Torii Kiyonaga (1752-1815), "L'amour avec une geisha", in Théo Lesoualc'h, Érotique du Japon, Henri Veyrier éditeur, 1987.
La veuve de Tatsumi Hijikata l'appelait "Théo san". Son nom, breton, était Lésoualc'h : la cour du merle. Il était à la fois mime, écrivain-poète, photographe... Fin connaisseur du Japon, où il a vécu et séjourné à plusieurs reprises, il y a filmé en 1975 une cérémonie de femmes chamanes qui communiquent directement avec les dieux ; cette même année il a fait à Tokyo une performance avec Yoko Ono avant qu'elle ne se marie avec John Lennon, s'est enfoncé dans des villages japonais sur la trace de cultes phalliques et a publié en 1968 un magistral Érotique du Japon aux éditions Pauvert. Il a été en outre un poète proche de Jack Kerouac, d'une rare incandescence. Les humanités offrent aujourd'hui la première partie d'un voyage en intensités avec Théo Lésoualc'h, avec inédits et pépites.
Pour grandir, ou simplement continuer, les humanités, journal-lucioles, ont besoin de vous.
PRÉAMBULE. L'histoire d'une histoire
- "Au fait, Jean-Marc san, avez-vous des nouvelles de Théo san ?"
C’était quelque part dans une nuit de janvier 1988, à Tokyo. La veille, Akiko Motofuji (veuve de Tatsumi Hijikata) m’avait invité à venir dans le studio de feu Tatsumi Hijikata. pour voir des films. J’y étais allé avec un traducteur, et quel traducteur : Kuniichi Uno, traducteur en japonais de Gilles Deleuze (entre autres).
Les films ont défilé. À minuit et quelques poussières, je me suis mis à pleurer. Nous étions en train de regarder Hodsotan, captation du dernier spectacle dans lequel Hijikata avait dansé, des images que je n’avais jamais vues, notamment un solo, le corps enveloppé de cocons de vers à soie. C’était comme une peinture de la Renaissance.
D’habitude, au Japon, on retient ses larmes. Akiko Motofuji a arrêté le projecteur, elle est allée chercher saké et en-cas. J’étais intimidé, j’étais en mission pour le festival Danse à Aix, avec le projet de pouvoir y projeter en juillet de cette même année 1988 des films sur Hijikata. Mais au Japon, tout le monde m’avait dit "n’y pense même pas, Motofuji est une dragonne, elle a déjà eu une proposition de la Brooklyn Academy of Music à New York (et je ne sais plus qui d’autre). Elle demande des sommes tellement faramineuses qu’elle rend les choses impossibles".
Et puis, Akiko Motouji m’a dit : "Jean-Marc san, vous pouvez présenter tous les films que vous voulez dans votre festival ». Je lui ai répondu "Arigatô gozaimasu (merci beaucoup), mais ce n’est pas possible ". "Pourquoi ?", a-t-elle demandé, et je lui ai dit "c’est un petit festival avec un petit budget, et là les films que l’on vient de voir sont des trésors" (en plus c’était vrai, à l’époque, ces films étaient souvent des copies uniques, fragiles). Et Akiko Motofuji m’a dit "pour vous, Jean-Marc san, l’argent ne sera pas un problème". C’est comme cela qu’à Aix-en-Provence en juillet 1988, j’ai pu présenter une dizaine d’heures de films sur Hijikata qui, jusqu’alors, n’étaient jamais sortis du Japon.
Mais, "Jean-Marc san, avez-vous des nouvelles de Théo san ?". Je ne voyais pas du tout, mais alors pas du tout, de qui elle voulait parler. J’ai triché, j’ai fait semblant. J’ai dit : "Théo ? Oh là, cela fait très longtemps que je n’ai pas eu de ses nouvelles mais de retour en France, je vais me renseigner". En général, ce que je dis, je le fais.
