"Signal" et l'Oukazeland
- Jean-Marc Adolphe
- 28 mars
- 9 min de lecture

Marc Chagall, "Étude pour Adam et Ève ou Hommage à Apollinaire", 1911 - 1912,
gouache sur papier contrecollé sur toile, 27,5 x 24 cm, Collection particulière © ADAGP, Paris, 2025
L'affaire du "Signalgate" révèle bien plus qu'une bourde commise par les amateurs qui dirigent la start-up "Maison Blanche". Mais comme caca-Trump, c'est quand même pas tout dans la vie, nos éphémérides du jour ouvrent sur d'autres horizons, avec par ordre d'apparition : Steve Mandanda, Marc Chagall, Ana Rosa Chacón, Rodrigo Chavez (président du Costa Rica), Joseph Staline et la République juive du Birobidjann, Elisabeth Lesimple (libraire), et Samira Negrouche (figure majeure de la poésie algérienne).
Ephémérides
Quelqu'un meurt, quelqu'un naît, c'est le cycle de la vie. A Kinshasa, il y a tout juste quarante ans, naissait le footballeur Steve Mandanda, venu en France (à Évreux) à 2 ans avec sa famille. Au foot, on n'y connait pas grand chose (on sait quand même que Steve Mandada fut un excellent gardien de buts), mais bon anniversaire quand même. Le Stade rennais, où il est encore en contrat jusqu'en juin, a recruté un nouveau gardien, Brice Samba (né au Congo en 1994). Désormais sur le banc des remplaçants, Steve Mandanda ne joue quasiment plus, « mais je reste l'ancien du vestiaire », disait-il récemment dans un entretien pour RMC. "Ancien du vestiaire" : on ignore si c'est la "qualification" qui figure sur son bulletin de salaire du Stade rennais. Ce serait classe : tout en continuant à s'entrainer et à jouer de temps à autre, Steve Mandanda pourrait se voir confier des missions et responsabilités pour des actions de formation, d'éducation populaire... Il en a évidemment les qualités sportives, mais aussi humaines. Mais dans le mercato du foot-business, l'ancienneté est-elle encore une valeur ?
Marc Chagall et Ana Rosa Chacón
Ce même 28 mars1985, main dans la main en quelque sorte, même si à des milliers de kilomètres de distance, disparaissaient Marc Chagall (à Saint-Paul-de-Vence, à 97 ans) et Ana Rosa Chacón (à 96 ans, à San José au Costa Rica). Ils ne jouaient ni sur le même continent, ni dans la même catégorie.
Magicien des couleurs, né Moïche Zakharovitch Chagalov en 1887 dans la région de Vitebsk, en Biélorussie, où existait encore une importante communauté juive (1), Marc Chagall fut naturalisé français en 1935 (à une époque où Bruno Retailleau n'était pas ministre de l'Intérieur) pour fuir l'antisémitisme de l'Europe centrale. Nombreuses de ses œuvres, spoliées pendant la période nazie, sont recherchées aujourd'hui encore. « L'art », disait Chagall, « c'est l'effort inlassable d'égaler la beauté des fleurs sans jamais y arriver ».
Avec la mexicaine Elena Arizmendi Mejia (ICI), éditrice du magazine Feminismo Internacional, Ana Rosa Chacón fut l'une des pionnières du féminisme en Amérique latine. Initialement diplômée en pédagogie et en éducation physique, elle commence à mettre en œuvre des programmes ayant pour objectif d'améliorer la santé des enfants grâce à des mouvements rythmés, notamment la danse, et au développement du corps. Elle participe en 1913 à la création du programme « La Gota de Leche » (La Goutte de lait) qui a pour buts de fournir du lait aux enfants défavorisés, ainsi qu'à éduquer leurs mères à une bonne nutrition et à encourager l'allaitement maternel. En 1923, elle est cofondatrice de la Liga Feminista Costarricense, première organisation féministe au Costa Rica, qui milite avec force pour la reconnaissance des droits politiques et civils des femmes. En 1953, lors de la première élection à laquelle les femmes sont autorisées à voter au Costa, elle est l'une des trois premières femmes élues à la députation.

Rodrigo Chavez, élu président du Costa Rica après avoir été sanctionné pour "comportement déplacé" envers les femmes.
