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Rirette Maîtrejean et les "bandits tragiques"

Photo du rédacteur: Nicole GabrielNicole Gabriel

Anna Estorges, alias Henriette ou Rirette Maîtrejean (Photo d'archive)


Au Local des Autrices (Paris 11ème), jusqu'au 23 février, la metteuse en scène Sylvie Gravagna réveille la mémoire de Rirette Maîtrejean (1887-1968), figure par trop méconnue de l’anarchisme individualiste, un temps mariée à Victor Serge, incarcérée pendant quinze mois dans le cadre de l'enquête sur la bande à Bonnot. La trajectoire romanesque d’une femme qui ne s’est jamais pliée à son destin.


Rirette était la fille d’un couple d’agriculteurs corréziens. Appauvri, son père devient maçon à Tulle. Rirette, qui fait partie d’une des premières générations à bénéficier de la scolarité gratuite et obligatoire, est une excellente élève qui se destine au métier d’institutrice. Mais son père meurt et sa mère la met en demeure d’épouser un riche veuf. La jeune fille, âgée de 16 ans, serre son baluchon et s’enfuit pour la capitale. Elle survit d’abord grâce à des travaux d’aiguille, puis apaise sa soif de savoir en fréquentant les causeries et les universités populaires issues du courant individualiste de l’anarchie. Celui-ci-ci ne s’accorde ni avec une perspective insurrectionnelle, ni avec celle de la grève générale.

 

Pour les individualistes, la transformation des mentalités était un préalable à toute transformation sociale. Ils donnaient une importance toute particulière à l’éducation ainsi qu’à une presse prenant le contre-pied des informations données par les journaux bourgeois. Ils adhéraient en outre à des pratiques propres à libérer l’individu ou le transformer, telles la vie en communauté, l’union libre, souvent plurale, le néo-malthusianisme (ou contrôle des naissances), le végétarisme, le nudisme, les randonnées à bicyclette.

 « J'allais droit vers les intellectuels ; avec eux, au moins, on peut causer. Les causeries tiennent dans la vie d'anarchiste une très grande place. J'avais à prendre une étiquette. Serais-je individualiste ou communiste ? Je n'avais guère le choix. Chez les communistes la femme est réduite à un tel rôle qu'on ne cause jamais avec elle, même avant. Il est vrai que chez les individualistes ce n'était guère différent. L'individualisme, pourtant, eut mes préférences. » (Rirette Maîtrejean, "Souvenirs d'anarchie", Paris, La Digitale, 2005)

Rirette se marie avec Louis-Auguste Maîtrejean, un ouvrier-sellier qui fréquente les causeries populaires. Elle met au monde deux enfants. Cette union ne dure pas. Rirette quitte Maîtrjean, estimant qu’elle n’a pas avec lui suffisamment d’échanges intellectuels, pour Maurice Vandamme, dit Mauricius. Celui-ci écrit dans l’organe de presse des individualistes, L’anarchie (1). C’est par lui qu’elle fait la connaissance de Albert Libertad, le flamboyant fondateur du journal.  Libertad ayant été tué lors d’une manifestation, Rirette s’occupe de L’anarchie avec Victor Kibaltchiche, alias Victor Serge, fils exilé de révolutionnaires russes. Ils vivent en communauté à Romainville, en compagnie de jeunes libertaires légèrement chapardeurs.


Ci-contre : les cendres de Rirette Maîtrejean sont déposées dans le caveau no 2439 du columbarium du Père-Lachaise à Paris. Photo Nicolas Villodre.


Des dissensions apparaissent dans le groupe avec l’arrivée de Jules Bonnot, partisan de la « reprise individuelle » et, le cas échéant, du coup de feu et de l’explosif. Rirette et son compagnon prennent leurs distances. La presse, d’abord installée à Romainville, passe dans le Haut Belleville, rue Fessart. Néanmoins, Rirette et Kilbatchiche sont entraînés dans le torrent médiatique et judiciaire qui accompagne les braquages et attentats. Ils sont arrêtés. Le procès de la « bande à Bonnot » fait de Rirette une bien involontaire vedette et lui vaut quinze mois de préventive. Elle est acquittée, mais Kibaltchiche (le futur Victor Serge), son grand amour, est condamné à cinq ans de prison, au terme desquels il est expulsé de France.


