Deux femmes, dont les parents ont été emprisonnés par le régime de Bachar al-Assad, réagissent devant la prison militaire de Saydnaya,
au nord de Damas, le 9 décembre 2024. Photo Hussein Malla / AP
Après la chute de Bachar al-Assad en Syrie, le monde découvre l'horreur concentrationnaire de la sinistre prison militaire de Saydnaya, qualifiée d'abattoir humain. Saydnaya devient ainsi le symbole le plus visible (à ce jour) d'un régime d'oppression et de terreur auquel ont collaboré certains dignitaires nazis en cavale, dont Alois Brunner, bras droit d'Adolf Eichmann. Grâce à un livre magistral du grand journaliste et historien Didier Epelbaum, l'histoire d'Alois Brunner et son rôle en Syrie étaient connus dès le début des années 1990. Cela n'a pas empêché certains, en France (à l'extrême-droite, mais aussi Mélenchon), de continuer à trouver Bachar al-Assad tout à fait fréquentable, voire plus. C'est ce que rappelle aujourd'hui, pour les humanités, Didier Epelbaum, tout en revenant sur ce que fut l'influence nazie dans une partie du monde arabe, dès les années 1930.
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En novembre 2005, les téléspectateurs syriens découvraient sur leurs écrans un quinquagénaire américain souriant, aux cheveux et aux yeux clairs, dénoncer « l’occupation sioniste de New York, Washington, Londres et d’autres capitales dans le monde » (1). David Duke, fondateur des "Knights of the Ku Klux Klan" (KKKK) et militant négationniste de la Shoah, figure emblématique de la "droite radicale" aux États-Unis, venait de recevoir un visa des autorités syriennes et de tenir meeting à Damas.
Depuis le début de la guerre civile en 2011, la plupart des mouvements d’extrême-droite soutiennent Bachar al-Assad : italiens (Forza Nuova), grecs (Mavros Krinos), espagnols, belges, britanniques, polonais (Falanga), serbes, roumains, russes (Alexandre Douguine) (2). « Depuis le début de la révolution syrienne, Damas est devenue une sorte de lieu de pèlerinage pour toutes les mouvances les plus extrêmes de l'extrême-droite mondiale, et plus particulièrement européenne […] Bachar est devenu pour eux un symbole à défendre, d'autant plus qu'ils le voient comme un homme assiégé par ceux dont ils estiment qu'ils sont leurs ennemis : les islamistes et les mondialistes », résume Karim Émile Bitar (3).
A gauche : Julien Rochedy, ancien directeur du Front national de la Jeunesse, publie en 2016 un selfie avec Bachar al-Assad,
en qui il voit "un homme dans la pure tradition du raffinement et de la civilisation syrienne".
A droite : aux côtés de Bachar al-Assad, en 2021, à Damas, Thierry Mariani, actuel député européen du Rassemblement national,
et André Kotarac, aujourd'hui conseiller parlementaire de Marine Le Pen.
La France ? En janvier 2017 Marine Le Pen déclarait : « Écoutez les Syriens, et vous verrez que ce qu'ils attendent, c'est que Bachar al-Assad gagne cette guerre contre les fondamentalistes islamistes » (4). En mars 2016, Julien Rochedy, qui a été directeur du Front national de la jeunesse, publie fièrement sur son compte Twitter un selfie avec Bachar al-Assad, dont il fait un vibrant éloge. (5)
Andréa Kotarac, actuel membre du cabinet de Marine Le Pen, a été reçu une première fois par Bachar al-Assad il y a sept ans à Damas mais curieusement ce n’était pas pour le RN : « Lorsque je me rends en Syrie en 2018 », précise-t-il, « je suis élu et mandaté par La France insoumise ». LFI dément mais l’homme maintient son témoignage. Il y a des convergences qui ne surprennent plus : « Vous pensez qu’il faut faire tomber Bachar al-Assad à n’importe quel prix, demandera Mélenchon ? « Et bien moi, je ne suis pas d’accord pour qu’il tombe à n’importe quel prix. » (6)
L’ouverture des prisons syriennes ne montre que la partie émergée d’un système totalitaire fondé sur la destruction physique de toute opposition politique par des méthodes inspirées de l’Allemagne nazie.
