Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire, à l’Assemblée nationale le 19 mars 2024. Photo Jacques Witt / SIPA
DROITS DE SUITE / Michel Strulovici . Il faudra voir à ne pas tomber malade. Parce que comme vient de le dire Bruno Le Maire, « le remboursement des soins médicaux, ça ne peut pas être open bar ». Bruno Le Maire est ministre de l'économie, ou plutôt des économies qui sont au programme de la Macronie, vu que ni Bercy, ni Matignon, ni l’Élysée n'ont vu venir un trou colossal dans le budget national, que la "start-up nation" a elle-même provoqué. Il y a le feu au lac, mais les pyromanes continuent : feu sur les dépenses de santé, de retraite, de chômage, sur les dépenses des communes. Feu, feu, feu et à la fin tout brûlera avec l'arrivée de l'extrême droite au pouvoir...
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« Ce n'est pas l'Utopie qui est dangereuse, car elle est indispensable à l'évolution.
C'est le dogmatisme, que certains utilisent pour maintenir leur pouvoir,
leurs prérogatives et leur dominance. »
Henri Laborit (1914-1995), Eloge de la fuite, 1976
La nouvelle offensive de l'équipe au pouvoir et de son grand argentier au sourire de gendre parfait, Bruno Le Maire, s'apparente à un blitzkrieg idéologique. La tactique utilisée dans cette guerre des plus riches contre les pauvres est celle du pilonnage. Partout dans tous les secteurs de l'appareil idéologique d’État et dans les espaces d'information privatisés par huit milliardaires, tonne un argumentaire fondé sur l'évidence. Les citoyens « n'en mouraient pas tous, mais tous étaient frappés » comme l'écrivait La Fontaine dans Les Animaux malades de la peste.
Le linguiste américain Noam Chomsky qui sait ce qu'un discours veut dire, nous explique ainsi les raisons de fond d'une telle opération : « N’oublions pas comment s’impose toujours une idéologie. Pour dominer, la violence ne suffit pas, il faut une justification d’une autre nature. Ainsi, lorsqu’une personne exerce son pouvoir sur une autre – que ce soit un dictateur, un colon, un bureaucrate, un mari ou un patron –, elle a besoin d’une idéologie justificatrice, toujours la même : cette domination est faite « pour le bien » du dominé. En d’autres termes, le pouvoir se présente toujours comme altruiste, désintéressé, généreux. » (1)
Une attaque en règle contre toutes les prestations sociales
Car ce que le pouvoir et ses porte-voix diffusent en utilisant cette annonce fracassante des 5,5% de déficit public du budget de l'État, c'est la culpabilisation générale des citoyens qui ne se lèvent jamais assez tôt aux yeux des dirigeants des GAFAM et leurs amis ministres et Président. Ces citoyens qui se gobergent de médicaments superfétatoires, de soins inutiles. Ces citoyens qui encombrent les urgences de nos hôpitaux. Ces citoyens qui osent protester quand l'entreprise où ils s'épuisent part vers d'autres cieux plus rentables. Ces citoyens qui s’étonnent de voir leur salaire aussi bas et les dividendes d'actionnaires aussi haut. Ces citoyens qui voudraient que la vie de leurs enfants soit moins dure que la leur. Depuis une semaine sur tous les tons, se chante le même refrain du « tous coupables, mais surtout vous ».
Une déclaration du sus-nommé Le Maire m'a particulièrement fait bondir. Et ce n'est pas bon pour mon vieux cœur. « Le remboursement des soins médicaux, ça ne peut pas être open bar », a-t-il osé. Voilà qui ressemble fort au « Ils n'ont pas de pain ? Qu'ils mangent de la brioche ! », attribué par Jean-Jacques Rousseau à une "grande princesse" dans ses Confessions. Identique arrogance, identique morgue, identique insensibilité au malheur des autres, identique décalage avec la vie de millions de nos concitoyens.
Une autre décision programmée pour la rentrée scolaire 2024 est tout aussi signifiante. 650 postes devraient être supprimés dans les écoles primaires. Cette coupe entraînera la disparition de 2.200 classes à la rentrée. Exit les déclarations de Gabriel Attal et ses annonces, main sur le cœur, sur l'obligatoire soutien à l’éducation nationale. Comment s'étonner, après cela, de la décrédibilisation de la parole politique ?
