INÉDIT. Mouvement d'avant-garde apparu au Japon au début des années 1960, la danse Butô a durablement proliféré à partir des premières performances sulfureuses de Tatsumi Hijikata, né le 9 mars 1928 dans une famille pauvre de la région d'Akita, au nord du Japon, et mort à Tokyo le 21 janvier 1986. A partir des archives de Jean-Marc Adolphe, qu'il confie aux humanités, l'histoire en partie méconnue, et en plusieurs séquences, d'une "révolte de la chair" qui a bousculé les conventions japonaises autant que l'esthétique de la danse. Premier épisode : de la danse érotique et grotesque de la déesse Ame-no-uzume, dans le Kojiki, "Récit des choses anciennes", au scandale de Kinjiki, la pièce inaugurale de Tatsumi Hijikata, en 1959.
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Préambule Glaner et butiner, conserver et archiver. Distiller. Souvenirs et documents. Cette archive, j’ai décidé de la confier aux humanités, pour une série au long cours, « Mémoires de danse » (à partir de fin mars). Ceci est un hors d’œuvre : une histoire du Butô et de son fondateur, Tatsumi Hijikata, dont le premier épisode paraît ce 9 mars 2024 (jour-anniversaire de la naissance de Hijikata au Japon). Inédit, le texte ci-dessous (à suivre, donc), écrit en 1994, est issu de deux séjours au Japon, en 1987 et 1988, où j’avais pu rencontrer, peu après la mort de Hijikata, sa veuve, Akiko Motofuji, qui m’avait accueilli à Asbestos kan, le studio du chorégraphe, et m’avait permis de présenter pour la toute première fois du Japon (en 1988 au festival Danse à Aix) de nombreux films sur l’œuvre de Hijikata (dont 2 longs-métrages ont ensuite été déposés en France à la Cinémathèque de la Danse). Lors de ces séjours au Japon, j’avais aussi rencontré chorégraphes, danseurs et danseuses avec qui Hijikata avait travaillé (Kazuo Ohno, Min Tanaka, Yoko Ashikawa, sa plus fidèle interprète) ; mais aussi le photographe Eiko Hosoe, des critiques de danse spécialistes du Butô (Roku Hasegawa, Nario Goda…), etc.
A l’époque, exception faite d’un numéro de la revue Alternatives théâtrales paru en 1985, la littérature en français sur le Butô et son fondateur était quasi inexistante. J’ai alors commencé un travail d’écriture (dont est issu le premier texte qui suit), que je souhaitais irriguer par des traductions de textes d’Hijikata et d’autres artistes du Butô, raison pour laquelle je fis une demande de bourse d’écriture. Le Centre national du livre n’ayant pas jugé suffisamment pertinent ce projet, ou doutant de ma capacité à le mener à bien, l’idée d’un livre fut interrompue. C’était en 1994. Trente ans plus tard, toujours aussi peu de publications, mais quelques travaux universitaires et, sur Internet, en français et anglais, on peut accéder à une archive qui reste disparate. Et l’histoire du Butô et de son fondateur, Tatsumi Hijikata, reste encore largement méconnue. C’est cette histoire que le texte qui suit (premier épisode) tente de raconter et de transmettre, avant d’autres « mémoires de danse » à venir. J-M. A.
