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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Tatiana Nade Gueria, en juste présence

Dernière mise à jour : 4 oct. 2022



DANSE. Au festival C’est comme ça, à Château-Thierry, la danseuse ivoirienne Tatiana Nade Gueria présente le 1er octobre un premier solo, Sian, plein de promesses. Comment, à l’orée du dire, traverser les cicatrices du passé et affirmer le droit à indépendance, en féminisme revendiqué. « J’espère que ça va changer, que l’on fera enfin "descendre la vieille marmite qui crame au feu depuis longtemps". C’est le combat de ma génération », dit cette jeune artiste en devenir.


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Il y a le long fleuve des blessures, plus vives en certains endroits qu’en d’autres, et parfois plus aigües lorsque s’en mêlent teinte de peau, identité sexuelle, et mille autres discriminations plus ou moins avouées.

Il y a le cours de la vie, avec ses bonheurs et ses déboires.

Face aux « coups de la vie », comme dit Tatiana Nade Gueria, grandir est un exercice, se tenir debout en dignité combattive est un art.

Jeune danseuse chorégraphe ivoirienne tout récemment issue de l’école de danse d’Irène Tassembedo à Ouagadougou, Tatiana Nade Gueria signe avec le solo Sian sa première chorégraphie : un geste qui vient de loin, traversé par tout ce qu’elle a vécu, et qui, déjà, va loin, à l’orée des combats qui restent à mener, libertés à affirmer par les veines du mouvement et les chemins du corps.


Au début de Sian, seule face à un micro sur pied, Tatiana est au bord de dire. Mais lèvres muettes. Juste présence, qui dévisage le micro, et avec lui, l’espace du dire. Un continent d’être que les mots ne peuvent contenir. Pas encore. De toute façon, si sous la peau couvent de nombreuses cicatrices (Sian = cicatrice en langue wobé), le langage ne pourra sans doute jamais charrier tout cela. Et surtout, la danseuse ne cherche pas à apitoyer qui que ce soit, mais à traduire en chemin d’être (qu’on appellera « danse ») le devenir d’une transformation, où la colère, la rage, deviennent les combustibles d’un vif désir, une conquête de soi qui est plus grande que « soi », qui ouvre un espace social, à la fois intime et politique, à la croisée des frustrations et des espérances.

Tatiana Nade Gueria, sur la voix de Delphine Seyrig, dans une étape de travail du solo Sian (2021)


« Parce que je suis une femme, mon bonheur ne dépend pas de quelqu’un d’autre », dit Delphine Seyrig dont la voix, enregistrée lors d’une émission de télévision en 1972, vient hérisser la fin du solo de Tatiana Nade Gueria. Certaines actualités récentes le montrent : le féminisme reste encore un combat. Mais Sian ne tient pas du slogan. Dans un mouvement retenu, composé, rythmé même si à fleur de peau, Tatiana Nade Gueria affirme farouchement le droit à l’indépendance, y compris par rapport à certains clichés d’une « danse africaine ». Elle jette son corps dans la bataille, en Amazone contemporaine, et cette liberté d’être qui s’affirme là est peut-être la plus belle réponse possible aux cicatrices du passé.


Jean-Marc Adolphe

Photo en tête d'article : Sylvain Martin / L'échangeur


Sian, chorégraphie de Tatiana Nade Gueria, le 1er octobre 2022 à 19 h à L’échangeur, Centre de développement chorégraphique national, à Château-Thierry.

Le festival C’est comme ça se poursuit jusqu’au 8 octobre. www.echangeur.org

A suivre : les 3 et 4 février 2023 au Manège de Reims : https://www.manege-reims.eu/tatiana-gueria-nade


* Une première version courte (5') de Sian a été créée par Tatiana Nade Gueria en 2021 dans le cadre de sa formation professionnelle au sein de l’École de Danse d'Irène Tassembedo, au Burkina Faso, et présentée lors du festival FIDO à Ouagadougou. Une seconde étape de travail a été présentée lors du festival C'est comme ça, à Château-Thierry, en 2021, dans le cadre d'Africa2020, et une troisième version a été présentée en janvier 2022 au festival FIDO à Ouagadougou.