Alors, de retour en France, je me suis renseigné : "la veuve d’Hijikata m’a parlé d’un certain Théo. Qui est-ce ?" Personne n’en savait rien, jusqu’à ce qu’un ami (Jean Viala, co-auteur de Butoh. Shades of darkness) se souvienne : "il s’agit certainement de Théo Lésoualc’h". J’avais désormais un nom, rien de plus à l’époque. Je rappelle qu’Internet n’existait pas encore. En bibliothèque, j’ai trouvé quelques ouvrages de Théo Lésoualc’h. J’ai alors appelé quelques-uns de ses éditeurs, tout le monde me répondait "Théo ? Non, cela fait un moment qu’on n’a plus de nouvelles". Un éditeur m’a même dit "si vous arrivez à le trouver, dites-lui que l’on a un petit reliquat de droits d’auteur qui l’attend". Et puis un autre éditeur m’a dit : "ah non, Théo Lésoualc’h est mort". Quand ça, où ça ?, il ne savait pas, mais donc, Théo Lésoualc’h était mort.
Et puis, je jure que c’est vrai, une quinzaine de jours avant de rejoindre Aix-en-Provence pour le festival, dans la nuit, un rêve m’a brusquement réveillé. Dans ce rêve, une voix me disait : Théo n’est pas mort. Je me suis levé, j’ai pris un café. A l’époque, nous n’avions pas encore Internet, mais nous avions le minitel. J’ai alors commencé à chercher, à 3h du matin, si je trouvais un certain Théo Lésoualc’h. Il fallait chercher département par département. Et enfin, au numéro 30, département du Gard, je trouve Théo Lésoualc’h. Je n’avais pas envie d’attendre. J’ai appelé sur le champ, il devait être 3h30, quelque chose comme ça. Théo m’a répondu, il ne dormait pas. Alors je lui ai parlé de Hijikata, des films qui allais être présentés à Aix-en-Provence, et que je voulais l’inviter. "Ce n’est pas possible", m’a dit Théo, "cela fait au moins dix ans que je n’ai pas mis les pieds dans une ville, je vis à l’écart de tout, je n’ai plus de voiture, et de toute façon s’il pleut c’est inondé tout autour du Mas et il est impossible de venir jusqu’à moi". J’ai insisté, je lui ai dit que je donnerais des ordres à la météo pour qu’il ne pleuve pas, que je lui trouverais une maison où il puisse rester à l’écart d’Aix-en-Provence, et il a dit "bon, d’accord j’ai envie de voir les films, mais je ne dirai rien".
La veille de l’une de ces projections, je suis allé le chercher avec une amie japonaise, Yoshiko, qui dansait alors dans la compagnie de Saburo Teshigawara. Quand nous sommes arrivés, il faisait déjà nuit, des chauves-souris volaient dans la maison de Théo. Le lendemain, Théo a assisté à la projection de Hosotan, en présence de son réalisateur, Keiya Ouchida, venu tout exprès de Tokyo. À la fin de la projection, j’ai remercié Keiya Ouchida, et puis j’ai ajouté "je voudrais aussi remercier quelqu’un qui est dans la salle et qui a connu Tatsumi Hijikata, mais qui ne souhaite pas parler". Théo s’est levé, il est venu en bas de l’écran et il a parlé pendant une bonne quarantaine de minutes. C’était incroyable, il a notamment raconté comment il était allé chercher chez lui Tatsuhiko Shibusawa, le grand poète qui a introduit le surréalisme au Japon, qui était déjà vieux, qui ne pouvait pratiquement plus marcher, qu’il a porté sur son dos jusqu’au studio de Hijikata, pour qu’il puisse voir un de ses premiers spectacles. Sur moi, je n’avais rien pour enregistrer. Cette mémoire-là est donc perdue, sauf dans ma mémoire.
Ensuite, quand j’ai raccompagné Théo chez lui, au Mas brûlé, où il n'avait ni eau ni électricité, on a pris le temps de parler, il m’a raconté sa vie, enfin pas tout, mais beaucoup, par exemple qu'il avait donné des cours de mime à Hijikata, et aussi qu'il avait fait une performance à Tokyo avec Yoko Ono, qui n'était pas encore mariée à John Lennon. C'est vrai, j'ai vérifié. Si Yoko Ono s'est exilée avec sa famille à la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle est retournée au Japon de 1962 à 1964. Et elle s'est notamment produite au Sõgetsu Art Center de Tokyo avec la pièce Painting To Be Constructed in Your Head (tableau à construire dans votre tête) dont les instructions étaient : « dans votre tête, transformez un tableau carré jusqu'à ce qu'il devienne rond... ».