Ombre et lumière, danse et grotesque semblent avoir scellé leurs destins, au Japon, depuis la nuit des temps. Le Kojiki, "Récit des choses anciennes" (1), relate ainsi, dans la saga des esprits divins (les kami) qui fonde la mythologie du Shintô, la mésaventure survenue à Amaterasu-Ômikami (2), la «grande divinité illuminatrice du ciel», qui symbolise le soleil et la lumière. La légende veut qu'Amaterasu, effrayée par les incartades impétueuses de son frère Susanoo no Mikoto, décida de se reclure dans une grotte céleste, dont elle obstrua l'entrée au moyen d'un rocher. Le Kojiki poursuit :
« Dans tout l'univers régna l'obscurité et il y eut une nuit éternelle. Alors les huit cents myriades de dieux s'assemblèrent dans le lit desséché de la rivière Àma-rio-yasu et demandèrent au dieu Ornoi-kane [... ] d'élaborer un plan. [... ] La déesse Ame-no-uzume [... ] orna ses cheveux avec une plante rampante et tenant alors dans ses mains un bouquet de feuilles de bambou, renversa un uke (sorte de baquet ou de pirogue) devant la porte de la Grotte rocheuse du ciel sur lequel elle monta et qu'elle fit gronder de ses pieds en dansant. Possédée par l'esprit divin, elle sortit ses seins et baissa l'attache de ses vêtements jusqu'à ses parties sexuelles. Alors les huit cents myriades de dieux se mirent à rire tous ensemble. » (3)
Intriguée par le vacarme ainsi produit, poussée par la curiosité, Amaterasu se décida à entr'ouvrir la porte de la grotte du ciel, ramenant ainsi la lumière sur terre. Danse grotesque : la singulière exhibition d'Ame-no-uzume fit donc, par le truchement du divertissement des dieux, la bascule de l'obscurité à la lumière. Faut-il chercher dans cette lointaine filiation l'une des origines du Butô, la "danse des ténèbres" née au Japon à l'aube des années 1960, dans les soubresauts de l'après-Hiroshima, au cœur d'une « saison violente » marquée par un foisonnement de turbulences intellectuelles et artistiques ?
La danse d'Ame-no-Uzume devant la grotte céleste où s'était réfugiée la déesse Amaterasu.
Peinture de Taiso Yoshitoshi (1879) conservée au Philadelphie Museum of Art.
Le mot "Butô" est formé de deux idéogrammes: Bu est un terme générique pour "danse" ; Tô, qui signifie quelque chose comme "fouler le sol", peut faire écho à la danse d'Ame-no-uzume, (« elle monta sur un uke renversé qu'elle fit gronder de ses pieds» ). Notons encore qu'Arne-no-uzume est considérée comme l'ancêtre des gens de théâtre (Saru-rne) (4), et que sa danse initiale a ensuite été perpétuée dans certains rites exécutés à la cour impériale comme dans les "danses divines" ( kagura ) interprétées par des prêtresses-chamanes (les rniko) dans les fêtes votives du culte shintô (5). Le souvenir de telles cérémonies est fréquemment cité par des danseurs de Butô , dont beaucoup sont d'origine rurale, comme témoignage de leurs premières émotions face à la danse.
Même s'il plait à imaginer que Hijikata Tatsumi, le fondateur du Butô, n'eût sans doute pas dédaigné avoir à chorégraphier la "performance" d'Ame-no-uzume, il n'y a pas lieu à davantage extrapoler d'aussi lointaines racines pour un mouvement artistique assurément ancré dans la seconde moitié du XXe siècle. Qu'il soit cependant permis, par cette introduction a priori saugrenue, d'anticiper l'un des paradoxes majeurs du Butô : cette forme de danse, qui appartient à l'aventure des "avant-gardes", combine en son sein de nombreux éléments que l'on peut qualifier d'archaïques.
Tatsumi Hijikata dans les années 1960. Photos Tadao Nakatani
1959 : Hijikata fait scandale
Le véritable acte de naissance du Butô ( alors non encore revendiqué sous cette appellation) est une courte chorégraphie de cinq minutes, présentée par Tatsumi Hijikata en mai 1959 lors d'un "festival des jeunes danseurs" organisé par une association de danse moderne. Le titre, Kinjiki (6), était emprunté à un texte de Mishima, et l'argument suffit à provoquer un beau scandale: sur scène, un jeune adolescent (le fils de Kazuo Ohno, Yoshito) simulait un accouplement avec un poulet avant de recevoir les avances d'un homme plus âgé ... Hijikata fut immédiatement exclu de l'association qui organisait la rencontre; seuls quelques membres du jury se
solidarisèrent avec lui. Parmi ceux-ci, le critique Nario Gôda s'enthousiasme: « Kinjiki est la première pièce révolutionnaire dans l'histoire de la danse japonaise depuis le début de l'ère Taishô. ( ... ) Non seulement a-telle prouvé qu'il est possible de transmettre un contenu et une atmosphère avec uniquement deux personnes ( ... ) mais elle a aussi remis en question le système de la danse existant en se débrouillant sans musique de soutien, ni explications sur un programme, ni règles artistiques. » (7)
Tatsumi Hijikata (de son vrai nom Yoneyama Kunio) était arrivé à Tokyo quelques années plus tôt, en 1952, à vingt-quatre ans. Il venait d'Akita, préfecture d'une région située au nord de l'île principale du Japon, le Tôhoku, une contrée particulièrement pauvre et isolée, marquée de surcroît par une certaine rudesse du climat. Il était le onzième et dernier enfant d'une famille d'aubergistes, le seul à échapper - en raison de son jeune âge - à la seconde guerre mondiale. Il vit y partir tous ses frères; aucun ne devait en revenir vivant. « A leur départ », racontait-il (8), « mon père leur a donné une coupe de saké. (... ) Ils étaient tellement naïfs qu'à la première goutte de saké, leurs visages sont devenus rouges. Et puis, quand ils sont rentrés, ce qu'on a vu, c'était du sable dans des urnes cinéraires. A leur départ, ils étaient rouges et au retour ils étaient sable ».