« Rendre visible dans mon corps ce que je voulais dire »

Entretien avec Tatiana Nade Gueria



Le titre de ton solo, Sian, signifie « cicatrice ». Mais il y a toutes sortes de cicatrices, certaines physiques et visibles, d’autres plus secrètes, mentales ou psychologiques. Quelles sont ces cicatrices que tu évoques ?


Le titre initial était « Sian-kpâ ». En wobé, dans ma langue natale, en Côte d’Ivoire, cela désigne plus particulièrement des cicatrices laissées sur la peau par des coups de fouet, de « chicotte » (1). Mais en effet, ce mot de « cicatrice » renvoie à beaucoup de choses. J’évoque de façon générale les cicatrices de la vie, celles que que la vie m’a infligé, mais aussi ce que j’ai vu et entendu autour de moi, des personnes parfois plus âgées que j’ai interrogées, qui portent des cicatrices invisibles, qui ne se referment pas. Comme si certaines blessures se transmettaient de génération en génération.


C’est ton premier spectacle. Lui donner un tel titre est un geste fort.


C’est arrivé naturellement parce que ça vient de mon expérience, comme si la vie m’avait « chicottée ». Mais je ne voulais pas que ça parle directement de mes peines personnelles. Et puis, les « coups de la vie » m’ont apporté des choses négatives, mais aussi des leçons et une énergie qui m’ont permis de me défendre, qui m’ont constituée, et qui me donnent la force de lutter.


Que peux-tu dire de ton enfance en Côte d'Ivoire ? Comment as-tu grandi ?


C’est un peu long (rires)… Ma mère est une ex-danseuse, qui vit aujourd’hui à Paris. Mon père est percussionniste, il réside en Californie. J’ai été principalement élevée par ma tante, qui avait elle-même huit enfants, sept filles et un garçon. On était donc nombreux, il était difficile de contrôler tout le monde. J’avais besoin d’une certaine affection, qui n’était pas toujours présente à la maison. J’ai arrêté l’école en troisième, j’ai beaucoup vécu dans la rue, et j’ai croisé des personnes, pas toujours de bonne compagnie, qui m’ont entraînée dans pas mal de choses, alors que j’étais encore très jeune, entre 12 et 13 ans… Notamment des relations avec certains hommes... Mais à côté de cette vie un peu vagabonde, ou de débauche, si on veut, j’avais commencé des cours de danse, et là, ça se passait bien.


Justement, comment es-tu arrivée à la danse ? Parce que ta mère était elle-même danseuse ?


Ma mère est partie alors que j’avais 6 ans, mais je l’ai pratiquée avec elle, toute petite, dans des cours pour enfants. Plus tard, j’ai participé encore enfant à des émissions de télévision, puis j’ai continué avec des amis chanteurs, et aussi avec des groupes traditionnels, jusqu’à ce que je parte au Burkina Faso travailler avec un DJ et chanteur, DJ Barsa. J’ai décidé de rester au Burkina Faso. En Côte d’Ivoire, j’avais fait un peu le tour des possibilités dans le milieu des variétés, et je voulais pouvoir m’exprimer davantage par la danse.


Comment as-tu rencontré Irène Tassembedo ? Tu connaissais déjà son école ?


Pas du tout. C’est une amie, que j’avais invitée à dîner, qui m’en a parlé lorsque je lui ai dit que j’aimerais aller dans une école de danse. Je suis allé voir Irène Tassembedo en 2018, alors qu’elle était en train de préparer son festival. Elle a appelé son percussionniste, et m’a aussitôt demandé de danser ! Je me suis lâchée, je voulais vraiment faire cette formation. Et Irène m’a tout de suite acceptée dans son école, gratuitement. Dès que j’ai commencé, j’ai réalisé que c’était ce que je cherchais. En dehors même de la formation, Irène Tassembedo m’a donné la force de me battre, d’aller au bout de mes désirs, de m’imposer tout en ayant le respect des autres. Avec elle, on apprend avec la tête autant qu’avec les pieds. Elle nous incite à exprimer ce que nous avons au plus profond.


Précisément, il y a dans Sian une colère, une rage, qui explosent à la fin du spectacle, sur la voix de Delphine Seyrig, elle-même en colère contre le sexisme. (2) Mais avant cela, tu prends le temps d’installer une présence, de laisser gonfler le silence. Le mouvement arrive ensuite par une série de secousses, comme de petites décharges électriques, qui viennent donner un rythme interne. Comment as-tu « filtré » cette expression de la colère, pour ne pas tout dire tout de suite ?