Photo Prensa latina.
En matière de droits des femmes, le Costa Rica était souvent cité comme un pays exemplaire en Amérique latine (à l'exception du droit à l'avortement, qui n'est toujours pas reconnu). Les choses se gâtent quelque peu depuis l'élection en 2022 du président conservateur Rodrigo Chavez, qui a pactisé avec les mouvements évangélistes. Le gouvernement costa-ricain prépare ainsi un durcissement du "délit d'avortement", avec des peines qui iraient de 6 à 12 ans de prison. En 2019, Rodrigo Chavez avait dû démissionner de son poste de directeur de la Banque mondiale en Indonésie, à la suite d'une sanction pour « comportement déplacé » envers les femmes. Deux jours plus tard, il était nommé ministre des finances du Costa Rica...
La république du Birobidjan
Pour clore cette éphéméride, et puisqu'on parlait des origines juives de Marc Chagall, rappelons qu'il y a quatre-vingt dix sept ans, le 28 mars 1928, le grand-père spirituel de Vladimir Poutine, alias Joseph Staline, décidait de créer une région autonome à l'Est de la Sibérie en vue d'y installer les juifs d'Union soviétique. En 1934, ce territoire prend le nom de Région autonome des Juifs du Birobidjan et adopte le yiddish pour langue officielle à côté du russe.

Dans le Birobidja, vers1929-1930.
La création du Birobidjan, c'était une idée du président du Soviet Suprême Mikhaïl Kalinine. Le projet consister à freiner l'émigration des juifs soviétiques vers la Palestine tout en les poussant loin de la "Russie utile". Mais la république du Birobidjan, glaciale et désolée, en bordure du fleuve Amour, sur la frontière chinoise, n'attira guère d'immigrants. Les juifs eux-mêmes, malgré les encouragements officiels, n'ont jamais représenté plus du quart de sa population. En ce début du XXIe siècle, dans ce qui est devenu l'Oblast autonome juif, ils ne sont plus que quelques milliers sur 200 000 habitants (Russes, Coréens, Chinois...) mais restent fidèles à leur culture et à la langue yiddish.
À son apogée à la fin des années 1940, la population juive de la région a culminé à environ 46.000 à 50.000 personnes, soit environ 25 % de la population totale. Dans ce qui est aujourd"'hui "l'Oblast autonome juif", selon le recensement de 2010, la population est de 176.558 personnes, soit environ 0,12 % de la population totale de la Russie, et il n'y a plus que 1.628 Juifs (moins de 1 % de la population de l'Oblast), tandis que les Russes ethniques représentent 92,7 % de la population, suivis des Ukrainiens (2,8 %) ; le judaïsme n'y est pratiqué que par 0,2 % de la population... Le gouvernbeur (juif) de l'Oblast, Rostislav Goldstein, a été viré l'an dernier par Poutine, qui a nommé à sa place Maria Feodorovna Kostyuk, une fidèle de Russie Unie, dont le fils, Andrei Kovtun, est mort sur le front ukrainien, ce qui fait d'elle une "mère de héros de la Russie".
En pièces détachées
Trumpland : friture sur le "Signal"
A l'époque où nous fumes jeunes, "Signal", c'était une marque de dentifrice. Et ça l'est toujours, d'ailleurs, propriété de la multinationale anglo-néerlandaise Unilever. Mais c'est un autre "Signal" qui est depuis quelques jours sur toutes les bouches : une messagerie qui "protège la liberté d'expression et permet des communications mondiales sécurisées". Sauf que les amateurs qui dirigent la start-up "Maison Blanche" ont appuyé sur le mauvais bouton et ont convié à leurs petites discussions secrètes le rédacteur en chef d'un journal de gauche, The Atlantic. C'est un peu comme si les services de renseignement russes avaient invité par néglience la rédaction des humanités à suivre en direct une causerie entre Poutine, Lova-Belova et Malofeev sur l'organisation des déportations d'enfants ukrainiens.
