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Isabelle Favre

Roxane Andrès, fibres et corps


Roxane Andrès, Anatomia, tapisserie tuftée en laine, canevas de fils de coton, 2024


Dans le cadre de l'exposition "Faisons corps" au MAIF Social Club à Paris, Roxane Andrès expose une œuvre "textilienne", Anatomia, qui reprend la tradition anatomique de la représentation des écorchés, mais à laquelle elle donne, couleurs aidant, force de vie.


Tout le monde connait la MAIF et son slogan d’assureur militant. Ce que l’on sait moins c’est que cette société d’assurance mutuelle créée il y a près d’un siècle, en mars 1934, et qui était réservée jusqu’au tout début du 21ème siècle aux enseignants, a investi en 2016 un immeuble sur cour chargé d’histoire (écouter ICI) en plein cœur du Marais, à Paris, pour en faire un « espace culturel unique, lieu d’échange, de partage, d’expérimentations et de découverte », qui se veut « innovant, accueillant, créatif, audacieux » : le MAIF Social Club.

 

Deux fois par an, le MAIF Social Club se donne une thématique qui fédère, autour d’une exposition, ateliers et événements pluridisciplinaires. Depuis le printemps dernier, et jusqu’au 4 janvier 2025, "Faisons corps" réunit, sous le commissariat de Nawal Bakouri, 14 artistes invité.e.s à « raconter LES corps, depuis l’intimité jusqu’à la capacité à créer du commun » :  « Par les liens qu’il tisse avec une infinité d’autres, le corps serait en somme la zone de contact entre le "je" et le "nous". Le respect de l’environnement devient alors une éthique des corps et une responsabilité collective envers le vivant. Les luttes émancipatrices, raciales, féministes, sociales et écologiques relèvent dès lors d’une même prise de conscience de l’exploitation de nos écosystèmes et des corps qui l’habitent. »

 

Dans la première partie de l’exposition (« Mesurer nos forces »), on peut découvrir une œuvre grandeur nature de Roxane Andrès, Anatomia, une œuvre tapissière (réalisée par l’atelier Zélia Smith à Lyon), en référence aux travaux d’aiguille et du foyer auxquels on a voulu limiter les femmes, qui reprend la tradition anatomique de la représentation des écorchés.



Designeure pluridisciplinaire, Roxane Andrès explore depuis 2005 des territoires traditionnellement peu investis par le design — soin, médecine, anatomie, funéraire, vieillesse. Sa pratique questionne ainsi l’action du design en dehors de ses zones de confort et se confronte aux fragilités et aux vulnérabilités. Au centre de sa réflexion se trouve une pensée des moyens d’action : l’acte de prendre soin, la réparation, l’empathie et l’attention aux choses sont des questions qui se déploient autant par des projets de recherche, par des projets expérimentaux ou par la création.

Sa pratique originelle de "textilienne" a fortement imprimé sa recherche en design : comment les pratiques du textile, du tissage, du tressage, du tricotage, du nouage, de la broderie et de l’entrelacs dépassent, en tant qu’outil de création de liens, le cadre de la pratique de projet en design textile pour produire une pensée textile du design. Faire avec l’autre : l’acte collectif et participatif est alors apparu comme une manière d’engager son travail au plus près d’un acte social, humain, sur le terrain. Pour les humanités, Roxane Andrès précise les cours de sa démarche…


Roxane Andrès, Anatomie brodée, Rein 2, Objet brodé s’ouvrant, développé dans le cadre des recherches à l’hôpital, 2006


Roxane Andrès :

« Les techniques textiles créent un rapport très sensible » 


« Au départ, le métier de designer textile m’attirait pour la plasticité, le jeu des couleurs, les techniques, tout ce qui fait la beauté de la création, mais le marché et l'industrie me rebutaient complètement. Je voulais toucher un autre secteur que celui de la mode, du vêtement, de la décoration ou de l’ameublement, en jouant avec cette profondeur que peut faire ressentir le textile, son épaisseur sensible, son épaisseur historique, car c’est une matière chargée d'émotion, de sens.


Malgré la diversité des médiums, l'essence "textilienne" est toujours présente dans ma démarche, ainsi que dans ma volonté de tisser du lien social, par la rencontre, par le partage, et les pratiques du soin… Pour interroger ces pratiques dans le design contemporain, j’ai beaucoup travaillé dans le contexte de l'hôpital, dans des EHPAD, des lieux où la vulnérabilité est présente, une vulnérabilité qui n'est pas seulement de l'ordre de la faiblesse, mais plutôt comme un état que l’on peut tous et toutes partager à un moment donné de nos vies.

 

J’ai donc frappé à la porte des hôpitaux, essayé d'approcher des médecins et des chercheurs, qui m’ont encouragée à une époque où la recherche en design n’était encore que balbutiante. J’ai proposé des ateliers de co-conception et de création participative aux équipes médicales et aux enfants hospitalisés. À cette époque, le soin dans le design n'était pas du tout pensé. Il n’y avait guère que Mathieu Lehanneur et son projet sur les objets thérapeutiques (1). Aujourd'hui, et c'est une bonne nouvelle, le care design, est quelque chose de beaucoup plus répandu.