Théo racontait tout ça sans forfanterie, il se marrait des cours qu'il avait pris en Suède avec Marcel Marceau, puis à Paris avec Etienne Decroux : "trop scolaire" pour lui. Et puis au milieu de la pièce il y avait une grande malle qui m'intriguait. Je lui ai demandé : "Théo qu’est-ce qu’il y a dans cette malle ?" Il m’a répondu : "Je ne me souviens plus très bien. Ce sont des films que j’ai faits au Japon". Dans Érotique du Japon, il parle d’une cérémonie chamanique avec des femmes aveugles, miko mai, qui sont censés communiquer directement avec les dieux. Je lui ai demandé s’il avait filmé cette cérémonie il m’a dit "oui", en montrant la malle, "ça doit être là-dedans". En partant, je lui ai promis de revenir, et je ne suis pas revenu, enfin pas tout de suite.
Un jour, peut-être une dizaine d’années plus tard, je prenais un café avec Bernard Rémy, qui travaillait alors à la Cinémathèque de la Danse. Je ne sais pas pourquoi je lui ai raconté cette histoire, et je me suis dit : à l’époque, Théo était déjà âgé, peut-être que là maintenant, il est mort, pour de vrai. J’ai regardé sur mon téléphone portable, et à la même adresse, dans le Gard, j’ai retrouvé Théo Lésoualc’h. Je l’ai aussitôt appelé. Je lui ai dit : "Théo, tu te rappelles, c’est Jean-Marc, de Danse à Aix". Il s’était passé une bonne dizaine d’années, et Théo me répond avec un calme incroyable : "Oui bien sûr, j’attendais ton appel". Sans plus attendre, la semaine suivante, avec Bernard Rémy et une amie, Caroline Breton, on est allés à la rencontre de Théo Lésoualc’h au Mas brûlé, près d'Alès, en Cévennes. On avait amené des pizzas. On a passé une bonne partie de l’après-midi ensemble. Théo a ouvert la malle, elle n’avait pas bougé d’endroit, et il nous a remis les bobines de films qu’elle contenait. Il y a notamment ces images de femmes chamanes ; j’ai demandé à des amis japonais. J’ai cherché sur Internet ; à ma connaissance, Théo Lésoualc’h est le seul à avoir filmé cette étrange cérémonie. En 1975. À l’époque, il était retourné au Japon à la demande de la télévision japonaise, la NHK. Les bobines portent encore l'estampille de la NHK. Pour cette cérémonie, il y a en fait deux bobines, une bobine image et une bobine son. La Cinémathèque de la Danse n’avait pas l’équipement adéquat pour pouvoir synchroniser et réunir les deux. Le film qui subsiste, totalement inédit (aujourd’hui conservé au Centre national de la danse), est donc muet.
Femmes chamanes, film inédit de Théo Lésoualc'h (1975).
Et puis, avec Théo, nous avons aussi parlé de son livre Érotique du Japon, illustré par des estampes dont certaines datent du XVIIe siècle. Une fois édité en France, en 1968, chez Jean-Jacques Pauvert, lorsqu’il a envoyé quelques exemplaires à des amis japonais, la censure japonaise a préalablement charcuté les pages pour ôter ce qui était trop explicitement sexuel. On a beaucoup ri.
Théo Lésoualc’h était un sauvage. Un sauvage d’une folle élégance. Il est mort le 28 novembre 2008, à 78 ans. J’ignore ce qu’est devenue son archive : ses manuscrits, mais aussi les milliers de négatifs des photos qu’il avait prises au Japon au début des années 1960, dont seule une infime partie a été publiée dans des livres devenus introuvables. Jean-Marc Adolphe
Bibliographie de Théo Lésoualc'h
Essais : La Peinture japonaise, Rencontre, 1967 ; Érotique du Japon, Henri Veyrier, 1968 ; Jean-Jacques Pauvert, collection « Bibliothèque Internationale d'érotologie », 1968, réédition 1987, éd. Henri Veyrier ; Les Rizières du théâtre japonais, Denoël, 1978.