Il est bon de rappeler la justesse de l'intervention, ici, de Raoul Vaneigem : « Le premier devoir d’un régime démocratique devrait être de consacrer la part la plus importante de son revenu global à l’enseignement. Je ne conçois pas que la défense des valeurs culturelles ne se donne pas pour objectif prioritaire d’en finir avec la privatisation de l’enseignement ; avec les restrictions budgétaires qui l'apparentent à un élevage concentrationnaire de bovins ; avec l’avènement d’une mentalité formatée par l’ordinateur, avec l’orientation clientéliste d’un enseignement mené comme une campagne promotionnelle de supermarché ; avec les programmes assujettis à la demande mercantile de patrons et de financiers qui se moquent d’Aristote, de Villon et de Shakespeare mais n’hésiteraient pas à en prescrire l’étude, pourvu qu’ils fussent côté en bourse ; avec ceux qui tirent une plus-value de la crétinisation systématisée et transforment les écoles et les universités en succursale du marché mondial. » (2)
Pour le groupe dirigeant Macron-Attal-Le Maire, l'attaque en règle contre toutes les prestations sociales, contre la politique de redistribution, est LA solution. Ainsi l’État pourra répondre aux 16 milliards de déficit supplémentaire non prévus par le ministère de l’Économie et des finances et l'INSEE. Ce pouvoir, et non les assurés sociaux, est pourtant le seul et unique responsable direct de ces 5,5% qui manquent au budget. Ce manque est le résultat de la politique de défiscalisation généralisée des multinationales et des grands groupes. Ils continuent de faire feu sur notre modèle social déjà mal en point. Feu sur les dépenses de santé, de retraite, de chômage. Feu sur les dépenses des communes. Feu, feu, feu et à la fin tout brûlera avec l'arrivée de l'extrême droite au pouvoir. Car c'est sur ce terrain de désespérance que prospèrent les monstres. Avec son offensive de culpabilisation reprise par la quasi-totalité des médias, ce pouvoir tente de faire oublier les 140 milliards de bénéfices réalisés par les grandes sociétés en France en 2023 et dont la moitié a été redistribué à leurs actionnaires ! Il souhaite également nous faire détourner le regard des 88 milliards de cadeau au patronat sur les cotisations sociales sans contrepartie aucune (3). Comme le dit Thomas Piketty : « Les milliardaires sont partout présents dans les magazines, et il est temps qu’ils apparaissent dans les statistiques fiscales. » (Le Monde, 14 février 2021)
Ces politiques et ces économistes si brillants oublient de nous dirent que cette baisse de la redistribution, outre les malheurs qui lui sont liés, stoppe des achats et donc grève l'activité économique, ampute des projets, rend impossible des emprunts, liquide des exploitations agricoles, des petites entreprises, la maintenance de nos routes, la transformation écologique de notre économie, etc... Et diminue de facto les rentrées fiscales de l’État et donc accroît le déficit des comptes publics.
Margaret Thatcher. Photo DR
Le modèle TINA (There Is No Alternative)
Le choix de Marie-Antoinette-Le Maire suit une logique proche de celle suivie par Margaret Thatcher au début des années 1980 en Grande Bretagne, la méthode TINA (There is no alternative.) Cette politique, de fait celle de Milton Friedman, permit à la première ministre, au nom de la prospérité britannique, de détruire avec constance et délectation, tous les acquis sociaux décidés par le gouvernement travailliste Attlee de l'immédiat après-guerre et qui lui survivaient. (4) La Grande Bretagne passait totalement à l'heure de la mondialisation capitaliste financiarisée. Et la City devenait le centre de la finance européenne.
Le chanteur-compositeur Renaud lui dédicaça alors cette chanson, comme une revanche, au nom de tous les persécutés de la « Dame de fer », comme l'appelaient, énamourés, tous les journalistes économiques de l'époque. En voici un couplet :
« Dans cette putain d'humanité
Les assassins sont tous des frères
Pas une femme pour rivaliser
A part peut être Madame Thatcher » (5).
La politique ultra-libérale qu'elle appliqua eût comme résultat « une dégradation des infrastructures due à un manque de financement, une dégradation du secteur public, une augmentation de la précarité salariale, la baisse de qualité de l'éducation, en raison du manque d'enseignants ou de classes surchargées— ou d'une baisse du niveau général, notamment reprochée par l'aile droite des Tories, avec creusement des inégalités entre établissements—, la forte augmentation du nombre de pauvres — le taux de pauvreté, soit la part de la population qui gagne moins de 60 % du revenu médian, est passé de 13,4 % à 22,2 % pendant les mandats de Margaret Thatcher—, ainsi que de l'accroissement des disparités sociales et régionales. Le niveau de vie britannique a en moyenne augmenté, tandis que les inégalités de revenus se sont creusées : entre 1980 et 1990, la part des 10 % les plus pauvres de la population a un revenu moyen en baisse de 10 %, alors que les moyennes des revenus de tous les autres déciles augmentent. (...)La proportion de familles vivant en dessous du seuil de pauvreté (50 % du salaire moyen) est passée de 8 % en 1979 à 22 % en 1990, et la pauvreté infantile a doublé, un enfant sur trois vivant sous le seuil de pauvreté. » (6) Un vrai miracle !