D'une certaine façon, cette expérience fut la première leçon de Butô de Hijikata. Lui-même ajoutait à la relation de cet événement dramatique: « J'ai pensé que la forme apparaît parce qu'elle disparaît, que la forme devient plus claire avec sa disparition. »
Les fantômes du Butô
La mort est familière au Butô. L'autre grande figure du Butô, Kazuo Ohno, évoque dans un texte splendide l'agonie de sa mère : « Juste avant que ma mère ne meure, une énorme quantité d'humeurs est sortie de son corps et a complètement trempé le matelas et même le ratarni en-dessous (... ). C'était horrible à regarder: dans ce moment, j'ai vu de mes propres yeux toute l'horreur de la combustion finale de la vie. Ma mère a murmuré dans un état semi-conscient : "une sole nage dans mon corps". ( ... ) Ces mots de ma mère furent pour moi "parole de vie". Ma mère au moment de mourir m'a révélé la chose la plus importante de ma vie. » (9)
Hijikata, quant à lui, évoquait fréquemment l'une de ses sœurs, née avec une infirmité. La mort, disait-il par ailleurs, était sa sœur : « Il est bien qu'une personne déjà morte se meure plusieurs fois dans mon corps. D'ailleurs, même si je ne connais pas la mort, elle, de son côté, me connait très bien. Je le répète souvent: je laisse ma sœur habiter mon corps. (... ) Donc, elle est mon professeur de Butô, les morts sont mes professeurs de Butô. ( ... ) Il faut vivre avec les morts, les inviter tout près de nos corps. Toutes ces choses-là montrent mon désir de laisser mourir encore une fois les gestes morts dans mon corps, de laisser les morts se comporter encore une fois comme s'ils étaient en train de mourir. » (10)
Ne retenir de cette formidable proclamation de Hijikata qu'une exclusive sensation de morbidité (accolée aux spasmes du Butô) serait par trop limitatif, mais il faut bien convenir que l'imagerie parfois convulsée du Butô prête le flanc à une telle réception. Dès lors, comment relativiser? On peut certes, en premier lieu, prendre en considération l'usage que font les Japonais des représentations de la mort, le culte des ancêtres, le soin mis à entretenir les "esprits". Mais affirmer, comme semble le faire l'écrivain Takehiko Kenmochi, que « l'idée d'une coupure entre les vivants et les morts est étrangère à la conscience japonaise », est sans doute aller un peu vite en besogne. Hijikata, cependant, n'a sans doute pas totalement échappé à la tentation d'un certain "nationalisme romantique" (comme en témoignent certaines de ses déclarations) qui pouvait arguer d'une prétendue "supériorité" japonaise au motif - parmi d'autres - d'une "continuité" qui resterait vivace entre la vie et la mort, l'humain et le divin, l'immanence et la transcendance. (12)
D'autre part, puisque les spectres sont convoqués au bal des apparences, les "fantômes du Butô" (13) ont-ils sans doute quelque lien de parenté avec « les partenaires invisibles qui peuplent l'espace » que discernait déjà, dans la première moitié de ce siècle, l'allemande Mary Wigman dans sa quête d'une "danse d'expression" ? Sans prétendre, comme le font certains, que le Butô est une émanation directe de la "danse d'expression" germanique, il faut bien remarquer que Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno reçurent, à Tôkyô, leurs premiers cours de danse de Takaya Eguchi, qui fut l'élève et le disciple de Mary Wigman à Dresde, et qui "importa" au Japon cette technique de danse moderne. (13)
Enfin, l'attirance précoce de Hijikata pour les textes de Jean Genêt, Lautréamont et Sade (introduits au Japon et traduits par Tatsuhiko Shibusawa, un critique littéraire et critique d'art, spécialiste en démonologie du Moyen-Âge), indique un goût prononcé pour l'expression de certaines "perversions", la prédilection pour un corps caché, tabou, maudit.
Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno dans Rose Color Dance, 1965. Photo Eikoh Hosoe
Dans les rets d'une littérature sulfureuse
Pour autant que s'en souviennent les témoins du scandale de Kinjiki, Hijikata n'avait pas encore mis au point une technique particulière de danse. Le fera t-il plus tard ? Sur la question de l'apprentissage de la danse, lui-même apportait une réponse déroutante : « Dans mon enfance, j'ai épié tout le temps comme un chat voleur les gestes et les comportements des voisines âgées, de ma mère, de mon père, sans oublier mes sœurs et frères. Faute d'autres amusements, je les ai tous emmagasinés dans mon corps. Les animaux aussi ( par exemple, un chien de mes voisins ), je les ai "collectionnés". Tous ces gestes et comportements flottent dans mon corps comme les bois d'un radeau défait (14). Il arrive de temps à autre que ces bois se rassemblent dans mon corps. (... ) Cette forme du geste, ce n'est pas moi qui l'ait trouvée; c'est surtout que mon corps a été formé de cette manière-là. Cela est fort différent de la danse qu'on m'a apprise à Tôkyô et ne procède pas par "un, deux, trois; un, deux, trois". (...) Une lutte avec ces matières invisibles a alors pris forme en tant que questionnement dans ma chair. (... ) Lorsque les choses se présentent ainsi, on n'a nullement besoin de leçon pour la danse. C'est ainsi que je pense. » (15)
Le Butô est certes devenu un style, mais Hijikata a peut-être vu, à son corps défendant, s'en cristalliser certains archétypes dans les spectacles des groupes Sankai Juku, Ariadone ou encore Dairakudakan, pour nommer quelques-unes des troupes qui ont réussi à populariser en Europe la danse des ténèbres. « Hélas », écrivit un jour Hijikata à l'une de ses anciennes élèves (16), « je n'ai pas de paumes pour prier contre ceux qui nous accusent aujourd'hui par une nouvelle forme de Butô ; alors je tire ma langue sous la pluie ! »
Hijikata lui-même n'utilisa d'ailleurs l'expression composée "Ankoku-butô" que quelques années. De 1959 à 1986, son œuvre s'étale en fait en une succession de périodes assez différentes. Les premières créations de Tatsumi Hijikata puisent leurs sources dans une littérature sulfureuse. Si le titre de Kinjiki provenait de Mishima, l'argument était davantage inspiré de Jean Genêt : quelques mois plus tard, Hijikata présentait Divine, qui était directement tiré de Notre-Dame des Fleurs. Kazuo Ohno y incarnait le travesti dépeint par Genêt. En 1961, Secrète Cérémonie de l'Hermaphrodite était explicitement « dédié à Saint-Genêt ». Cette chorégraphie venait clôturer un cycle littéraire où l'on relève encore les influences de Lautréamont et de Sade (en 1960, Hijikata crée Shoriba, qui est inspiré des Chants de Maldoror, et Saint Marquis, danse des ténèbres).
