top of page

Sri Lanka : dans les coulisses de "l'Or de Ceylan"


Une femme travaillant dans une plantation de thé cueille des feuilles de thé dans un domaine à Badulla, au Sri Lanka,

le 10 septembre 2024. Photo Eranga Jayawardena / AP


LE TOUR DU JOUR EN 80 MONDES Pour la première fois de son histoire, le Sri Lanka vient d'élire un président de gauche. Celui-ci réussira-t-il à changer les conditions de travail et de vie des ouvriers et ouvrières des plantations de thé, qu'un récent rapport des Nations unies comparait à une forme de travail forcé proche du servage ? Reportage et portfolio.


Pour la première fois de son histoire, le Sri Lanka, indépendant depuis 1948, devenu république à part entière en 1972 vient d’élire un président de gauche. Âgé de 55 ans, fils de paysans, ancien militant du Janatha Vimukthi Peramuna, un mouvement associé à deux insurrections armées contre l’Etat dans les années 1970 et 1980, aujourd’hui à la tête d’une coalition de partis de gauche, Anura Kumara Dissanayake a devancé le candidat de centre droit, Sajith Premadasa, et le président sortant, Ranil Wickremesinghe, dont la brutale politique d’austérité, imposée à la population qui s’est massivement appauvrie, a suscité un vif mécontentement. Anura Kumara Dissanayake a probablement profité de la colère exprimée en 2022 par un mouvement citoyen, baptisé Aragalaya (« la lutte » en cingalais, lire ICI). Pourtant, la partie n’est pas encore gagnée, et le parlement sri-lankais devrait être dissous sous peu, pour permettre de nouvelles élections législatives : au sein du parlement actuel, le parti de Dissanayake, d’obédience marxiste, ne dispose que de trois sièges…


Ceylan, l’ancien nom du Sri Lanka alors colonie britannique (1796-1948), est resté attaché à l’un des principaux produits d’exportation de l’île. Ce sont d’ailleurs les Britanniques qui y ont importé la culture du thé, après que les plantations de caféiers aient été décimées par un champignon, dans les années 1870. Les Cingalais refusent de travailler sur les plantations, les Britanniques ont aussi massivement "importé" des Tamouls du nord de l’Inde. Leurs descendants constituent aujourd’hui encore la plupart de la main d’œuvre des plantations de thé.

Le Sri Lanka est aujourd’hui le troisième pays producteur de thé au monde. Au début des années 1970, le gouvernement avait nationalisé la plupart des plantations de thé, avant de les privatiser à nouveau dans les années 1990. Les conditions de travail et de vie restent particulièrement dures pour les ouvriers (et ouvrières, pour beaucoup) de ces plantations qui exportent dans le monde entier « l’Or de Ceylan » (en 2020, la France a importé pour 4,8 millions d’euros du café et du thé su Sri Lanka). On est loin de l’image de « terres vallonnées couvertes d’arbustes aux feuilles fragiles, délicatement cueillies par des centaines de femmes en sari multicolores », comme le vante un site touristique !


Nadia Mevel


REPORTAGE

SPRING VALLEY, Sri Lanka (d’après un reportage de Krishan Francis pour AP) – Le résultat de l’élection présidentielle au Sri Lanka, dont est sorti vainqueur le candidat de gauche, Anura Kumara Dissanayake, va-t-il changer quelque chose dans la vie de Muthuthevarkittan Manohari, qui se bat au jour le jour pour nourrir les quatre enfants et la mère âgée avec lesquels elle vit dans une pièce délabrée d'une plantation de thé ? « J’ai déjà tout entendu », dit-elle, désabusée, en réponse aux deux principaux candidats à l'élection présidentielle, qui promettaient l’un et l’autre de donner des terres aux centaines de milliers de travailleurs des plantations du pays.

 

Muthuthevarkittan Manohari et sa famille descendent de travailleurs indiens qui ont été amenés par les Britanniques pendant la période coloniale pour travailler dans les plantations où l'on cultivait d'abord le café, puis le thé et le caoutchouc. Ces cultures sont toujours les principales sources de devises étrangères du Sri Lanka.