Romans et poèmes : La Vie vite, Denoël, 1971; Phosphènes, Denoël, 1972 ; Marayat, Denoël, 1973 ; réédition 2014, éd. Maurice Nadeau ; Oui Poisson-Lune, Bourgois, 1976 ; Anata daré ? Retour au Japon dix ans après, Papyrus/Maurice Nadeau, 1982 ; Premier geste avant l'aube, Mai hors saison, 1982 ; L'Homme clandestin, L'Instant, 1988 ; La Porte de papier, Samuel Tastet, 1988 ; L'Écriture-Véronique, Mai hors saison, 1989 ; Visage dévisage, éd. Nitabah, 2001 ; Lésoualc’h, clandestin de nulle part et simultanément, Mai hors Saison, 2010.
Théo Lésoualc'h chez lui, au Mas brûlé, dans les Cévennes, au début des années 1980. Photo DR
Mais qui était donc Théo Lesoualc'h ? Le mieux est de le laisser se raconter...
"je prends le départ. je ne sais pas encore vraiment dans quelle direction"
Le 11 mai 1930 à une heure du matin, j’émerge hôpital de la Pitié dans le 13ème arrondissement à Paris. sous le signe du taureau.
sang celte. en breton, lésoualc'h veut dire la cour du merle. l’oiseau noir vieux totem qui me poursuit dans mes vols nocturnes. et je garde parmi mes images vécues la précision des odeurs de l’Atlantique. odeur comme une fonction présente. la pierre est granit. algue et sel. je marcherai à l’odeur.
les odeurs marqueront la topographie du voyage. litanie. symphonie et toute la mémoire obscure des images.
vers 1942. j’ai 12 ans. je passe mes nuits de samedi enroulé dans une couverture sous les arbres des forêts de l’Île-de-France ouvrir l’œil nocturne sur les constellations de l’enfance. je rêve voyages. mythe
l’odeur acide de l’encre violette brouille la magie des continents trouble le bestiaire divin de la vieille Égypte
le monde est gravement en train de devenir adulte. cage.
le collège de secondaire m’impose la cravate et en 1946 je deviens apprenti-staffeur. l’odeur du plâtre. je prends des cours de sculpture place des Vosges. odeur d’argile. bustes des empereurs adipeux. acanthes figées. art poésie mots magiques détourné de leur sens. il y a alors Cocteau. Orphée entre dans le voyage. tous les artistes laborieux que je rencontre m’ennuient. j'erre apesant dans Saint-Germain-des-prés. seul. Les caves de jazz messes noires sont le lieu diabolique de la transgression
1950 kaki-léopard algérien. souks. palmiers. oranges. une longue plage de sable blanc. djebbel de sarriette. je sais profondément que je ne reprendrai plus jamais l’horaire répressif de l’adulte responsable soumis. je sais. je sais.
1953. route. yoga. inde. théâtre.
de 1953 à 1955 ce sont deux années de miracles
c’est la rupture définitive. sac à dos Italie Sicile.
une année en Scandinavie. je fais à Stockholm la rencontre de Marceau. Reviens à Paris pour travailler le mime chez Decroux. je pense théâtre danse comme lieu d’une poésie totale
je pense à une danse libre
voyage en Espagne
en 1955 je prends le départ. je ne sais pas encore vraiment dans quelle direction.
tout se fait tout seul. sud. j’écris des pièces sur mon genou.
odeur des olives. odeur des rues secrète de Fès. à Fès je donne des cours de mime. avec les acteurs marocains je monte deux pièces la route continue vers l’est. Grèce-Turquie. odeur de villes. odeur de chèvres. à Ankara avec des turcs je monte deux spectacles
à Istanbul un spectacle de mime
Iran. Inde. j’entre dans le délire de l’Inde. l’Inde. temples et curries et danses. odeurs de rues de fruits inconnus. Ceylan. odeur de cire des temples bouddhiques.
Thaïlande. Angkor. les yeux bridés. Odeurs rouge et or. odeur de jungles.
et puis Hong Kong. le Japon
de 1960 à 1965, je m’installe au Japon. c’est le théâtre Nô.
pour la première fois, j’entends parler de Kérouac de Ginsberg de Gary Snyder. les beatniks…
pendant ces cinq années, je monte cinq spectacles à Tokyo Osaka Kyoto. odeurs des poissons crus. odeur du pays sans odeurs. je circule à travers les villages japonais à la rencontre des restes de cultes animistes de la fécondité
c’est ma descente aux origines du théâtre japonais.