La France courtisa le président syrien. En juin 2001, alors qu'il était en visite à Paris. Jacques Chirac et Lionel Jospin eurent l’ingénuité de lui conseiller « tolérance et compréhension mutuelle au Proche-Orient », comme l'a alors rapporté Le Monde. Ignoraient-ils qu’un mois plus tôt, lors de la venue du pape Jean Paul II à Damas, Bachar avait accusé Israël de « tenter d’assassiner tous les principes de toutes les religions », et les Juifs d’avoir « trahi Jésus et essayé de tuer le prophète Mahomet ». Ignoraient-ils que le clan Assad (Hafez le père puis Bachar le fils) régnait depuis plus de trente ans par la terreur absolue ? L’ouverture des prisons syriennes ne montre que la partie émergée d’un système totalitaire fondé sur la destruction physique de toute opposition politique par des méthodes inspirées de l’Allemagne nazie, les opposants au sens large, les familles, enfants compris, les amis... Ou supposés tels. Dans le doute, on élimine !
Il y a derrière ce régime et son parti politique le Baas syrien (à ne pas confondre avec son homologue et concurrent irakien), une continuité idéologique centenaire. La plupart des fondateurs étaient fascinés par le « pangermanisme » traduit en « panarabisme ». Des partis politiques à caractère « nazi ou fasciste » commencèrent à voir le jour dans le monde arabe dès les années 1930. (7) Ancien ministre et ancien ambassadeur de Syrie en France, Sami Al Jundi expliquait : « Nous fûmes les premiers à vouloir traduire Mein Kampf… Quiconque a vécu à Damas durant cette période se souvient de l’engouement général pour le nazisme qui paraissait la seule force capable de servir la cause arabe. » (8) Ce n’était pas seulement de l’histoire. En 2005, Bachar légalisa et adjoignit à son "Front national progressiste" le Parti social-nationaliste syrien (PSNS ou Parti populaire syrien PPS) qui prit modèle, lors de sa création dans les années 1930, sur le parti hitlérien. (9)
Adjoint d'Adolf Eichmann (à droite), Aloïs Brunner (à gauche) a fait déporter plus de 100.000 Juifs (en France, à partir du camp de Drancy). Après la guerre, il se réfugie en Égypte puis en Syrie, sous le nom de "Dr Georg Fischer". En 1966, après le coup d'État qui porte le parti Baas au pouvoir, Alois Brunner commence à conseiller les services de sécurité syriens. Pour Serge Klarsfeld, « Le clan Assad devait éprouver de la sympathie pour celui qui, comme eux, éprouvait de la haine contre les Juifs. D’après les services spéciaux, cet ancien ingénieur
de la solution finale a transmis son savoir-faire et a contribué à la montée d’Hafez el-Assad au pouvoir. »
L’engouement pour le nazisme se traduisit après la défaite de 1945 par la protection et l’emploi des SS en fuite. Il y avait deux filières au départ du Vatican : l’Amérique du Sud (Adolf Eichmann, Josef Mengele, Klaus Barbie...) et le Proche-Orient. Dans la capitale syrienne, un point de chute fut créé par des anciens de la Gestapo, une société d’import-export située rue Georges Haddad, le "Kathar Office". Parmi eux, un homme dont Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères de Mitterrand dira : « il a rendu de grands services au gouvernement syrien ». Il s’agissait de l’Hauptsturmführer Alois Brunner. Jeune SA, membre de la « Légion autrichienne » (les nazis autrichiens en exil de 1934 à 1938), il rejoint Eichmann, après l’annexion de l’Autriche au IIIème Reich, au bureau d’expulsion puis de déportation des Juifs Autrichiens. Eichmann deviendra le principal organisateur du programme d’extermination des juifs et le qualifiera de « mon adjoint le plus efficace ». Avant de prendre la direction du camp de Drancy dans la région parisienne, Brunner a déporté vers les camps d’extermination les Juifs de Vienne, de Berlin, la communauté de Salonique (45.000 personnes). Il fut nommé à Paris pour relancer la déportation qui marquait le pas. Après avoir envoyé 26.000 personnes à Auschwitz en un an, Brunner sévira encore en Slovaquie puis il se cachera en Allemagne avant de gagner Le Caire en 1954 avec un passeport cédé par un ami fonctionnaire de l’administration allemande à Paris, Georg Fischer, identité qu’il conservera toute sa seconde vie en lui collant parfois le titre de "Docteur". D’Égypte où les débouchés sont limités, il se rend à Damas sur le conseil de l’ancien Grand mufti de Jérusalem Amin el Husseini.
