Donner la parole au mouvement social, faire résonner d’autres voix qui n’ont guère d’écho médiatique dans et autour de la guerre en Ukraine : avec des « brigades éditoriales de solidarité », les éditions Syllepse, résolument ancrées à gauche, ont entrepris de publier depuis le début mars textes, communiqués, entretiens et illustrations dans des cahiers qui peuvent être gratuitement téléchargés sur internet. Une mine d’informations et d’analyses qui demande, on l’imagine, un travail considérable mais oh combien nécessaire.
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« Nous le savons, ce ne sont pas les livres qui arrêteront les blindés russes qui déferlent sur l’Ukraine.
Nous le savons, ce ne sont pas les livres qui arrêteront la main de fer qui s’abat sur les Russes qui s’opposent à la guerre de Vladimir Poutine. Nous le savons, ce ne sont pas les livres qui mettront fin à la guerre contre la liberté de l’Ukraine, pas plus qu’ils ne mettront fin à la dictature des oligarques du Kremlin. C’est la résistance populaire ukrainienne multiforme, les grains de sable que les démocrates de Russie et de Biélorussie glisseront dans la machine de guerre russe et l’opinion publique mondiale qui arrêteront les chars de Vladimir Poutine. Mais dans cette bataille pour l’indépendance et la liberté ukrainiennes, rappelons-nous le pouvoir des samizdats et l’effet corrosif qu’ils avaient eu sur la dictature stalinienne… »
Dès le début de l’invasion russe en Ukraine, les éditions Syllepse, « alter-éditeur » de sensibilité autogestionnaire, proche du mouvement altermondialiste et, plus généralement, du mouvement social, ont entrepris de constituer un « front éditorial », en association avec les éditions Page 2 à Lausanne et M Éditeur à Montréal, les revues New Politics (New York), Les Utopiques (Paris) et ContreTemps (Paris), les sites À l’encontre (Lausanne) et Europe solidaire sans frontières, le Réseau syndical international de solidarité et de luttes, le Centre tricontinental (Louvain-la-Neuve) qui publie la revue Alternatives Sud, ainsi que le blog Entre les lignes entre les mots (Paris). Sous le titre générique de « Liberté et démocratie pour l’Ukraine », huit cahiers, de 74 à 92 pages, ont déjà été publiés depuis le 1er mars.
Ils sont gratuitement consultables et téléchargeables sur le site internet des éditions Syllepse : https://www.syllepse.net/en-telechargement-gratuit-_r_20.html
Couverture du premier numéro des cahiers édités et mis en ligne par les éditions Syllepse
Cette alliance éditoriale s’est ensuite élargie à un « partenariat de solidarité et d’assistance » avec les éditions Medusa, maison d’édition indépendante ukrainienne, dont certains ouvrages (en ukrainien), peuvent aujourd’hui être achetés (5 €) sur le site des éditions Syllepse.
Autant de munitions pour comprendre et analyser sans complaisance l’offensive guerrière lancée par Vladimir Poutine en Ukraine.
La première vertu de ces « brigades éditoriales de solidarité » est de donner la parole, numéro après numéro, aux résistances populaires, aux oppositions russes et biélorusses, au mouvement syndical et aux mouvements sociaux opposés à la guerre, alors même que ces voix-là ne sont pas celles qui ont le plus d’écho médiatique. Dès le premier numéro (1er mars), on pouvait aussi prendre connaissance de communiqués émanant du Congrès des syndicats démocratiques de Biélorussie ou de la Confédération du travail de la Russie (KTR), d’un regroupement de "travailleurs russes de la culture" ou encore d’un manifeste de féministes russes unies contre la guerre et l’occupation en Ukraine, mais aussi d’une pétition lancée sur les réseaux sociaux en Chine par cinq universitaires opposés à la guerre. Au fil des numéros, on pourra encore lire un appel d’étudiants, doctorants, professeurs, personnels et diplômés de la plus ancienne université de Russie, l’université Lomonossov de Moscou (n° 3), une information sur des actions de sabotage menées en Biélorussie par des cheminots pour entraver l’acheminement des convois de l’armée russe (n° 4), mais aussi de textes d’enseignants syriens en exil, de l’Armée zapatiste de libération nationale au Mexique, de dockers suédois, etc.