Voici donc ce que nous préparent les partisans de la start-up nation qui tentent à la manière de cette célèbre prise de judo, uki waza, de profiter de leur déséquilibre pour faire passer l'adversaire par-dessus et le plaquer au sol.
Ce qui est frappant, dans l'offensive en cours, c'est le dogmatisme de la pensée qui atteint tous les partisans de la destruction de notre modèle social. Quelles que soient les situations, la réponse est identique. Il fut un temps où, dans ma jeunesse étudiante à la Sorbonne, dans les années soixante, dès que nous disions "Marx", la Faculté de Droit et de sciences économiques de Paris, juste en face, dans la rue des Écoles, criait au "dogmatisme !". S'il est vrai que, parfois, nous avions oublié que Marx affirmait à ses visiteurs « je ne suis pas marxiste », ce défaut a changé de camp.
Les idolâtres du Veau d'or répètent comme un mantra les mêmes formules qui devraient résoudre les problèmes du monde, entre autres grâce au "ruissellement" magique qui est au cœur du démarchage publicitaire en faveur de cette idéologie. Dans les faits ils étendent le malheur et la tragédie sur l'ensemble de la planète. Certains de ces dogmatiques croient à leurs sornettes pendant que d'autres, insatiables, entassent des richesses, spéculent et refusent de les investir, au nom d'un profit toujours insuffisant.
Certains ont des fulgurances puis recommencent à ânonner le Dogme. Je me souviens du journaliste économique Jean Marc Sylvestre qui, ultra-libéral comme on ne peut, publia un petit opuscule d'hommage au service de santé public intitulé Une petite douleur à l’épaule gauche. Victime d'une infection nosocomiale et devant subir une intervention à cœur ouvert, en danger de mort, il avait été sauvé par les soignants de l’hôpital public. Il rendait hommage à leur dévouement et leur professionnalisme, en 2003, d'une manière appuyée, sur tous les plateaux, avec la foi du nouveau converti « Puis le temps passa sur les mémoires. On oublia l’événement » comme le chantait Brassens dans Brave Margot. Comme quoi la pratique est le critère de la vérité, à la condition expresse de ne pas sombrer dans l'amnésie. Jean-Marc Sylvestre, rassurez-vous, retrouva le bon sens, reprit ses marques et continua de professer une des déclinaisons du dogme TINA.
Ceux-là me font penser au héros de la série britannique culte Le Prisonnier, John Drake (interprété par l'acteur Patrick McGoohan). Il tente d'échapper à l'enfermement qui lui est imposé dans une ville sous contrôle du pouvoir, mais à chaque fois, le voilà qui se fait reprendre… Le dogmatisme est cet enfermement-là, pétri de certitudes qui font fi de la réalité. Camus remarque dans L'Homme révolté : « un moment arrive où la foi, si elle devient dogmatique, érige ses propres autels et exige l'adoration inconditionnelle. »
Une arme de guerre idéologique
Ainsi, la mise en accusation directe des chômeurs par les nantis sur tous les plateaux et dans tous les médias, dénoncés comme des fainéants, est une pièce importante du blitzkrieg idéologique en cours. Mais une confrontation de données n'est jamais activée par les hérauts du Veau d'Or.
Ainsi, selon les chiffres de la DARES, l'organisme statistique du Ministère du Travail, en 2023, le nombre d’emplois vacants en France s’élevait à 264.000, en progression de près de 50 % sur une année. Il a augmenté principalement dans le secteur de la construction, du tertiaire marchand (notamment la restauration), mais également dans l’industrie. Il reste élevé dans le tertiaire non marchand, notamment dans le domaine de la santé.