Il rejoint une structure d’accueil de nazis en cavale et d’anciens "collègues" : Stangl, Rademacher, Springer, Remer, des noms familiers aux historiens du nazisme (10). Les services français de renseignement le connaissent : dans un rapport de 1961 sur les « agents allemands » en Syrie, Brunner/Fischer, figure en tête de liste. Son rôle : « affaires de surveillance, du recrutement d’agents parmi les allemands et les autrichiens et des besognes de basse police » (on aimerait tant que les services allemands ouvrent leurs archives, mais ne rêvons pas...). Les responsables de la sûreté syrienne comprennent le parti qu’ils peuvent tirer de cet expert exceptionnel de la répression des ennemis politiques… selon l’adage universel : « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ».
Brunner aide l’équipe du ministre de la Défense Hafez el Assad à prendre le pouvoir puis à structurer les "mouhabarat", la police politique, selon son expérience de gestapiste d’élite, il forme les tortionnaires, il les équipe en matériel d’écoute, invente pour eux un instrument de torture, une variante automatisée du supplice de la roue. Il habite dans le vieux Damas, à deux pas du ministre de la défense Mustapha Tlass, sous très haute surveillance. Il crée une entreprise, l’Otraco (Orient Trading Company), fournit des armes au FLN algérien. Il tente d’organiser l’enlèvement de Nahum Goldmann (président du Congrès Juif Mondial) avec des complices à Vienne pour l’échanger contre son patron Adolf Eichmann mais il est trahi par un "ami" autrichien. La même année, il reçoit un colis piégé qui le brûle au visage et lui coûte un œil. En 1980, une lettre piégée dont il ne se méfie pas : trois doigts perdus.
En 1985, l'hebdomadaire allemand "Bunte" publiait une première interview d'Alois Brunner, réalisée en Syrie.
Après une première interview publiée en 1985 dans l'hebdomadaire allemand Bunte, un nazi autrichien, Gerd Honzik, publie clandestinement, en 1988, une interview de Brunner recueillie selon lui à Damas. Brunner lui dit ne rien regretter, au contraire : « L’Autriche devrait me verser une pension en reconnaissance de mes bons services. C’est moi qui ai débarrassé Vienne de ses Juifs. » Sa présence à Damas, démentie par le gouvernement, est un secret de polichinelle. Il est en contact avec l’ambassade d’Allemagne, notamment de braves dames qui lui apportent de la soupe quand il est souffrant.
Depuis 1995 des rumeurs contradictoires circulent à Damas sur sa mort, notamment reproduites par Les Cahiers de l’Orient, sans que l’on en ait la preuve, pas même la photo de la tombe, qui serait totalement anonyme. D’autres informations de la revue XXI (11) ont pour source des anciens de la sûreté syrienne, qui aurait enterré Brunner en 2001, selon le rite musulman, à l’âge de 89 ans. Il aurait passé les dernières années de sa vie dans un cachot, devenu "encombrant" pour Bachar al-Assad : en 1996, Jacques Chirac avait demandé son extradition. En vain.
Didier Epelbaum, pour les humanités
(Journaliste et historien franco-israélien, Didier Epelbaum a notamment été chef du service Politique étrangère de France 2. Il fut en outre l'un des fondateurs de l'Observatoire de la déontologie de l’information (ODI), dont il fut le premier président. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont Alois Brunner, La haine irréductible, paru en 1990 aux éditions Calmann-Lévy).
NOTES
(1) - Lire ICI, en anglais.
(2) - Voir notamment Germano Monti, "A red-brown alliance for Syria", 14/04/2014, sur qantara.de
(3) - Professeur à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth et chercheur associé à l'IRIS. Cité par Caroline Hayek, "Comment Assad est devenu ‘’le blanc’’ de l’extrême-droite occidentale", L’Orient-Le Jour, 15/08/2017.
