A Sarajevo, le théâtre pour tromper la guerre
- Anna Never
- il y a 3 jours
- 10 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 22 heures

Le logo du Sarajevo War Theatre
Il y a trente-trois ans, le 6 avril 1992, débutait le très long siège de Sarajevo, qui fit 11.541 morts, dont 1.500 enfants. Alors que les obus pleuvaient sur la ville, des habitants trouvèrent refuge dans le sous-sol d’un théâtre, où ils rencontrèrent sa troupe d’acteurs. Pour tromper la peur et la guerre, ils se mirent à converser. De ces échanges naquit Shelter, une pièce destinée à connaître un énorme succès et que l’on continue de jouer encore aujourd’hui, et pas seulement dans les Balkans. C'est cette histoire que nous racontons aujourd'hui, non sans rendre hommage, en éphémérides, à Tadeusz Kantor, Fatna Bent Lhoucine et Armand Gatti.
Ephémérides

"La classe morte" dans la Cricoteka à Cracovie. Photo Adrian Grycuk
Des anniversaires. Il y a cent dix ans, à Wielopole Skrzyńskie, naissait Tadeusz Kantor. Pendant l'occupation hitlérienne, en 1947, il fondait à Cracovie le Théâtre indépendant (Teatr Niezależny). En 1975, il y a cinquante ans, en 1975, l'inoubliable Classe morte (Umarła klasa) le fit connaître internationalement. Une citation ? « La liberté de l'art n'est un don ni de la Politique ni du pouvoir. Ce n'est pas des Mains du pouvoir que l'art obtient sa Liberté. La liberté existe en nous, nous devons lutter pour la liberté, seuls avec Nous-mêmes, dans notre plus intime intérieur, Dans la solitude et la souffrance. C'est la Matière la plus délicate de la sphère de l'esprit. » Il existe une Fondation Kantor, créé après sa mort (ICI, en anglais), dont le site internet n'est plus guère actualisé. Il reste à Varsovie la Cricoteka, créée en 1980 par Kantor lui-même qui voulait en faire un lieu d’archives vivantes. Cette Cricoteka est installée depuis 2014 dans un bâtiment industriel rénové. Mais aujourd'hui, même en Pologne, plus grand monde ne se souvient de Kantor. En France, n'en parlons même pas...
Il y a vingt ans, le 6 avril 2005, à Sidi Bennour, sa ville natale, disparaissait Fatna Bent Lhoucine, figure emblématique du chaâbi marocain. Surnommée la Chikha des chikhat, Fatna Bent Lhoucine s'est dévouée toute sa vie au patrimoine oral du Moyen Atlas. Le prochain festival d'Avignon, en partie dédiée à la langue arabe, aurait pu lui rendre hommage, ainsi qu'à l’Égyptienne Samia Gamal, mais il n'y en aura que pour Oum Kalthoum, morte il y a cinquante ans. C'est mieux que rien.

Armand Gatti. Photo DR
Il y a huit ans, à Saint-Mandé, disparaissait Dante Sauveur Gatti, alias Armand Gatti, peut-être le plus grand anarchiste que le théâtre français ait jamais produit. Son père, Augusto Reiner Gatti, était éboueur et balayeur, et sa mère, Laetitia Luzano, d'origine piémontaise, femme de ménage. Résistant, un temps journaliste (au Parisien libéré), Armand Gatti a eu dix mille vies (voir sur Wikipédia). Un fonds patrimonial d'étude est conservé par la bibliothèque de l'Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis et, pour partie, disponible sur la bibliothèque numérique Octaviana (ICI). Et contre vents et marées, la Parole errante, le lieu qu'il a créé à Montreuil en 1986, demeure "un lieu auto-organisé d'expérimentation politique,culturelle et sociale". Prochains événements ICI.
A Sarajevo, théâtre de guerre
Il y a des roses qui, une fois écloses, ne flétrissent plus jamais.