 

Les travailleurs des plantations du Sri Lanka sont un groupe longtemps marginalisé qui vit souvent dans une grande pauvreté. Depuis 200 ans, cette communauté vit en marge de la société sri-lankaise. Peu après l'indépendance du pays en 1948, le nouveau gouvernement les a privés de leur citoyenneté et de leur droit de vote. Environ 400.000 personnes ont été déportées en Inde dans le cadre d'un accord avec Delhi, séparant ainsi de nombreuses familles.

 

La communauté s'est battue pour ses droits, gagnant par étapes jusqu'à obtenir la pleine reconnaissance de sa citoyenneté en 2003. Aujourd'hui, environ 1,5 million de descendants de travailleurs des plantations vivent au Sri Lanka, et quelque 470.000 personnes vivent encore dans les plantations. La communauté des plantations présente les taux les plus élevés de pauvreté, de malnutrition, d'anémie chez les femmes et d'alcoolisme du pays, ainsi que des niveaux d'éducation parmi les plus bas.

 

Bien qu'ils parlent la langue tamoule, ils sont traités comme un groupe distinct des Tamouls indigènes de l'île, qui vivent principalement dans le nord et l'est. Pourtant, ils ont souffert pendant les 26 années de guerre civile entre les forces gouvernementales et les séparatistes Tigres tamouls. Les travailleurs des plantations et leurs descendants ont été victimes de violences collectives, d'arrestations et d'emprisonnements en raison de leur appartenance ethnique.

 

La plupart des travailleurs des plantations vivent aujourd'hui dans des logements surpeuplés appelés "line houses", qui appartiennent aux sociétés de plantation. Tomoya Obokata, rapporteur spécial des Nations unies sur les formes contemporaines d'esclavage, a déclaré après une visite en 2022 que cinq à dix personnes partagent souvent une seule pièce de moins de 10 mètres carrés, souvent sans fenêtres, sans cuisine digne de ce nom, sans eau courante ni électricité. Plusieurs familles partagent souvent des latrines rudimentaires. Il n'y a pas d'installations médicales appropriées dans les plantations, et les malades sont soignés par ce que l'on appelle des assistants médicaux qui n'ont pas de diplôme médical.

 

« Ces conditions de vie inférieures aux normes, combinées à des conditions de travail difficiles, constituent des indicateurs clairs de travail forcé et peuvent également s'apparenter à du servage dans certains cas », a écrit Tomoya Obokata dans un rapport adressé au haut-commissaire des Nations unies pour les droits de l'homme.

 

Le gouvernement a fait quelques efforts pour améliorer les conditions des travailleurs des plantations, mais des années de crise fiscale et la résistance des puissantes sociétés de plantation ont freiné les progrès. L'accès à l'éducation s'est amélioré et un petit groupe d'entrepreneurs, de professionnels et d'universitaires issus des travailleurs des plantations a vu le jour.

 

Cette année, le gouvernement a négocié une augmentation du salaire journalier minimum d'un ouvrier de plantation à 1 350 roupies (moins de 5 dollars) par jour, plus un dollar supplémentaire si l'ouvrier cueille plus de 22 kilos par jour. Les travailleurs affirment que cet objectif est presque impossible à atteindre, notamment parce que les théiers sont souvent négligés et poussent de façon éparse.

 

Le gouvernement a construit de meilleures maisons pour certaines familles et le gouvernement indien aide à en construire d'autres, déclare Periyasamy Muthulingam, directeur exécutif de l'Institut du développement social du Sri Lanka, qui travaille sur les droits des travailleurs des plantations. Mais de nombreuses promesses n'ont pas été tenues. « Tous les partis politiques ont promis de construire de meilleures maisons pendant les élections, mais ils ne les mettent pas en œuvre lorsqu'ils sont au pouvoir », déplore  Periyasamy Muthulingam. Selon lui, plus de 90 % des habitants des plantations ont été exclus des programmes gouvernementaux de distribution des terres.