Une grosse bourde, donc. Et forcément, ça fait jaser, des deux côtés de l'Atlantique. Des amateurs, vraiment. Mais on aurait tort de se gausser, ce serait passer à côté de l'essentiel. A l'écart des commentaires médiatiques à profusion, l'avisé historien Timothy Snyder lève le lièvre (2). Pourquoi donc les principaux responsables de la Trump Administration, plutôt que d'utiliser des plateformes gouvernementales parfaitement sécurisées, ont-ils recours à la messagerieSignal, qui plusest sur leurs téléphones personnels ? C'est entre autres parce que Signal dispose d'effacerautomatiquement, au fur et à mesure, les messages qui y sont échangés. Or, souligne Timothy Snyder, un tel dispositif viole un aspect fondamental du droit constitutionnel américain, consigné dans le Federal Records Act (voir ICI).
En dehors des risques d'hameçonnage (même sur une messagerie a priori sécurisée), le problème posé par l'utilisation de Signal est le suivant : les responsables de la Maison Blanche s'affranchissent d'une loi qui est censée protéger les citoyens américains de leur propre gouvernement. En bref : sans avoir à brûler de Reichstag, le coup d’État trumpiste a déjà commencé. Au nom de la "sécurité nationale", qu'il s'agisse de déclencher des bombardements au Yémen ou de déporter 300 migrants vénézuéliens dans un goulag salvadoriens, il est hors de question pour la Trump Mafia de devoir rendre des comptes au peuple (via leurs représentants, même républicains, au Congrès) ni davantage aux juges fédéraux chargés de veiller à la constitutionnalité des décisions prises, par décret ou oukaze ("oukaze" est un mot qui plait bien à Trump, il est d'origine russe).
Pour se rafraîchir
Un rituel anti-Trump ? Pour se rafraîchir, allons au Gabon ou les femmes Pygmées de l'ethnie Baka (qui regroupe des peuples tels que les Aka, les Mbuti, les Twa, les Efe, les Asua, les Koya, les Bongo et bien d'autres évoluant dans le bassin du Congo) ne roulent pas de Tesla et ne savent même pas qui c'est, Musk. Mais l'eau, elles connaissent.

Elisabeth Lesimple, libraire à Batz-sur-Mer (photo Ouest-France).
Poème du jour
« La poésie, c’est une manière d’habiter le monde » (Elisabeth Lesimple, libraire)
Ce vendredi 28 mars à 18 h 30, dans le cadre du Printemps des poètes, direction Batz-sur-Mer (2.800 habitants, en Loire-Atantique), où l'excellente librairie La Gède aux livres, tenue par Elisabeth Lesimple, accueille Samira Negrouche, figure majeure de la poésie algérienne : « Lorsque j’ai lu certains de ses poèmes, et notamment J’habite en mouvement (Ed. Barzakh) », dit Elisabeth Lesimple, « son rapport à la langue m’a interpellé. Je suis entrée directement dans sa poésie sans filtre. J’aime son écriture et ce mouvement qu’elle propose. C’est une poétesse qui est dans l’oralité et qui aime la langue française en tant qu’Algérienne. C’est une amoureuse des mots, le sens pur de la poésie, avec l’idée que les mots peuvent agir. »

Samira Negrouche, figure majeure de la poésie algérienne (photo DR)
Médecin de formation, traductrice de l’arabe vers le français, Samira Negrouche est une voix majeure de la poésie algérienne, traduite dans une trentaine de langues. Depuis la publication de son tout premier recueil (Faiblesse n’est pas de dire…, 2001, Barzakh), « elle a engrangé des expériences, ouvert son verbe à nombre de courants et de coloratures, appris à déconstruire le prêt-à-penser de la langue ».