À Sarajevo, ce sont les éclats d’obus laissés un peu partout par les attaques de l’artillerie serbo-bosnienne retranchée sur les collines, et par les impacts de balles explosées par les snipers tapis sur les toits de la ville. On les a remplis de résine rouge et, jusqu’à il n’y a pas très longtemps, on pouvait les croiser, épitaphe muet et éclatant, à chaque endroit où plus de trois personnes avaient trouvé la mort. Les intempéries, les pas des gens, les travaux d’aménagement urbain, le simple passage du temps avaient commencé à les faire disparaître. Mais les citoyens de Sarajevo, qui ne veulent pas oublier, ont réussi à en préserver la plupart. (1) Plusieurs associations s’occupent aujourd’hui de leur entretien. C’est l’une de ces roses que le Sarajevo War Theatre (SARTR) a choisi comme bannière.
Pendant toute la durée du siège, et en dépit de la folie meurtrière qui s’abattait sur eux - le nombre de victimes civiles avéré est de 11.541 morts, un bilan auquel s’ajoute le nombre, encore provisoire, des disparus - les habitants de Sarajevo ont multiplié les initiatives culturelles. Une manière de résister, de s’exprimer alors que leur vie dépendait des aides humanitaires qui tombaient du ciel et que le fait d’aller chercher de quoi se nourrir chaque jour signifiait s’exposer aux tirs indiscriminés des snipers serbes.
« L'art était l'une des dernières formes d'activité structurée qui permettait aux gens de se sentir guéris du traumatisme lié à la leur situation », explique Aleksandra Bilić, membre du Département d’art dramatique et théâtre à la Goldmsith University de Londres. (2) « Certains voulaient provoquer une protestation physique contre les horreurs qui leur étaient infligées, tandis que d'autres voulaient adopter une approche plus personnelle et analytique de ce qu'ils vivaient. Cependant, malgré les différences de forme, les objectifs de résistance, d'évasion et d'urgence à poursuivre la vie avec une certaine normalité étaient communs à tous. »
Shelter, “Le refuge”, s’appelle ainsi justement parce que la situation dangereuse créée par les bombardements rendait extrêmement périlleux pour les acteurs de participer aux répétitions et pour le public de se rendre aux spectacles. La pièce était donc jouée, souvent à la lumière de bougies, dans des abris au sous-sol, les mêmes qui lui faisaient office de scénario : rescapés dans un refuge, un auteur et un metteur en scène se demandent quels enjeux éthiques pose le fait de jouer du théâtre pendant une guerre ; et voilà alors que les autres rescapés de l’abri prennent part à la conversation, chacun avec sa personnalité, dans une galerie de portraits qui mêle tragédie et humour pour décrire la situation des communs citoyens de Sarajevo pris dans l’absurdité de la guerre. Seulement, ce ne sont pas que les acteurs qui jouent. Car tous, acteurs et public, sont dans un abri.
« Un théâtre contre la mort », le définira Safet Plakalo, auteur de Shelter et l’un des fondateurs, le 17 mai 1992, du Sarajevo War Theatre. Pour Plakalo, décédé en 2015, le théâtre de guerre était une forme de résistance à la folie qui encerclait Sarajevo. « D'après notre expérience, nous savions que dans des circonstances tragiques, il ne sert à rien de faire fermenter cette tragédie, ni en termes de genre ni de style... pour nous, le grotesque était une approche comique de la tristesse ».
Le SARTR, qui a donné plus de 2.000 spectacles pendant les quatre ans de durée du siège, les artistes qui ont continué de s'exprimer, les citoyens de Sarajevo qui ont bravé les bombes pour aller les voir auront alors sauvé plus de vies que n’en auront brisé les obus serbes.
« La culture nous a sauvés »

Jasna Diklić (à gauche) et Miodrag Trifunov (à droite), acteurs de théâtre pendant le siège,
au Sarajevo War Theatre, février 2025. Photo : Adrien Fillon
Aujourd’hui âgé de 77 ans, Miodrag Trifunov avait une quarantaine d’années lorsque Sarajevo a été assiégée, et qu'il fallait tâcher de survivre aux tirs de snipers et des obus d’artillerie tirés par les soldats serbes depuiss les collines qui entourent la ville. « Nous essayions simplement de rester en vie », se souvient l'acteur bosniaque, assis dans une petite pièce au premier étage du théâtre de guerre de Sarajevo, mieux connu sous le nom de SARTR.