Quand je reviens en France en 1965 après dix ans c’est la musique pop les cheveux longs les gourous l’inde le yoga le végétarisme le plastique et l’ordinateur.
Je publie Histoire de la Peinture japonaise éditions Rencontre
en 1968 Érotique du Japon. Jean-Jacques Pauvert
en 1970 La Vie Vite, récit de voyage. Lettres Nouvelles.
1972. je descends vivre dans le Gard. odeurs de thym de menthe sauvage
Phosphènes, récit. Lettres Nouvelles.
Marayat, récit. Lettres Nouvelles.
spectacle de rue au festival de Gigondas
Oui Poisson-Lune, récit. Christian Bourgois.
1975. voyage de trois mois au Japon pour le compte de la télévision japonaise
1976. Je m’installe dans les ruines du Mas-Brûlé (Gard) que je commence à remettre en état. odeurs des pierres.
réédition de Érotique du Japon. Henri Veyrier.
Les rizières du Théâtre Japonais. Récit. Denoël.
je transporte des cailloux. la maison ne sera jamais finie. la mer est loin. trop loin. vivre en odeurs lointaines. vivre les odeurs présentes.
le Japon est loin. odeur de vieil encens.
1982. Anata Daré. récit. Lettres Nouvelles.
et deux romans, "Le Regard" "Sables" tournent dans les coulisses de l’édition
tout est encore ici dans l’indescriptible labyrinthe
(texte publié dans "Mai hors saison" n° 8, Guy Benoit éditeur, Bagnolet, 1982)
Érotique du Japon, estampes et érudition
Les shunga sont des gravures japonaises érotiques. "Shunga" signifie littéralement "image du printemps", un euphémisme pour faire référence à l'acte sexuel. L'âge d'or des shunga, se situe pendant l'Epoque d'Edo (1600-1868). Aujourd'hui, cela est connu. Mais Théo Lésoualc'h a été l'un des premiers, sinon le premier, à en révéler la richesse et la profusion, dans Érotique du Japon initialement publié en 1968 par Jean-Jacques Pauvert, le premier à avoir publié Sade sous son propre nom d'éditeur, sortant le "divin marquis" de la clandestinité.
Dans Érotique du Japon, il y a quelque 350 illustrations, photos de Théo Lesoualc'h, documents et reproductions d'estampes dont certaines dates du 17e siècle, voire avant. On aurait tort, cependant, de ne considérer Érotique du Japon que comme un livre d'images "croustillantes". Car l'accompagne une formidable érudition. Comme l'indique la 4ème de couverture de l'ouvrage, lors de sa réédition en 1987 aux éditions Henri Veyrier : "Peu d’Occidentaux connaissent le Japon comme Théo Lésoualc'h, qui y a effectué divers séjours et vécu plusieurs années. [Dans Érotique du Japon], il démontre comment l’occidentalisation accéléré de la troisième puissance économique du monde a balayé vingt siècles d’érotisme "naturel", et paradoxalement introduit la censure la plus féroce dans cette civilisation qui jusqu’alors ignorait la notion de péché. (...) L’auteur, fin connaisseur de l’âme nipponne, propose un certain nombre de clés pour comprendre cet univers déroutant, dont l’intensité et la violence restent en quelque sorte rebelles à la démarche rationalisante de l’Occident." Q'on en juge à travers deux extraits choisis.
"Le Shinto est l'âme réelle du Japon"
En Occident, une violente dualité "corps-esprit" a contribué en partie à amener l’érotisme, grâce au mystère dont les multiples interdits moraux n’ont cessé de l’affubler, aux chapelles maudites dont il est devenu l’objet. Car la morale chrétienne condamne a priori la chair et son odeur. Au Japon, bien qu’il existât des Enfers bouddhiques, qui n’ont rien à envier aux Enfers chrétiens dans leur conception de l’horreur et de la cruauté, l’homme n’a jamais été réellement touché par l’idée d’un péché, ce qui ne lui rend pas pour autant la situation plus enviable car, s’il est né innocent, vierge intérieurement, il est aussi né démuni et à la merci d’un monde extérieur de forces démultipliées que déchaîne une activité en perpétuelle agitation et contre lesquelles il lui faut sans cesse se protéger.