Pour Nario Gôda, en s'inspirant de ces textes littéraires, « Hijikata retient pour l'essentiel que le corps de l'homme est non pas une construction à l'intérieur du réel, mais bien la condition même de ce réel ; la conscience de cette signification spéciale du corps demande qu'on en acquière une connaissance totale,jusqu'en ses tréfonds - soit dans la perversion sexuelle, degré extrême d'irréalité accessible au corps. » (17)
On associe souvent, avec une certaine pertinence, le Butô aux textes d'Antonin Artaud, notamment Théâtre de la Cruauté. Il faut toutefois préciser que le seul écrit d'Artaud à avoir été traduit et publié au Japon à cette époque ne le fut qu'en 1965 : il s'agissait du Théâtre et son Double.
Tatsumi Hijikata dans La Révolte de la chair, 1969. Photo DR
Une effervescence artistique
Il est assez remarquable que, dès ses premiers spectacles, Hijikata se soit lié avec l'avant-garde littéraire et artistique. Tatsuhiko Shibusawa, le traducteur de Sade, deviendra bien vite l'un de ses amis les plus proches. « Je ne peux parler de mes années 60 sans parler de Hijikata », confie d'ailleurs Shibusawa (18), qui participa activement à la "promotion" des premiers spectacles de Butô. De même, Shûzô Takiguchi, qui avait publié au Japon dès 1930 la traduction du « Surréalisme et la peinture» d'André Breton et fut tout au long de sa vie un ardent défenseur du mouvement surréaliste et des démarches avant-gardistes, apporta dès 1961 son soutien à Hijikata. La relation avec Mishima est plus étonnante. Fervent amateur de ballet classique, mais attiré par le scandale suscité par Kinjiki, Mishima fut sensible au Butô de Hijikata, à tel point que l'écrivain rédigea les brochures de plusieurs de ses spectacles. Que pouvait bien réunir deux artistes aussi différents : Mishima, l'aristocrate de Tôkyô, et Hijikata, le onzième et dernier enfant de tenanciers de gargote provinciale ? Pour Mark Holborn, un écrivain américain qui a connu de près les deux personnages, « Hijikata avait la facilité de transmettre une sensualité par un langage corporel simple tandis que Mishima se débattait avec les mots, qui restaient inadéquats. (... ) En revanche, Mishima apportait à Hijikata l'érudition et l'imagination d'un écrivain en pleine créativité. A eux deux, l'espace qui séparait l'homme du corps et l'homme de l'esprit se refermait. » (19)
Hijikata pose pour le photographe Eikô Hosoe, auteur avec Mishima du célèbre recueil Tué par des roses (20) ; il vit un temps en communauté avec un collectif de peintres et d'artistes visuels, est en contact avec le "Grûpu Alchimisto" que fréquente alors Shûji Terayama, s'intéresse de près aux activités du groupe Neo-Dada Organizer. Certains des artistes côtoyés alors réaliseront ultérieurement décors, costumes et affiches des spectacles de Hijikata : Tatsuo Ikeda, Tadonori Yokoo -un graphiste inspiré par le pop'art, réputé pour ses affiches réalisées avec des collages-; il conçut notamment l'affiche de La Révolte de la Chair en 1968 -, et surtout Nakanishi Natsuyuki, qui fut l'un des fondateurs, avec Genpei Akasegawa, du "High Red Center", un groupe d'artistes constitué en 1963 qui agissait pour un renversement complet du concept de l'art, en présentant diverses formes de "happenings" ou encore en perturbant des réunions politiques...
Cette effervescence n'est pas fortuite : le moment où apparaît le Butô de Hijikata est contemporain d'une époque de bouleversements politiques et culturels au Japon. Art moderne, théâtre d'avant-garde (spectacles de Shuji Terayama et son Théâtre du Poulailler, "L'Expérience Zéro" de Yoshihiro Katso, le Théâtre de Situation de Kara Jûro, etc. ), manifestations écologistes et étudiantes, protestations contre le renouvellement du Traité de sécurité américano-japonais en 1960 : tout un bouillonnement qui permet au poète français Théo Lesoualc'h, témoin privilégié de cette période, de la qualifier de « Saison Violente ». (21)
Jean-Marc ADOLPHE
Photo en tête d'article : Tatsumi Hijikata mangeant une pastèque, 1970. Photo Masahisa Fukase.