"L'anatomie, c'est une cartographie à une autre échelle, une sorte de cartographie du corps"

Je me suis beaucoup intéressée à l'histoire médicale, parce que finalement, si l'art a cette capacité de représenter des imaginaires corporels, la médecine l'a aussi. On pense que c'est un domaine technique, mais l'imaginaire est aussi très présent. En tout cas, les avancées techniques vont de pair avec les imaginaires et les représentations, et ceci à chaque époque. Par exemple, l'imaginaire cartésien a fortement inspiré une vision du corps très mécanique. La découverte des fluides, des vapeurs, a influencé une vision du corps fluide, moléculaire. Chaque évolution technique a une influence sur l'imaginaire corporel et la médecine suit ce mouvement.


Roxane Andrès, Ecorché, Filament 5, aquarelle, 2010


Je me suis notamment beaucoup intéressée aux représentations corporelles de l'intérieur du corps, à l'anatomie. Il y a un lien avec la représentation artistique, puisque les anatomistes faisaient appel à des dessinateurs et des artistes pour les aider à représenter, à rendre visible leur perception, leurs découvertes. L'histoire de l'anatomie est également liée aux cartographies des grandes découvertes du monde. L'anatomie, c'est une cartographie à une autre échelle, une sorte de cartographie du corps. En observant les planches anatomiques, on remarque que le textile est omniprésent dans les représentations, au XVIᵉ siècle avec Vésale [1514-1564]  (2), ou avec des anatomistes du XVIIᵉ (John Browne). Les corps sont montrés, avec cette présence du vêtement. Dans Renaissance de l’Anatomie, Raphaël Cuir en parle très bien (3) : ce ne sont pas uniquement des corps décharnés, ils sont souvent représentés accompagnés de textile, qui est là pour faire la transition entre l'intérieur et l'extérieur. Les plis, ce qu'on appelle les bouillonnements du textile, vont permettre de réduire l'impact traumatique créé par l'ouverture d'un corps : elle va être toujours accompagnée de plissés, de drapés qui l'entourent.

 

Je parle beaucoup de ça, du textile comme passeur entre l’intérieur du corps et l'extérieur. Quant à l’intérieur du corps lui-même, peut-on le montrer un petit peu différemment ? Peut-on le toucher ? Peut-on s’autoriser certaines couleurs au-delà des représentations classiques ? Et puis, il faut poser la question du corps féminin, puisque l'anatomie est une histoire masculine : les corps qui sont montrés sont essentiellement masculins, grands, beaux, forts, musclés. La femme, elle, si elle est représentée, l’est uniquement pour les organes sexuels qui renvoient soit au désir, soit à la fonction d'enfantement. Au XVIIIe siècle, on a conçu les Vénus anatomiques pour enseigner l'anatomie féminine. Des corps féminins en cire, "ouverts", très érotisés, dans des positions alanguies qui peuvent simuler l'orgasme…. À cette représentation de la femme liée à un imaginaire masculin et érotisé, s’ajoute l’imaginaire de la femme qui enfante. Les représentations anatomiques sont souvent portées là-dessus : on découvre toujours un fœtus quelque part dans une femme.


Roxane Andrès, Anatomia, tapisserie tuftée en laine, canevas de fils de coton, 2024


Tout cela a inspiré la pièce que j’expose au Maif Social Club : Anatomia, une "écorchée", en tapisserie, qui ne contient pas de bébé. Le visiteur peut soulever la partie du ventre, sans découvrir de fœtus à l'intérieur. L'idée, c'était de faire une écorchée, mais pas une écorchée qui respecterait les canons stéréotypés dignes de la beauté féminine, ni de l'enfantement : montrer différemment l’intérieur du corps féminin. À la limite, on peut même se dire qu'on ne reconnaît pas forcément que c'est une femme. Cela m'intéressait aussi de travailler cette indétermination. Et puis, quand on se rapproche, effectivement, on peut reconnaître des organes féminins.

 

Les techniques textiles créent un rapport très sensible : on peut toucher cette Anatomia. On a essayé de faire ressortir des fibres, avec cette épaisseur de poil qui a été rasé et sculpté, travaillé comme un bas-relief, donc avec du relief. Une anatomie poilue, est-ce que ça résonne avec une forme peut-être d'animalité, de primitivité ? Ce poil rajoute une incongruité, peut-être, avec les écorchés traditionnels : en cire très lisses, presque brillants, avec une représentation qui cherche la perfection du détail. Le poil, lui, ne se place pas précisément, les formes sont un peu indéfinies, avec du mouvement. Et puis, clairement, on peut enfoncer ses mains, car ça invite au toucher, à la caresse, à la délicatesse malgré tout, on échappe à quelque chose de trop frontal ou brutal.