(4) - Entretien paru dans le magazine Causeur, 4/01/2017. Citation complète de Marine Le Pen : « Écoutez les Syriens, et vous verrez que ce qu’ils attendent, c’est que Bachar al-Assad gagne cette guerre contre les fondamentalistes islamistes. Jusqu’ici, l’Occident a fait tout le contraire. On a renforcé les fondamentalistes islamistes parce qu’on a fait le choix de combattre Bachar al-Assad. On les a armés, on les a soutenus, on leur a apporté une aide logistique, et aujourd’hui on vient dire que Bachar al-Assad est un monstre sanguinaire parce qu’il a remporté la bataille d’Alep. » Dans le même entretien, Marine Le Pen met en doute l'utilisation par Bachar al-Assad d'armes chimiques contre sa population, notamment lors des bombardements effectués en août 2013, dans les villes de Adra, Douma et dans la Ghouta orientale.
(5) - Julien Rochedy écrit ainsi : « Bachar Al-Assad n'a pas du tout les caractéristiques du dictateur arabe qui joue de son menton et de son autorité. Il vous accueille et vous demande, en français, de lui parler librement. Il rit et vous couvre de son empressement ainsi que de sa politesse. [...] J'ai vu un homme dans la pure tradition du raffinement et de la civilisation syrienne, un homme qui m'a paru être soucieux de son pays et de la paix prochaine [...] ». Lire aussi sur Médiapart, "Entre l’extrême droite française et le régime Assad, quinze ans de complaisance", 9 décembre 2024.
(6) - "Quand Jean-Luc Mélenchon justifiait les bombardements sur les rebelles syriens", sur Public Sénat, 10/12/2024. Le 29 novembre dernier, dans une conférence diffusée en vidéo, alors que les rebelles progressaient vers Damas, Jean-Luc Mélelenchon s’amusait de ces « rebelles habillés de pied en cap dans des camions tout neufs », qui auraient été achetés « à la boutique du coin où ils sont allés acheter leurs bazookas, leurs fusils et des Toyota flambant neuves ». Selon le leader de LFI, « un sénateur américain a vendu la mèche, en disant qu’Al-Qaida a toujours été notre agent d’intervention. » La CIA serait-elle derrière le renversement de Bachar al-Assad ? Pour appuyer ses propos, Jean-Luc Mélenchon cite des révélations du "fil d’Informations ouvrières", le journal hebdomadaire du Parti ouvrier indépendant.
(7) - Bernard Lewis, Sémites et antisémites, Fayard, 1987, p. 189.
(8) - Sami Al Jundi, Al Ba’th, Beyrouth 1969, p. 27.
(9). Martin Cüppers et Klaus-Michael Mallmann, Croissant fertile et croix gammée, Verdier, 2009, pp. 54-55.
(10) - « La Syrie a une tradition de collaboration avec d’anciens nazis », écrivait Géraldine Schwarz dans Le Monde du 28 janvier 2015. « En 1948, deux ans après s’être affranchi de la tutelle française, le pays recrute une cinquantaine d’anciens nazis, dont de nombreux SS, pour l’aider à la reconstruction de son armée et de sa police secrète. A leur tête figure Walter Rauff, un ancien haut fonctionnaire de l’Office central de sécurité du Reich (RSHA), qui a organisé le déploiement de camions à gaz dans l’est de l’Europe pour aider les commandos SS à éliminer les communistes, les Tziganes et surtout les juifs. Ces camions de la mort ont tué au moins 700.000 personnes. D’autres criminels de guerre ont été accueillis par Damas, comme Gustav Wagner et Franz Stangl, chefs des camps d’extermination de Sobibor et de Treblinka, en Pologne, où plus d’un million de juifs ont été exterminés. L’arrivée de ce groupe au Moyen-Orient coïncide avec la guerre contre Israël lancée par une coalition de pays arabes, dont la Syrie, qui contestent la création en 1948 d’un État hébreu sur une terre arabe.»
(11) - Hedi Aouidj et Mathieu Palain, "Le nazi de Damas", Revue XXI, 11 janvier 2017.
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