 

Dans l’immédiat, Muthuthevarkittan Manohari est préoccupée par le sort de son fils de 16 ans : par manque de moyens financiers, il a été contraint d'abandonner l'école …


PORTFOLIO. Eranga Jayawardena (AP )


Muthuthewarkittan Manohari, ouvrière dans une plantation de thé, se prépare à aller travailler dans une usine de thé à Spring Valley Estate

à Badulla, au Sri Lanka. Photo Eranga Jayawardena


Muthuthewarkittan Manohari, ouvrière dans une plantation de thé, à droite, donne le bain à sa fille cadette Madubhashini, tandis que sa fille aînée Shalani, au centre, se tient à l'entrée de leur petite maison à Spring Valley Estate, à Badu. Photo Eranga Jayawardena / AP

Des ouvrières d'une plantation de thé. Dans le sens des aiguilles d'une montre et en partant du haut à gauche, Kanakambige Velayudan, Kaariman Thangamma, Tharmaraj Kaladevi, Dharmawathi, Kumaralingum Kamala et Nadaraja Chitramani lors d'une pause dans leur travail dans une plantation de thé à Badulla, au Sri Lanka, le 10 septembre 2024. Photos Eranga Jayawardena / AP

Un ouvrier d'une plantation de thé porte un sac de feuilles de thé tandis qu'un autre cueille des feuilles de thé à Spring Valley Estate à Badulla, Sri Lanka. Photo Eranga Jayawardena / AP


A gauche : Une ouvrière d'une plantation de thé porte un paquet de feuilles de thé sur sa tête. A droite : des ouvrières des plantations de thé pèsent les feuilles de thé cueillies à Spring Valley Estate à Badulla, au Sri Lanka, le 10 septembre 2024. Photos Eranga Jayawardena / AP


A gauche : des travailleurs des plantations de thé de Spring Valley Estate passent devant une affiche électorale avec un portrait du président sri-lankais Ranil Wickremesinghe, avant l'élection présidentielle du pays, à Badulla, le 9 septembre 2024.

A droite : des travailleurs de plantations de thé acclament leurs leaders politiques lors d'un rassemblement pour l'élection présidentielle

à Thalawakele, au Sri Lanka, le dimanche 8 septembre 2024. Photos Eranga Jayawardena / AP

Des travailleurs des plantations de thé assistent à un rassemblement pour l'élection présidentielle à Thalawakele, au Sri Lanka, le dimanche 8 septembre 2024. Photo Eranga Jayawardena / AP


 

Auteur des photographies de ce reportage, Eranga Jayawardena est né en 1978 et a grandi à Colombo, au Sri Lanka. il est st diplômé en photographie de l'université de Kelaniya, au Sri Lanka, et possède une maîtrise en développement économique et en études sur les conflits et la paix de l'université de Colombo. Depuis plus de 20 ans, il enregistre, par le biais de la photographie d'actualité, des événements naturels, sociopolitiques et de divertissement importants. En 1996, alors qu'il était encore à l'école, Eranga a commencé à travailler pour les principaux journaux locaux de Colombo, principalement sur des événements violents à caractère ethnique et à motivation politique.

En 2002, Eranga a rejoint l'agence Associated Press où il est devenu responsable de la couverture photographique du Sri Lanka et des Maldives. Il a entre autres couvert le tsunami de l'océan Indien en 2004, la guerre civile du Sri Lanka et les questions relatives aux droits de l'homme, les Jeux du Commonwealth 2010 organisés à New Delhi, les Jeux olympiques de Londres en 2012, la Coupe du monde de cricket ICC 2011, le référendum public aux Maldives visant à transformer l'État en une démocratie multipartite après 30 ans de régime unipartite.

Il a été fianliste du prestigieux Prix Pulitzer en 2023.


 

Hors de l'actualité qui se rabâche, les humanités, journal-lucioles, aime bien prendre des nouvelles glanées un peu partout sur la planète. Des territoires, des cultures, des histoires de vies... C'est notre "tour du jour en 80 mondes". Une veille éditoriale qui requiert votre soutien... Dons et abonnements ICI


Mots-clés :

72 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Commentaires


bottom of page