Il y a un paradoxe japonais :
Un Occidental est d’abord frappé par l’aspect des grandes figures de bois et de bronze de Çakyamuni le bouddha. Un Occidental voit d’abord le visage bouddhique du Japon : or, ce visage cache les traits d'un tout autre Japon, d'un Japon plus secret : le Japon shintoïste.
Le Shinto est l'âme réelle du Japon : né d’une géographie turbulente, d’une terre qui tremble, que balaient des tourmentes de vent sauvage et des rafales de pluie, qui se vomit, se crache : jets d’eau brûlante, vapeurs de soufre et cendre noire.
Aujourd’hui encore, malgré les influences qui se sont succédés, du Confucianisme à l’industrialisation outrancière des dernières années, le Shinto est resté l’héritage direct des âges obscurs de la préhistoire, comme une curieuse religion sans dogmes, dépourvue de métaphysique, composée seulement d’un ensemble de rites inégaux dédiés aux huit cents ou huit cent mille myriades de divinités polymorphes que lui lui attribuent certaines légendes et qu’on continuera à appeler les "kami", selon le terme japonais, faute de pouvoir leur donner le nom de dieux - "kami" qui s’organisent à l’infini en une véritable anarchie de l’imaginaire.
C'est ce Shinto humble et effacé qui seul peut nous livrer les odeurs intimes d’un Japon qu'on s’efforce toujours de violer un peu, sans jamais pourtant y parvenir, à cause de cette inconsistance bizarre du sacré païen dont nous avons perdu le sens et dont le halo pourtant, aux premiers âges du monde, n'a pu manquer de précéder, d’accompagner et de prolonger n’importe laquelle des manifestations de la nature.
Théo Lésoualc'h, Érotique du Japon
DIAPORAMA. Cinq estampes de Isoda Koryusay (1764-1788), "Le Baiser" (x2), "Une courtisane un jour de neige", "Le shamisen abandonné" et "Le bain public", in Théo Lesoualc'h, Érotique du Japon, Henri Veyrier éditeur, 1987. Isoda Koryusai (礒田湖龍斎) (1735-1790) était un peintre japonais d'estampe. Il venait apparemment d'une famille de samouraï. Selon une théorie, il devint un rōnin et fut contraint à se tourner vers les arts, mais selon une autre, c'est volontairement qu'il cessa la vie de samurai pour se consacrer à l'art. En 1781il reçut le titre d'Hokkyo pour son talent et ses réalisations. Certaines de ses estampes sont exposées à Paris, au Musée Guimet.
Geishas et ukiyo-e
En 1751 apparurent à Yoshiwara, les "odorico", danseuses qui formaient une classe bien à part et étaient appelées par les maisons de thé pour récréer les clients. Elles avaient un costume, des coiffures et des manières tout à fait différentes de celles des autres filles du district.
En 1754, ce furent les "geiko", qui était des chanteuses et des musiciennes. En 1761, ces dernières durent céder la place aux "geisha", nouvelles arrivées qui, par leurs chansons beaucoup plus actuelles, gagnèrent la popularité et, finalement, restèrent les seules attractions de Yoshiwara, chantant, dansant et s’accompagnant elle-même du shamisen.
Des 1700, Yoshiwara était devenu le "fujayo", la Cité sans nuit, pôle du commerce de ce plaisir fugitif du "monde flottant", dont le centre est la femme, créature mythique dont les abandons illusoires mirent la fièvre au cœur des poètes et des peintres d’estampes.
C’est dans le quartier de plaisir que naquit un nouvel art de l’image, l'"ukiyo-e" qui, grâce a la technique récemment popularisée du bois gravé, permit de nombreux tirages et gagna rapidement la faveur d’un public avide, dans la classe riche des "shonin".
D’abord exécuté seulement en noir et blanc, l'"ukiyo-e" devint assez vite polychrome et plusieurs écoles de peintres se formèrent qui devaient satisfaire les désirs d’une clientèle de plus en plus nombreuse. Parmi les amateurs éclairés des estampes, de riches marchands se firent les mécènes des artistes à qui ils passaient des commandes sur des sujets plus libres. Le résultat fut ses peintures qu’on appelle "secrètes" et qui décrivent la vie intime du "mizu shobai". Elles s’imposèrent surtout à cause du réalisme de leur interprétation érotique et, bien qu’elle fussent à l’époque plus considérées pour le divertissement qu’elles procuraient que pour leur qualité artistique, on doit au génie des plus grands artistes, du genre "ukiyo-e" d’avoir su toucher souvent au sommet du grand art.