(A suivre... : "Cette garce de lumière")
NOTES
1. Le Kojiki est la plus ancienne chronique du Japon à nous être parvenue. Compilé en 712 par Ô no Yasumaro sur ordre de l'impératrice Gemmei, ce récit court en trois volumes, dont le premier traite de l'histoire des kami, les esprits divins.
2. Amaterasu-Ômikami est le kami principal des croyances shintô. Son petit-fils ninigi no Mikoto, descendu sur terre, serait devenu le premier souverain du Japon ; et son arrière-arrière-petit-fils, Jimmu Tennô serait devenu le premier empereur (vers 660 avant notre ère). De fait, Amaterasu, dont le sanctuaire principal est le Naikû d'Ise, est chef de file des kami impériaux, et la divinité personnelle des empereurs. Voir notamment: Hitomi Tonomura, "Positionning Amaterasu: a Reading of the Kinjiki", The Japan Foundation Newsletter, 1994.
3. Je donne ici, résumée à l'extrême, la transcription faite par Matsumoto Nobuhiro dans son Essai sur la mythologie japonaise (Librairie Orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1928). Voir également : Religions, croyances et traditions populaires du Japon, sous la direction de Hartmut-O. Rotermund. (Maisonneuve & Larose, 1988).
4. Le mot "Saru" désigne un masque de théâtre de Nô qui symbolise un singe, ce qui confirme le rôle essentiel de la fonction "grotesque" dans l'art du théâtre (et de la danse).
5. « La danse d'Arne-no-uzume-no-mikoto constitue la part centrale du mythe d'Amaterasu. Elle se rattache à l'ensemble connu des pratiques de chinkon ou "apaisement des esprits vitaux". En fait, ce mythe est souvent considéré comme le récit étiologique du rite d'apaisement des esprits de l'empereur, rite qui était exécuté annuellement à la cour impériale aux environs du solstice d'hiver. [La date choisie pour ce rite dont la fonction essentielle est de renforcer la vitalité impériale témoigne de la symbiose symbolique du maître du pays avec la nature : il ne domine pas la nature japonaise, il l'incarne.] Le détail des rites exécuté à la cour impériale évoque de façon assez précise le déroulement du mythe: on frappe un baquet avec le manche d'une hallebarde tout en agitant les vêtements de l'empereur afin de raviver les parcelles d'énergie qui peuvent y être attachées. Des miko enfin, sortes de prêtresses-chamanes appelées Saru-me et supposées descendre d'Arne-no-uzurne-no-mikoto, exécutaient ces danses. ( ... ) Pour ce qui est de la forme du rite, il s'agit certainement d'une transe de type chamanique. De telles transes sont amplement attestées dans les textes anciens et existent toujours aujourd'hui - bien qu'elles aient le plus souvent pris l'aspect de danses stéréotypées. Les "danses divines", les kagura qu'exécutent les Saru-me, ont pour origine cette danse d'Uzume devant la grotte. L'étymologie du mot kagura lui-même serait d'ailleurs kamu-kura, le "siège du dieu", une expression qui suppose une possession des danseuses par les dieux. (Religions, croyances et traditions populaires du Japon, p. 210, op. cit.)
6. Le titre Kinjiki a été sommairement traduit en français par "couleur Interdite". Il s'agit en fait d'une notion beaucoup plus complexe, et intraduisible. Le terme était utilisé pour désigner une teinte appliquée sur des vêtements réservés à des cérémonies secrètes au sein de la cour impériale ; la couleur obtenue avait la réputation d'être impossible à restituer en peinture.
7. Nario Gôda, "Ankoku Butoh", in Butoh, Die Rebellion des Korpers- Ein Tanz aus Japan, Alexander Verlag, Berlin, 1986, p. 141.
8. Tatsumi Hijikata, "Collection des corps affaiblis", conférence prononcée en 1985, lors du premier festival Butô à Tôkyô. Un extrait de cette conférence, traduit par Akihiro Ozawa et Jean-Marc Adolphe, a été publié sous le titre « Cette garce de lumière" dans la revue Pour la Danse, Paris, avril 1986.
9. Kazuo Ohno, "Watashi no okôsan" (Ma Mère), traduit en français par Kyôko Sato, paru en français dans "Le Butô et ses fantômes", dirigé par Daniel de Bruycker, numéro spécial de la revue Alternatives Théâtrales, n° 22-23, Bruxelles, avril-mai 1985.