Et puis, il y a des parties du "corps" à soulever, à découvrir, on n’est pas devant une image intouchable. Pourtant, cela m’intéressait de parler de la violence que comporte l'incision, l’ouverture d’un corps, un moment où l’idée de mort est forcément présente. La représentation de l'écorché contient ce paradoxe. Mais pour moi, l'anatomie et la présence de l'organique sont plutôt liés à la vie. Je veux les représenter comme quelque chose de beau, d'important, de vivant, à l'origine de la vie, contrairement à cet imaginaire selon lequel l'organique c'est sale, ce n'est pas beau. C'est tout le postulat du modernisme. Le modernisme a voulu assainir, cacher les entrailles, dissimuler les mécanismes, lisser les choses…

"Dans mes représentations, il y a du bleu, il y a du rouge mais pas un seul et unique rouge, il y a pléthore de rouges, toutes les nuances"

Je pense que cette pensée moderne a annulé un certain regard sur l’organique et qu’il faut remontrer du détail, remontrer les circonvolutions de la vie, utiliser des techniques textiles pour parler aussi du caché, de quelque chose que l'on a honte de montrer. Le textile, pour moi, est capable de ça parce que le fil, c'est le fluide. Je dirais même que dans ma tête, je fais un parallèle entre l'organique et l'ornement. L'ornement, c'est ce qui va être en plus, c'est l'entrelacement. On pense aux manuscrits enluminés qui sont très organiques dans les marges, à cette ligne qui s'enfuit du texte pour aller tisser quelque chose ailleurs. À mon sens, l'art du XXᵉ siècle, du début du XXIᵉ, parle énormément de ça.

Roxane Andrès, Anatomie brodée, muscle de la main et muscle en coupe, pièces développées dans le cadre des recherches à l’hôpital, 2008

 

Les couleurs principales dans les représentations d’anatomie sont le rouge, le bleu et les couleurs chair, avec un peu de jaune, mais très peu ; les couleurs sont devenues presque signalétiques, le sang bleu ou le sang rouge, selon s’il est oxygéné ou non. Dans mes représentations, il y a du bleu, il y a du rouge mais pas un seul et unique rouge, il y a pléthore de rouges, toutes les nuances. Si on peut qualifier mon travail de la couleur, on va dire qu’il est nuancé. Je ne vais pas utiliser un rouge et un bleu et un jaune. Je vais utiliser plein de rouges, plein de bleus, plein de jaunes et d'autres couleurs. Il y a quelque chose de très chatoyant, bigarré, très mélangé.

 

Pour parler de l'anatomie, j'avais envie de couleurs assez fortes, assez vivantes. Pour des projets appliqués dans l'hôpital pour les enfants, il y avait cette volonté d'apporter un vocabulaire assez joyeux, assez puissant au niveau des colorations. Le rouge n'est pas forcément sanglant. Les rouges sont aussi coquelicot, garance. Le sang vivant est présent, mais sous une forme moins dramatique. Ce sont des couleurs vives, mais qui ne rappellent pas directement une vision qu'on pourrait qualifier de violente.

 

En ce moment, je suis en train de m'interroger sur l'utilisation de la couleur, parce que je suis une amoureuse de la couleur, mais malheureusement, l'industrie textile actuelle est une industrie polluante, la couleur a un impact environnemental très fort. L'industrie textile a essayé de stabiliser les couleurs, alors que les couleurs naturelles sont vivantes et c’est une qualité qui m’intéresse. On ne supporte pas qu’un vêtement que l'on vient d'acheter soit décoloré ou change d'état, c'est la loi du marché. C'est quelque chose qui me pose question : comment on peut accepter qu'une couleur puisse varier, changer d'état ? Le fait de fabriquer mes propres couleurs végétales va me redonner envie de passer à l'aquarelle qui est aussi quelque chose de très organique. »

 

Propos recueillis par Isabelle Favre

 

NOTES


(1). Mathieu Lehanneur (concepteur de la vasque olympique de Paris et du ballon installés au Jardin des Tuileries) "conçoit des objets exploitant l'effet placebo pour améliorer notre santé sans recours aux médicaments. Il invente des supports permettant de dédramatiser la prise de médicaments lorsqu'elle est nécessaire". Voir ICI.

 

(2). André Vésale fut à l’anatomie ce que Copernic fut à l’anatomie. Il rassembla ses expériences dans De humani corporis fabrica libri septem (À propos de la fabrique du corps humain en sept livres, traité d'anatomie humaine rédigé de 1539 à 1542. Considéré par certains « comme l'un des plus beaux livres du monde », c'est l'ouvrage fondateur de l'anatomie moderne, et qui participe aussi à de nouvelles représentations de l'homme et du vivant (Wikipédia).

 

(3). Raphaël Cuir, Renaissance de l’Anatomie, Hermann, 2016 (préface de Georges Didi-Huberman). Voir ICI.

 

 

 

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