'était une image. Je vois comme une fente. Souvent, lorsque j'écris une lettre, je sens que je blesse; je sens que je mets ma plume dans la blessure. C'est extraordinaire, et c'est vraiment un rapport très physique à l'écriture.
Propos recueillis par Jean-Marc Adolphe
Au seuil du livre, d'Edmond Jabès, dit par Michel Bouquet et Roger Blin
François Bon lit des pages de plusieurs ouvrages d'Edmond Jabès
Documentaire de Michelle Porte (1989, 56')
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