Pour aujourd'hui, nous avons choisi de reproduire un poème, Suite a/rythmique, écrit en écho à une exposition de Pierre Soulages :
« Le poète chemine dans les ténèbres, mais ce ne sont point ténèbres négatives : l’inconnu fait levain pour des moissons futures. Ainsi « attentif à ce qu’(il) ignore », selon les mots du peintre Pierre Soulages, il fait feu de tout bois, et « pren(d) racines/par tous (l)es bouts ». Ouvert à ce qui l’entoure, il écoute le battement de ce qui va, de ce qui vient, de ce qui passe : et ce sont sensations fugaces qui font pensée, qui fondent une posture au monde. Le sens n’est pas la visée première, le poème est écoute, intériorisation d’une expérience : ainsi de « Suite a-rythmique », en écho aux toiles de Soulages, exposées en 2013 au musée Fabre à Montpellier, et pour lesquelles Samira Negrouche a noté des impressions, des ressentis, des ébranlements intérieurs face à l’univers du peintre. » (Hervé Sanson, texte ci-dessous en PDF)
Suite a/rythmique
a/
Attentif à ce que j’ignore
le grain passe son chemin
ainsi roule qui
ne dit pas son nom
ni ne fredonne de refrain
semble figé
semble sourd
grain de sable qui
passe et s’agite
de strates en surface
plane et creuse
se résout en tempête
d’herbes automnales.
b/
j’ai légèrement
les bornes
écorné les coins
la photo de vacances
légèrement posé ici
là et très soigneusement
quelques pansements écaillés
ne rallume pas
la carte postale a changé
de bord.
c/
là où je m’adosse
commence la forêt
du voisin.
de tout mon long
de profil
de relief
je prends racines
par tous mes bouts.
Samira Negrouche / Bibliographie
J'habite en mouvement, éditions Barzakh, 2023, Stations, éditions chèvre-feuille étoilée, 2023, Traces, éditions Fidel Anthelme X, 202, The Olive Trees Jazz and Other Poems, traduction par Marilyn Hacker, Presse Pléiades, 2020, Alba Rosa, éditions Color Gang, 2019, Quai 2I1, partition à trois axes, éditions Mazette, 2019, Six arbres de fortune autour de ma baignoire, éditions Mazette, 2017, Quand l'amandier refleurira, Anthologie, éditions de l'Amandier, Paris, 2012 (épuisé), Le Jazz des oliviers, Blida, Éditions du Tell, 2010, Cabinet secret, avec trois œuvres de Enan Burgos, Color Gang, 2007, À chacun sa révolution, bilingue fr/it, Trad. G. Napolitano, Naples, Édition La stanza del poeta, Italie. 2006, Iridienne, Lyon : Color Gang, 2005, À l'ombre de Grenade, A.P l'étoile, Toulouse 2003 ; édition augmentée Lettres Char-nues, Alger 2006, L’Opéra cosmique, Alger, Al Ikhtilef, Mars 2003. Réédition, Alger, Lettres Char-nues, novembre 2003, Faiblesse n’est pas de dire… Alger : Barzakh, 2001, ainsi que plusieurs livres d'artistes et ouvrages collectifs.
NOTES
(1). L’histoire des Juifs en Biélorussie paraît commencer au XIVe siècle avec l’installation des premiers juifs dans le grand-duché de Lituanie qui comprenait alors la Biélorussie. Après plus de cinq siècles d'une histoire importante sur les plans économique, culturel et religieux, la Shoah entraine leur quasi-disparition après leur regroupement forcé dans les ghettos locaux et leur déportation dans les camps d'extermination nazis. Ceux des Juifs qui l'ont pu ayant pris les armes pour résister, une petite population juive subsiste en Biélorussie soviétique mais finit par disparaître presque totalement par émigration ou assimilation dans les dernières années de l'Union soviétique et après l'indépendance de la Biélorussie (Wikipédia). Lire Raul Hilberg, La destruction des Juifs d'Europe I, éditions Gallimard, 2006.
(2). Article de Timothy Snyder, en anglais, ICI.
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Je n'ai pas la mémoire des dates... Mais durant la gouvernance polonaise de la partie de l'Ukraine correspondante, les bourgeois ne voulaient pas se compromettre dans le commerce mais jouir de leurs fruits.. Ils avaient donc "l'obligation" d'avoir pignon sur rue sur la place principale. Les Juifs maîtrisaient ce marché depuis des siècles, mais lorsque les propriétaires fonciers polonais ont réalisé qu’ils pouvaient faire 50 % de bénéfices en plus en transformant les céréales en alcool plutôt qu’en les vendant comme nourriture, les Juifs ont saisi l’occasion pour jouer un rôle essentiel en la matière.
À l’époque, les Juifs polonais ne pouvaient être anoblis ni travailler la terre comme paysans. Alors que de nombreux Juifs se tournaient vers le commerce…