10. Tatsumi Hijikata, "Collection des corps affaiblis", op.cit.
11. Ainsi, le philosophe Hirata Atsutane (1776-1843), originaire de Akita -comme Hijikata -, qui se fit le chantre du mouvement de restauration du Shintô ("Fukko Shintô" ), invite t-il à croire que les morts (japonais ), bien qu'ils basculent dans l'invisible, n'en restent pas moins éternellement au Japon. Sur ce point, cf Alain Rocher, "Le mythe de la continuité", dans le recueil Le Japon et ses représentations, revue Corps Écrit, n° 17, Paris, 1986.
12. "Le Butô et ses fantômes", numéro spécial de la revue Alternatives Théâtrales, op. cit.
13. Parmi les spectacles de Mary Wigman, quelques-uns peuvent en effet être perçus comme portant en germe les développements du Butô : ainsi le solo fondateur Hexentanz ( Danse de la Sorcière) dont il reste un court document filmé, mais encore Tanze des Nacht (Danses de la Nuit), Der Spuk (Le Spectre), Der Schrei (Le Cri), Das Opfer (Sacrifice), un cycle de six danses où figurent notamment Todesruf (L'Appel de la Mort) et Tanz in dem Tod (Danse vers la Mort) et enfin, ce solo de 1946 au titre prémonitoire, Tanz der dunklen Kënigin (Danse de la Reine des Ténèbres). Les "danses grotesques" de Valeska Gert, ou encore les danses érotiques d'Anita Berber ont également des liens de parenté avec le Butô. Une autre danseuse d'expression, Jo Mihaly, dansait dès 1932 un solo, Fleur dans l'arrière-cour avec les yeux révulsés, une "technique" qui deviendra un archétype de certains spectacles de Butô. Pour ce qui relève d'une "filiation directe" entre la danse d'expression et le Butô, outre le rôle joué par Takuya Eguchi, Kazuo Ohno confie, dans ses souvenirs de jeunesse, avoir assisté avec passion, à Tôkyô, à un spectacle du grand danseur expressionniste Harald Kreutzberg. Hijikata, quant à lui, avait suivi avant de venir à Tôkyô les cours de danse d'un élève de Eguchi Takuya à Akita.
14. Dans le texte original, Hijikata utilise l'expression "bota-bota", proprement intraduisible. D'une façon générale, Hijikata utilisait fréquemment des expressions onomatopéiques, correspondant à des éléments de nature. Ainsi, de sa mère, qui a eu onze enfants, il disait qu'elle avait accouché "bota bota". Cette expression est habituellement liée à une neige abondante.
15. Tatsumi Hijikata, "Collection des corps affaiblis", op.cit.
16. Tatsumi Hijikata, "A mon amie ", lettre à la danseuse et chorégraphe Natsu Nakajima, traduit en français par Jean Viala, publié dans le programme du spectacle The Garden, imprimé par Nourit Masson-Sekine, mai 1984.
17. Nario Gôda, "Ankoku Butoh", in Butoh, Die Rebellion des Korpers- Ein Tanz aus Japan, op. cit.
18. Tatsuhiko Shibusawa, postface à Tatsumi Hijikata, Yameru Maihime (La danseuse malade).
19. Mark Holborn, "Hijikata Tatsumi and the origin of Butô", in Butô, Dance of the dark soul,Aperture, 1987.
20. En 1963, l'auteur Yukio Mishima et le photographe Eikoh Hosoe terminent leur collaboration avec Ba Ra Kei ("Tué par des roses"), composée à la fois de performances photographiques et de portraits de Yukio Mishima.
21. Théo Lesoualc'h, mime, poète et écrivain français, a vécu au Japon au début des années 1960. Il y rencontre alors Hijikata et les premiers danseurs de Butô. Il a notamment publié Érotique de Japon, où figure un chapitre intitulé "Une Saison violente" (éditions Pauvert) ; Les Rizières du Théâtre Japonais (éditions Séguier), ainsi que "L'Espace au temps japonais", dans la revue Corps Écrit, op. cit.
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