Fondé en mai 1992, SARTR a servi de scène, mais aussi de refuge, tant pour les acteurs que pour les habitants de Sarajevo. Alors que les privations de la guerre devenaient de plus en plus aiguës et que la menace de la mort se faisait de plus en plus pressante, certains habitants de la ville s’accrochaient à la culture comme à une bouée de sauvetage. « Soit nous pleurions, soit nous continuions à travailler », raconte Miodrag Trifunov. « Nous avons choisi cette dernière option ». La comédie offre « un moyen d’échapper à la réalité », elle offre un « semblant de normalité », ajoute Jasna Diklic, 78 ans, une autre collaboratrice de SARTR : « Il s’agissait d’une communauté ».
La réalité est dure. Avec 1.425 jours, le siège de Sarajevo a été le plus long de l’histoire moderne de l’Europe. Pendant toute la durée du siège, les tireurs d’élite et l’artillerie serbe ont menacé les rues de Sarajevo. Les habitants de la ville se sont battus pour obtenir de la nourriture, du carburant et des fournitures médicales. Mais leur soif de stimuli culturels est devenue légendaire ; se produire sur scène est devenu un acte de résistance. « Dès les premiers jours du siège, nous, les acteurs, avons vécu et dormi dans le sous-sol du Théâtre de la jeunesse de Sarajevo », se souvient Miodrag Trifunov. « Lorsque les bombardements commençaient, les habitants venaient s’abriter chez nous. Et c’est à partir de leurs histoires que nous avons créé notre première pièce ».
« Nous nous sommes exprimés par le biais de la performance »
Shelter a été créé au Théâtre de la Jeunesse le 6 septembre 1992 à 17 heures. L’affiche originale de la pièce est conservée au musée d’histoire de Sarajevo et porte les noms manuscrits de Jasna Diklic, Miodrag Trifunov et du reste de l’équipe. Jasna Diklic jouait le rôle de Mina Hauzen, une femme obligée de mentir pour se protéger de l’humiliation, de la folie et de la mort. Shelter a été joué 121 fois à Sarajevo, Zagreb, Ljubljana, Londres, Oslo et dans d’autres villes. « Cette pièce, cette profession, c’était notre façon de nous exprimer », se souvient-elle. « Nous parlions à travers le spectacle. »
Mais la troupe ne se fait pas d’illusions : sa quête de culture est utilisée et perçue comme une arme de défense. Un jour, quelques minutes avant la représentation de Shelter dans une résidence universitaire de Sarajevo, les acteurs ont appris qu’un de leurs camarades avait été tué dans un bombardement. « Nous nous sommes demandé si nous devions monter sur scène », témoigne Miodrag Trifunov. « Finalement, nous avons décidé de répondre par l’affirmative. Pour lui rendre hommage ».
Le public en redemande, comprenant la puissance de ce que le théâtre lui offre. « Nous avons reçu de nombreux signaux nous indiquant que la poursuite de la culture était la meilleure chose à faire, dit Jasna Diklic. Une femme m’a dit un jour : “Merci. Vous nous avez épargné la folie”. »
Alors que Jasna Diklic parle, on frappe à la porte. Vêtue d’une veste jaune vif, Mirela Lambic nous rejoint. Aujourd’hui âgée de 49 ans, Mirela Lambic était étudiante à l’Académie des arts du spectacle de Sarajevo pendant les deux dernières années de la guerre, en 1994 et 1995. « Nous arrivions [à l’académie] à l’aube et repartions tard dans la nuit, lorsque les tireurs d’élite se taisaient, déclare-t-elle. Aucun étudiant n’a manqué un seul jour de cours. »

Senad Zaimović du haut d’une tour au bord de l’ancienne "allée des tireurs d'élite",
Sarajevo, février 2025. Photo : Adrien Fillon
Café et whisky
La résistance de Senad Zaimovic a pris la forme d’une émission culturelle télévisée, Rat Art, “rat” signifiant “guerre”. Il en était le rédacteur en chef et émettait quotidiennement depuis la ville assiégée car, disait-il, « la santé mentale devait être préservée ».