Un spectacle qui réveille une mémoire largement occultée


Dans le spectacle EN DEHORS, la jeunesse de Rirette Maitrejean, créé au festival Uzeste Musical en 2022 et qu'elle présente jusqu'au 23 février au tout nouveau au Local des Autrices, 18 rue de l’Orillon, Paris 11ème (Lire ICI), Sylvie Gravagna ne présente pas Rirette telle que le public la découvrit lors de son procès : une jeune mère de famille de 25 ans aux cheveux courts, aux grands yeux bruns, habillée d’un sarrau noir agrémenté d’un col Claudine blanc. Mais c’est Claudine devant les tribunaux, murmura-t-on ! Colette était d’ailleurs dans la salle d’audience, envoyée par Le Matin. Tout ce que nous voyons et entendons est un flashback. Rirette, incarnée par la metteuse en scène, est une femme d’un certain âge, au visage très doux, et elle se souvient. Lorsque la lumière se fait sur le plateau, deux chaises : sur l’une est assise Rirette, habillée de teintes beiges ou camel, sur l’autre une jeune harpiste blonde (Juliette Flipo), un peu ébouriffée, vêtue d’une salopette d’un rouge éclatant. L’effet optique est des plus réussi.


L’une parle, l’autre chante ; entrecoupant de romances ou d’hymnes de combat, d’une voix à l’ample tessiture, le récit de l’aînée. Le spectacle se réfère aux Souvenirs d’anarchie, texte de Rirette publié en feuilleton dans Le Matin du 19 au 31 août 1913 (2). Dans ce corpus, elle effectue un habile découpage, refusant un ordre purement chronologique. Son monologue commence par l’évocation de la soi-disant « bande à Bonnot », un personnage pour lequel elle n’a jamais eu de sympathie. Elle insiste au contraire sur la révolte de très jeunes gens, comme Edouard Carouy ou Octave Garnier, abattu par la police à 22 ans. Dans les Mémoires qu’il laissa, on pouvait lire qu’il refusait de « vivre la vie de la société actuelle » et « ne voulait pas attendre d’être mort pour vivre ». Rirette évoque de son côté « la misère, l’humiliation, l’exploitation, l’abrutissement » qui étaient le lot de la classe ouvrière, lorsqu’elle courbait l’échine…


En courtes saynètes sont remémorées les meilleurs moments de la vie de groupe, lorsque par exemple, la communauté de Romainville pédalait jusqu’à la Marne, "empruntait" une barque et ramait : « Que c’est beau la vie ! ». Sont naturellement rappelés les pires comme l’épisode de la rue Ordener, premier hold-up motorisé, en décembre 1911. Bonnot est au volant, un garçon de recettes de la Société Générale est dévalisé et grièvement blessé. Provocation qui ne peut que susciter le rejet de l’anarchisme et que dénonce, dans le spectacle, la belle voix grave de Juliette Flipo. Rirette rapporte elle-même son procès, les questions que lui posa l’avocat général et les réponses qu’elle fit : « En 1909 ; à l’âge de 22 ans, vous êtes devenue directrice du journal l’Anarchie… ». « - Non, gérante. Il n’y a pas de directeur chez nous. Nous sommes des anarchistes (…) Et si notre journal enseigne le mépris des morales conventionnelles, chacun est libre de choisir son chemin ».


Rirette trace le portrait de celui qui fut « son plus beau souvenir d’anarchie », Libertad le bien nommé, « appuyé sur ses béquilles, la tête énorme et le buste rabougri ». Elle parle de sa voix, de sa verve, qui « l’électrisaient ». « Ce n’est pas dans cent ans qu’il faut vivre en anarchiste. C’est maintenant. Méfiez-vous de ceux qui prônent la grève générale pour bâtir ensuite un monde meilleur ! » Et de rapporter ses bons mots : « La propagande par la fête ! ». Lorsque la diseuse fait allusion à La Ruche, de Sébastien Faure, expérience d’éducation mixte et antiautoritaire pour orphelins, la musicienne pose son instrument, se lève et se lance dans une danse endiablée sur l’air de L’Internationale : L’Internationale des enfants.


En dépit de l’abondance des informations livrées, le spectacle n’est jamais difficile à suivre. Il est passionnant de bout en bout, réveille les morts ou une mémoire largement occultée et retrace la trajectoire romanesque d’une femme qui ne s’est jamais pliée à son destin.


Nicole Gabriel


  • EN DEHORS, la jeunesse de Rirette Maitrejean, mise en scène Sylvie Gravagna, jusqu'au 23 février au Local des Autrices, 18, rue de l’Orillon, Paris 11ème. Tél. : 06.87.37.13.12


Notes

(1). L’anarchie, titre du journal, s’écrit sans majuscule. De son côté, Anne Mahé, institutrice, journaliste et typographe au Libertaire, puis à l’anarchie, milite pour une réforme de « l’ortografe ».

(2) Texte sans doute modifié, voire réécrit par le journal, ce qui valut à Rirette des attaques virulentes, souvent de nature misogyne, de la part du milieu libertaire. Il est republié en 1937, sous le titre de Confessions n°15 agrémenté d’une coda signée Commissaire Guillaume. Sylvie Gravagna s’inspire également des travaux d’une universitaire spécialiste de l’anarchisme, Anne Steiner, auteure de Rirette l’Insoumise, Tulle, 2013.

 

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