Théo Lésoualc'h, Érotique du Japon
Théo Lésoualc'h, dédicace
On n'en a pas encore tout à fait fini avec le Japon de Théo Lésoualc'h. Dans une seconde séquence à suivre sur les humanités, nous voyagerons avec lui des rizières du théâtre japonais (Nô et Kabuki) jusqu'au soufre du Butô.
Mais l'extraordinaire connaisseur du Japon qu'il a été ne doit pas occulter le poète qu'il fut aussi, un poète presque totalement méconnu, bien que d'une rare incandescence. "(...) Ce qui reste à l’homme du XXème siècle neutralisé. un ennui collectif. sécurisation contrôlée qui fuit l’espace de l’aventure. colonisation du geste (...)", écrit-il dans le texte que nous publions ci-dessous, texte où il parle, entre autres, du Butô...
"Le monde est quadraturé. Et je pense théâtre. Je pense danse."
HANA EST LE TIGRE (poème)
vivre au son inaudible du zéro
la pensée couve l’analyse. faculté de déterminer les systèmes qui conduisent au refus de l’inexplicable.
L’inexplicable : les pouvoirs de l’imaginaire. la sensualité. l’intuition.
et nous sommes en plein dans l’ère sèche de l’analyse. esclave de l’intelligence analytique. subissons l’illusion de la maîtrise de notre fonctionnement. œil mécanique. ce qui échappe à l’entendement humain est réduit par impuissance à une infériorité primitive faite de superstitions. le mot. et quand le mot est lâché, rien n’a été dit. la spiritualité est devenu sentimentalité dimension accessible à la lacrymation. l’art la poésie deviennent culture. la nature devient environnement. l’animation est le moteur de la fête. la sensualité animale traquée par les morales politico-religieuses fait son trou dans un sex-shop achève de se déodorer dans un cours d’éducation technologique.
Ce qui reste à l’homme du XXème siècle neutralisé. un ennui collectif. sécurisation contrôlée qui fuit l’espace de l’aventure. colonisation du geste. Touriste-esclave, le "voyageur" rôde dans sa Nature Morte, de réserve en réserve.
Le monde est quadraturé.
Et je pense théâtre. Je pense danse. l’embarquement des mots transfert provisoire de l’idée patine à travers cet enchevêtrement quadrillage. message en perte de vitesse. les syllabes ont perdu la sonorité. message baveux. je pense danse
retrouver la nudité
et j’écris d’une scène de Tokyo. je viens de revoir le danseur Hijikata dix ans plus tard. aujourd’hui une troupe qui s’appelle le Dairakudakan (le théâtre du Grand Chameau), quarante danseurs au crâne rasé, quarante corps passés au blanc qui perdent des loques de peau. gestes qui se recroquevillent. doigts crispés dans des nœuds de gestes-fœtus. personnages monstres qui obsèdent. ricanements. filets de bave. les démons gonflent l’air. s'affament aux anciens rouleaux des encres de l’Enfer bouddhique
J’écris dans le rythme de la foule au centre des rues de Tokyo. à la cadence des feux rouge vert.
Le quadrillage qui bloque la vision a ses panoramas de vitrines vaste décor prétentieux du mégalo mélo.
J’écris du village de Tsuki-mura. le village de la Lune. au milieu des montagnes.
Tsuki est la lune. Une nuit de fête qui clôt l’année paysanne. aujourd’hui décembre 1975 jour du Hana-matsuri.
Hana est la fleur. La fleur est le pouvoir de Vie. pétales et projection des odeurs. La vie au centre. éclatement des cent sexes-antennes le Mandala.
Hana dessiné dans un autre idéogramme est aussi le nez. C’est l’homme livré aux effluves. et supprimée l’aspiration du H, ana devient le trou. Tout ça livré au hasard phonétique.