Foisonnants, ces cahiers regorgent en outre de traductions de reportages, d’analyses et d’entretiens parus dans des médias ukrainiens, d’opposition russes ou internationaux. Sont ainsi, à lire, dans le dernier numéro paru, des textes des philosophes Judith Butler et Slavoj Žižek (n° 8). Mais ce qu’on ne trouve quasiment nulle part ailleurs, ce sont des échos de la société civile ukrainienne (et aussi, dans une certaine mesure, russe et biélorusse), à travers associations, syndicats et mouvements civiques, notamment féministes. Une large place est ainsi donnée à des documents issus de Sotsyalnyi Rukh (Mouvement social), une organisation de gauche anticapitaliste, féministe et écologiste ukrainienne.
Loin de "l'anti-impérialisme des idiots"
Face à une gauche européenne qui a pu minimiser, par anti-américanisme viscéral, l’agression commise par la Russie de Poutine, les éditions Syllepse, pourtant situées très à gauche, se sont d’emblée positionnées sans la moindre ambiguïté. Dès le premier numéro, un texte de l’historien ukrainien Taras Bilous, rédacteur en chef de la revue en ligne Spilne | Commons (que l’on retrouve dans plusieurs publications ultérieures) met les points sur les i en s’adressant à cette partie de la gauche occidentale qui a voulu croire à « l’agression de l’OTAN en Ukraine », qui a « critiqué l’Ukraine pour ne pas avoir appliqué les accords de Minsk et a gardé le silence sur la violation de ces accords par la Russie et les prétendues "républiques populaires" [Donetsk et Lougansk] », ou encore « qui a exagéré l’influence de l’extrême droite en Ukraine, mais n’a pas remarqué l’extrême droite dans les "républiques populaires" et a évité de critiquer la politique conservatrice, nationaliste et autoritaire de Poutine. » Ce que Taras Bilous, en citant l’autrice et militante britannico-syrienne Leila Al-Shami, qualifie d’«anti-impérialisme des idiots».
« Je ne suis pas un fan de l’OTAN, poursuit l’auteur. Je sais qu’après la fin de la guerre froide, le bloc (OTAN) a perdu sa fonction défensive et a mené des politiques agressives. Je sais que l’expansion de l’OTAN vers l’est a sapé les efforts visant au désarmement nucléaire et à former un système de sécurité commun. L’OTAN a tenté de marginaliser le rôle des Nations unies et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), et de les discréditer en les qualifiant d’"organisations inefficaces". Mais nous ne pouvons pas revenir sur le passé. Nous devons nous fixer sur les circonstances actuelles lorsque nous cherchons un moyen de sortir de cette situation. (…) À maintes reprises, la gauche occidentale a répondu à la critique de la Russie en mentionnant l’agression des États-Unis contre l’Afghanistan, l’Irak et d’autres États. Bien sûr, ces États doivent être inclus dans la discussion – mais comment, exactement ? L’argument de la gauche devrait être qu’en 2003, les autres gouvernements n’ont pas exercé suffisamment de pression sur les États-Unis à propos de l’Irak. Non pas qu’il soit nécessaire d’exercer moins de pression sur la Russie au sujet de l’Ukraine maintenant. »
Dans le second numéro de ces cahiers « Liberté et démocratie pour l’Ukraine », le socio-anthropologue Volodymyr Artiukh ajoute, à toutes fins utiles :
« Ici, dans le monde post-soviétique, nous avons beaucoup appris de vous. Par « nous », j’entends les chercheur·es et les militant·es communistes, socialistes démocratiques, anarchistes de gauche, féministes, atomisé·es ou vaguement organis·es, de Kiev, Lviv, Minsk, Moscou, Saint-Pétersbourg et d’autres endroits qui sont plongés dans les horreurs de la guerre et de la violence policière. (…) Après l’effondrement de l’Union soviétique, nous nous sommes appuyé·es sur votre analyse de l’hégémonie américaine, du tournant néolibéral dans les formes d’accumulation du capital, et du néo-impérialisme occidental. Nous avons également été encouragé·es par les mouvements sociaux occidentaux, de l’altermondialisme aux protestations anti-guerre, d’Occupy à Black Lives Matter. Nous apprécions la façon dont vous avez essayé de théoriser notre coin du monde. Vous avez souligné à juste titre que les États-Unis ont contribué à saper les options démocratiques et économiquement progressistes de la transformation post-soviétique en Russie et ailleurs. Vous avez raison de dire que les États-Unis et l’Europe n’ont pas réussi à créer un environnement de sécurité qui inclurait la Russie et d’autres pays post-soviétiques. (…) Cependant, au milieu du bombardement de Kharkiv par la Russie, nous voyons les limites de ce que nous avons appris de vous. Ces connaissances ont été produites dans les conditions de l’hégémonie américaine, qui a atteint ses limites face aux lignes rouges sanglantes de la Russie. Les États-Unis ont perdu leur capacité à représenter leurs intérêts comme des intérêts communs à la Russie et à la Chine, ils ne peuvent plus imposer leur vision avec la puissance militaire, et leur influence économique se réduit.