Le nombre d’emplois vacants reste cependant « très largement inférieur au nombre des demandeurs d'emploi ». Et pour cause, selon les chiffres du ministère, au dernier trimestre 2022 - et cela s'aggrave en 2024- (7), la France métropolitaine comptait 5.113.300 demandeurs d’emploi : ce qui regroupe les 2.834.000 personnes sans emploi (catégorie A) et les 2.279.300 exerçant une activité réduite (catégories B et C). On dénombrait également 706.900 personnes inscrites à Pôle emploi mais qui ne sont pas tenues de rechercher un emploi : soit parce qu’elles sont non immédiatement disponibles et sans emploi (catégorie D, par exemple : formation, contrat de sécurisation professionnelle, maladie), soit parce qu’elles exercent un emploi (catégorie E, par exemple : création d’entreprise, contrat aidé).
Ce chômage systémique ne dépend donc pas de la bonne ou mauvaise volonté des chômeurs, mais il est le fruit d'une politique économique qui favorise les délocalisations, le non-investissement productif, la destruction des services publics qui, par un effet cumulatif entraîne à son tour la baisse de l'activité et donc le chômage.
Cette utilisation du déficit comme une arme de guerre idéologique par le groupe Macron-Attal-Le Maire, va-t-elle atteindre son but : faire accepter par les gueux, le "ratiboisement" des services publics et l'inégalité profonde qui fracture notre société ? (8). Dans Capital et idéologie, Thomas Piketty anticipait les conséquences politiques, sociales et culturelles d'un tel scénario : « Si l’on ferme toute perspective d’action (voire parfois de débat) au sujet de la redistribution et de la justice sociale, par exemple en expliquant que les lois de la mondialisation et de l'économie empêchent rigoureusement et éternellement toute redistribution véritable, alors il est presque inévitable que le conflit politique se concentre sur le seul terrain d’action qu’on laisse aux États, à savoir le contrôle de leurs frontières, et parfois l’invention de frontières intérieures. Autrement dit, la montée des clivages identitaires ne doit pas être vue comme la conséquence (certes regrettable, mais au final inévitable) de l’entrée dans le monde postcolonial. Il me semble que l’on peut aussi et surtout voir cette évolution comme la conséquence de la chute du communisme, de la montée du fatalisme identitaire et de la perte de tout espoir de transformation socio-économique fondamentale. Seule une réouverture du débat sur la justice et le modèle économique peut permettre à la question de la propriété et de l’inégalité de reprendre le dessus sur celle de la frontière et de l’identité. » (9)
Comme l'écrivait François Rabelais dans Pantagruel : « Que celui qui a des oreilles entende ! »
Michel Strulovici
NOTES
(1). Noam Chomsky, "Le lavage des cerveaux en toute liberté", entretien avec Daniel Mermet pour Le Monde diplomatique, août 2007.
(2). Raoul Vaneigem, « Pour un dépassement de la culture », in Culture publique opus 4. "La culture en partage", co-édition (mouvement)SKITe /Sens & Tonka, 2005. Texte réédité par les Humanités, le 15 mars 2024 (ICI).
(3). En 2023, les allégements de cotisations patronales devaient atteindre 87,9 milliards d'euros.
En 2022, les allégements de cotisations sociales des employeurs du régime général représentent 73,6 milliards d’euros, en hausse de 13,1 % sur un an sous l’effet de la dynamique des bas salaires. (source URSSAF)
(4). Dans une démarche semblable à celle du gouvernement français de la Libération qui applique le programme des "jours heureux" du Conseil national de la Résistance, le gouvernement Attlee révolutionne la Grande Bretagne, créant l'État-providence (the welfare state) et notamment le Service national de Santé (National Health Service, NHS). Il redresse l'économie fragile du pays dans l'après-guerre, nationalise les principales industries du Royaume-Uni, et entame la décolonisation de l'Empire britannique en accordant l'indépendance à l'Inde, au Pakistan, au Sri Lanka et à la Birmanie, posant ainsi les fondements d'un Commonwealth des nations élargi et multi-ethnique.
(5). Renaud, "Maggy", dans l'album Mistral gagnant, 1985.
(6). Source : Wikipedia.
(7). Selon Nathalie Silbert dans un article des Echos du 13 février 2024 : « L'euphorie sur le marché du travail est bel et bien finie en France. Au quatrième trimestre 2023, le taux de chômage, hors Mayotte, a atteint 7,5 % de la population active, selon les données publiées ce mardi par l'Insee. Il dépasse de 0,4 point le niveau de la fin 2022. »
(8). Voir mon article "L'écartèlement social", publié par Les Humanités le 16 juin 2023 (ICI).
(9). Thomas Piketty, Capital et idéologie, éditions du Seuil, 2019.
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