« Après trois ou quatre ans de guerre, on commence à perdre la tête », déclare-t-il depuis le dernier étage d’une tour de Sarajevo donnant sur l’avenue Zmaja od Bosne, mieux connue pendant la guerre sous le nom d’“allée des tireurs d’élite” en raison de sa vulnérabilité aux yeux des Serbes. « La culture nous a sauvés », souffle-t-il.
Senad Zaimovic, 56 ans, et sa femme, Vesna Andree, figurent dans le documentaire Kiss the Future (2023), qui raconte l’histoire de la résistance culturelle souterraine de Sarajevo et la tentative d’un travailleur humanitaire américain d’enrôler le plus grand groupe du monde à l’époque, U2, pour aider à sensibiliser le public à la situation critique de la ville. U2 a donné un concert à Sarajevo en 1997 devant 45.000 personnes.
« Il était essentiel de préserver la dignité des gens », déclare Haris Pasovic, 63 ans, directeur artistique de la East West Theatre Company de Sarajevo. « Après quatre ans de survie, vous commencez à vous demander si vous voulez vraiment vivre comme ça. » Haris Pasovic décrit sa vie d’avant 1992 comme remplie de « cappuccinos, de joints et de whisky ». « J’ai grandi dans un pays où la situation culturelle est très intéressante », déclare-t-il. Puis tout a changé : « Il m’est arrivé la guerre ». Haris Pasovic se trouvait aux Pays-Bas lorsque tout a commencé. Il s’est senti obligé de retourner et est arrivé à Sarajevo le dernier jour de 1992. « J’ai dû courir sur le tarmac de l’aéroport, en évitant les tirs serbes, pour atteindre la ville. »
À l’époque, la communauté culturelle de Sarajevo disposait d’alliés puissants, qu’il s’agisse d’éminents philosophes européens ou de journaux internationaux. « Tout le monde était de notre côté », dit Haris Pasovic. Parmi eux, l’écrivaine et activiste américaine Susan Sontag, qui a mis en scène En attendant Godot de Samuel Beckett à Sarajevo en 1993. Pasovic en était le producteur. « Le théâtre a pris une ampleur considérable », confie-t-il. « Les gens parcouraient des kilomètres et des kilomètres pour aller voir des pièces. Ils risquaient leur vie. »

L’affiche originale de la pièce Shelter, dont la première a eu lieu au Youth Theatre
le 6 septembre 1992. Photo : Adrien Fillon
Festival du film
C’est également en 1993 que Haris Pasovic a fondé le premier Festival du film de Sarajevo, sous-titré “Au-delà de la fin du monde” : « Il n’y avait pas d’électricité, alors nous avons trouvé des générateurs. Mais pour les faire fonctionner, nous avions besoin de carburant. Nous avons réussi à en voler dans les réserves de l’ONU ». En raison du couvre-feu, les projections ont eu lieu à 14 heures afin que les gens puissent rentrer chez eux avant la tombée de la nuit. Malgré les difficultés, le festival a été un succès : « En dix jours, nous avons projeté plus de 100 films ». Avec le recul, trois décennies plus tard, sa femme dit qu’elle avait l’impression d’être « dans un autre monde ». « Mais j’étais du bon côté », ajoute Haris Pasovic, « plein d’énergie ».
Il se souvient qu’un journaliste lui a demandé un jour : « Pourquoi organiser un festival pendant la guerre ? » Haris Pasovic a répondu : « Pourquoi y a-t-il une guerre pendant un festival ? »
Anna Never,
à partir d'un article d'Adrien Fillon publié par Balkan Insight (ICI)
NOTES
(1). Ailleurs, c’est la ville qui s’est chargée de préserver les roses de Sarajevo. C’est le cas du mémorial du marché Merkale, où les attaques serbes, le 5 février 1994 et le 28 août 1995, firent en tout105 morts et 234 blessés. Les éclats d’obus sont aujourd’hui protégés par un écran en plexiglas.
(2). Alexandra Bilić, « Theatre and Performance as a means of survival and resistance during the Siege of Sarajevo », Academia [en ligne] (ICI).
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