J’avais passé la même nuit à Tsuki-mura il y a douze ans. le plafond tendu de pliages découpés de papiers aux cinq couleurs des éléments quatre piliers marquant l’angle des quatre directions.
excentré, face à une estrade où jouent des musiciens, un foyer de terre modelé spécialement pour le matsuri, soutient un chaudron d’eau bouillante. L’eau et le feu. les deux principes opposés. les deux principes complémentaires.
J’écris d’une autre scène du Nord du Japon, à Tsuruoka, où la troupe des danseurs de Hijikata dirigée par Bishop Yamada, dos tatoués de la vague bleue de Hokusai, rampent pupilles révulsées, regards tordus. copulation. possession. sensualité inaccessible.
Danseurs dans la transmutation du grotesque. Bishop danse un torero hermaphrodite, le combat d’un homme-poupée.
de Tsuki-mura. les démons cornus dansent vers les quatre directions face au chaudron d’eau en ébullition. hommes seuls. ivres de saké qui entrent dans la salutation la nuit durant. s’affrontent aux masques rouges. un danseur anonyme s’accroche au nez démesurés d’un "tengu" écarlate. et jusqu’à l’aube la même musique de flûte et de tambour. sept notes qui durent à l’infini d’une nuit entière jusqu’à l’envoûtement.
d’une scène d’un théâtre de Kyoto où huit filles dirigées par Maro Akaji (2) autre adepte de Hijikata dansent en filles-cheval, harnachées qui ouvre leurs cuisses, regards au blanc, se fouettent, se giflent. galops. enchevêtrements.
avec Bob Wilson les danses du Dairakudakan me ramènent à cette dimension rituelle du théâtre de la cruauté qui fait éclater les codes. délivrent les grimoire de la figuration cérébrale je parle avec Maro Akaji et les mots qui reviennent sont "niku" et "tsuchi". niku c’est la chair. Tsuchi c’est la Terre.
Terre et chair. À quel désespoir sacrilège ? À quel nouvel exorcisme ? derrière le collage de la musique baroque, fond sonore du monde-parodie je vois Maro grimé s'élever vers les cintres, d’une bouche de Fuji-parachute, au-dessus des rictus baveux. trois filles enfants rampent en léchant le sol. les langues. Vocifération de la danseuse Ikeda Sanae, un seul mot "chikcho" mais juron sifflé qui tout au long de sa longue entrée en scène sur un proscenium survolant la salle, propulse La marche respiratoire d’une tension physique et repousse le geste vers le ventre. elle bande d’un pénis de fer affûté pour conjurer les fantômes. Oui voir ses monstres. Prendre ses démons à bras le corps.
Je pense théâtre
À partir de ce masque que j’avais fabriqué il y a plus de treize ans à Kyoto. masque-labyrinthe dont l’œil unique presque fermé m'exilait de la salle pour m’interner vers mon œil blanc. Aujourd’hui ou le mot d’Ordre est "communication" je ne crois plus qu’à cette plongée-noyade qui retourne la pupille.
on n’a pas à vouloir communiquer. La communication est un phénomène qui SE fait.
Il faut seulement plonger CHEVAUCHER LE TIGRE.
là je tremble. je pense théâtre. Parce que cet air de flûte d’il y a treize ans, nuit de Tsuki-mura, que j’entends à nouveau la nuit entière, m’était revenu, une nuit d’acide à la Contrescarpe. entre mes doigts mes lèvres dans le souffle d’une malheureuse flûte
et c’était pourtant la seule fois que je soufflais dans une flûte.
et je ne jouais pas
l’air de Tsuki-mura SE jouait
du fond de quelque chose en moi rugissant
zéro est un cercle
(Tokyo 1975)
(Théo Lésoualc'h, texte publié dans "Mai hors saison" n° 8, Guy Benoit éditeur, Bagnolet, 1982)
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Un blog garde la mémoire de Théo Lésoualc'h, avec des éléments biographiques et de nombreuses photos :
Ce même blog offre une bibliographie assez complète avec des liens permettant d'accéder à des textes parus dans des revues aujourd'hui introuvables :
Enfin, quelques images rares : une unique interview télévisée de Théo Lésoualc'h en octobre 1971, à l'occasion de la parution de son roman La vie, vite (Denoël), à voir sur le site de l'Institut national de l'audiovisuel :
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