Malgré ce que beaucoup d’entre vous prétendent, la Russie ne répond plus, ne s’adapte plus, ne fait plus de concessions, elle a regagné son pouvoir d’action et elle est capable de façonner le monde qui l’entoure. (…) La Russie façonne le monde qui l’entoure, impose ses propres règles comme le faisaient les États-Unis, mais par d’autres moyens. Le sentiment de perte du sens des réalités que ressentent de nombreux commentateurs vient du fait que les élites russes en guerre sont capables d’imposer leurs illusions, de les transformer en fait sur le terrain, de les faire accepter aux autres malgré eux. Ces illusions ne sont plus déterminées par les États-Unis ou l’Europe, elles ne sont pas une réaction, elles sont une pure création. (…)
Vous nous avez appris tout ce qu’il faut savoir sur les États-Unis et l’OTAN, mais cette connaissance n’est plus si utile. Les États-Unis ont peut-être dessiné le contour de ce jeu de société, mais maintenant d’autres joueur·euses déplacent les pièces et dessinent leurs propres contours avec un marqueur rouge. Les explications centrées sur les États-Unis sont dépassées. J’ai lu tout ce qui a été écrit et dit à gauche sur l’escalade du conflit de l’année dernière entre les États-Unis, la Russie et l’Ukraine. La plupart de ces écrits étaient terriblement erronés, bien pire que de nombreuses explications venant du courant dominant. Leur pouvoir de prédiction était nul. (…)
Ne laissez pas des positions politiques bancales se substituer à une analyse de la situation. (…) Une nouvelle réalité autonome émerge autour de la Russie, une réalité de destruction et de dures répressions, une réalité où un conflit nucléaire n’est plus impensable. (…) »
Une fois affirmée cette « mise au point », la première vertu de ces « brigades internationales de solidarité » est de donner la parole, numéro après numéro, aux résistances populaires, aux oppositions russes et biélorusses, au mouvement syndical et aux mouvements sociaux opposés à la guerre, alors même que ces voix-là ne sont pas celles qui ont le plus d’écho médiatique. Dès le premier numéro (1er mars), on pouvait aussi prendre connaissance de communiqués émanant du Congrès des syndicats démocratiques de Biélorussie ou de la Confédération du travail de la Russie (KTR), d’un regroupement de "travailleurs russes de la culture" ou encore d’un manifeste de féministes russes unies contre la guerre et l’occupation en Ukraine, mais aussi d’une pétition lancée sur les réseaux sociaux en Chine par cinq universitaires opposés à la guerre. Au fil des numéros, on pourra encore lire un appel d’étudiants, doctorants, professeurs, personnels et diplômés de la plus ancienne université de Russie, l’université Lomonossov de Moscou (n° 3), une information sur des actions de sabotage menées en Biélorussie par des cheminots pour entraver l’acheminement des convois de l’armée russe (n° 4), mais aussi de textes d’enseignants syriens en exil, de l’Armée zapatiste de libération nationale au Mexique, de dockers suédois, etc.
Foisonnants, ces cahiers regorgent en outre de traductions de reportages, d’analyses et d’entretiens parus dans des médias ukrainiens, d’opposition russes ou internationaux. Sont ainsi, à lire, dans le dernier numéro paru, des textes des philosophes Judith Butler et Slavoj Žižek (numéro 8). Mais ce qu’on ne trouve quasiment nulle part ailleurs, ce sont des échos de la société civile ukrainienne (et aussi, dans une certaine mesure, russe et biélorusse), à travers associations, syndicats et mouvements civiques, notamment féministes. Une large place est ainsi donnée à des documents issus de Sotsyalnyi Rukh (Mouvement social), une organisation de gauche anticapitaliste, féministe et écologiste ukrainienne.
Katya Gritseva, "artiste révolutionnaire"
La militance n’empêche nullement que s’expriment aussi, dans ces cahiers, la poésie et la création graphique. Le septième numéro inclut ainsi un portfolio d’une jeune graphiste de 22 ans, originaire de Marioupol, aujourd'hui réfugiée à Lviv, Katya Gritseva (illustration en tête d’article), qui se définit elle-même comme « artiste révolutionnaire, socialiste, militante étudiante, poète ». Ses œuvres sont actuellement exposées au Maltais, 40 rue de Malte, Paris 11ème (métro République ou Oberkampf), à découvrir dans le diaporama et/ou la vidéo ci-dessous.
J.M. A.
Diaporama (4 illustrations)
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