Au début, tout était un peu mélangé. J’étais peut-être débordée par une envie de « dire ». De toute façon, je pourrais être très physique, du début à la fin. Mais je sais aussi aller tranquillement. Pour m’aider, j’ai proposé à Agnès Butet, interprète dans la compagnie de Gaëlle Bourges, de m’offrir un regard extérieur. Lors du festival C’est comme ça, l’an passé, j’avais suivi ses cours, et j’avais été impressionnée par sa façon de travailler, de prendre le temps de développer un propos. Agnès est venue voir mon travail, elle m’a fait des remarques précieuses. Toute seule, en studio, j’ai repris certains motifs du solo. C’est comme cela qu’est arrivé l’idée d’un duo avec le micro. Au début, j’allais parler directement dans ce micro, comme si je m’adressais à des personnes. Je me suis dit que le micro pouvait être ces personnes, et plutôt que de parler, j’ai cherché à rendre visible dans mon corps ce que je voulais dire.

Ensuite, j’ai également rencontré la chorégraphe Rebecca Journo, qui m’a proposé quelques retouches. Je sais ce que je veux, mais je suis aussi une personne qui sait écouter. Et ces collaborations m’ont aidée à trouver la juste forme, à prendre le temps, à ce que la danse n’arrive pas d’emblée, mais qu’elle s’affirme au moment opportun.


Nous parlions de la voix de Delphine Seyrig, de sa colère contre le sexisme. Qu’est-ce que cet enregistrement, qui date du début des années 1970, raconte aujourd’hui à la jeune femme africaine que tu es ?


A l’époque de cet enregistrement, je n’étais pas encore née… Mais cela reste très actuel. En Afrique, se revendiquer du féminisme est souvent déconsidéré, comme si c’était quelque chose qui était importé de l’Occident. C’est Irène Tassembedo, encore elle, qui m’a transmis cet enregistrement de Delphine Seyrig. J’ai alors essayé de chercher des voix équivalentes, de femmes africaines, et je n’en ai pas trouvé, ou alors certaines qui parlaient de féminisme, mais passaient aussitôt à autre chose. En tout cas, personne qui ait la notoriété d’une Gisèle Halimi, par exemple.

J’espère que ça va changer, que l’on fera enfin « descendre la vieille marmite qui crame au feu depuis longtemps ». C’est le combat de ma génération. Cela ne se fera pas en deux ou trois ans, mais c’est important, pour celles qui vont arriver.


Aujourd’hui, tu vis principalement en Afrique, ou à moitié entre Afrique et Europe ? Et quels sont tes rêves pour plus tard ?


Je réside au Burkina Faso mais j’ai gardé beaucoup contacts en Côte d'Ivoire. Et je commence seulement à voyager. En juin, j’ai été invitée en résidence par le CDCN L’échangeur ; c'est seulement la deuxième fois que je mettais les pieds sur le continent européen...

Mes rêves ? J’espère que le travail que je fais pourra être diffusé en Afrique, et notamment en Côte d’Ivoire, que les personnes que je connais, avec qui j’ai traversé certains moments, puissent le voir, pas seulement pour voir mon évolution personnelle, mais pour réaliser qu’on peut changer des choses, conquérir une place d’égalité.

Et puis, depuis très jeune, je rêve d’ouvrir un jour une école de danse, que ce soit au Burkina Faso ou en Côte d’Ivoire ; trouver mon espace et commencer à donner des cours et des stages, même dans une toute petite salle. Engranger des connaissances, croiser des personnes, réunir des conditions économiques… Cela se construit peu à peu. Mais ce rêve est toujours là.


Propos recueillis par Jean-Marc Adolphe,

à Château-Thierry, le 23 juin 2022



(1) - La chicotte ou chicote (mot d'origine portugaise signifiant « natte » ou « extrémité de cordage ») désigne un fouet à lanières tressées, traditionnellement en cuir d'hippopotame ou de rhinocéros, qui a d'abord été employé dans le contexte colonial et la traite négrière.


(2) - Delphine Seyrig, interviewée à la télévision, le 30 septembre 1972, dans l’émission « Féminin Masculin ».


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