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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Provody, Azovstal, Raspoutitsa (fil Ukraine, 02/05/22)



Dernières nouvelles d’Ukraine, au 67ème jour de guerre. Hier,1er mai, les Ukrainiens ont apporté cadeaux et nourriture sur les tombes des défunts : c’était jour de Provody, une commémoration issue de l’ancien culte païen des ancêtres. Pendant ce temps, des moissonneuses-batteuses volées à Melitopol, dans la région de Zaporijjia, étaient localisées… en Tchétchénie, une centaine de civils étaient enfin évacués du complexe sidérurgique Azovstal à Marioupol, mais d’autres semblent à nouveau avoir été conduits vers un camp de filtration. Un nouveau général russe a été tué dans la région de Kharkiv, et toute l’armée de Poutine patauge dans le potage de la "Raspoutista". Un chat d’Ukraine se dresse fièrement sur des gravats consécutifs à un bombardement, et Nicolas Tenzer, directeur de Desk Russie, affirme de retour d’un voyage en Ukraine : « Une fois la guerre achevée, les pays européens, et notamment leurs administrations centrales et locales, auront à se tourner vers l’Ukraine pour en tirer les enseignements chez eux. L’Ukraine sera une nation non pas assistée — même s’il faudra certainement un plan Marshall pour la reconstruire —, mais motrice et exemplaire ».


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Hier en Ukraine, dimanche 1er mai, était jour de Provody. C’est traditionnellement un jour de joie, le jour où l’on commémore les défunts. Les familles apportent sur les tombes des fleurs, mais aussi du pain, des bols de nourriture, des bonbons et des pâtisseries, du vin ou des liqueurs… En Ukraine, Provody est célébré le deuxième dimanche qui suit Pâques. C’est une tradition que l’on retrouve, avec des variantes (sous des noms différents, à d’autres dates…), dans tout le monde slave. Cette fête, puisque c’en est une, normalement, est héritée du culte des ancêtres tel qu’il se pratiquait chez les anciens Slaves, avec des danses et des chants : un culte païen que l’Église a condamné avec l’introduction du christianisme dans la Rus de Kiev au début du Xème siècle. Toute expression de joie était alors interdite. Les païens furent persécutés, sans que l’Église n’ait totalement pu empêcher les offrandes aux défunts. A l’époque, il semble que les fêtes commémoratives duraient plusieurs jours, au début du printemps. Cette longue période de réjouissances, composée de plusieurs rituels, a été ramenée à un seul jour. Provody, donc.

Évidemment, hier, en ce 1er mai 2022, l’esprit de Provody était au recueillement plus qu’à la fête, autour de tombes fraîchement creusées. Les défunts qu’il s’agissait de commémorer là n’auraient jamais dû partir aussi tôt, et pour beaucoup aussi jeunes. Il dût certes y avoir, ici ou là, autour des tombes, larmes et sanglots. Mais aussi une extraordinaire dignité. Comme celle qui se lit dans le regard et le visage de cet enfant de 10 ans, au cimetière d’Iripine, face au portrait encadré de son père, mort dans un bombardement (photo ci-dessous).

Le 1er mai 2022. Aliments, fleurs et friandises pour Provody, jour de commémoration des défunts.

Diaporama 4 photos. Photos David Guttenfelder and Finbarr O’Reilly.


Hier, au cimetière d’Irpine, près de Kiev, Savelii, 10 ans, se recueille devant un portait de son père,

Ihor Krotkikh, 47 ans tué lors d’un bombardement. Photo Zohra Bensemra / Reuters.


Les soldats russes qui participent à « l’opération militaire spéciale » en Ukraine (selon l’expression du Kremlin) ont été bénis à l’avance par le Patriarche Kirill (ou Cyrille en français), grand manitou de l’Église orthodoxe russe qui règne sur plus de 100 millions de fidèles. Cet ancien agent du KGB (dans les années 1970), pour qui la présidence de Poutine est un « miracle » (déclaration de 2012), considère que l’invasion russe en Ukraine est un combat civilisationnel ou, comme il le dit lui-même, « un combat métaphysique contre les forces du mal ». On image que contre les « forces du mal », le Dieu de Kirill autorise tous les coups : tortures, viols, massacres… Et aussi saccager le « maison du Seigneur : voir (ci-dessous) dans quel état les soldats russes qui y étaient hébergés par des prêtres du Patriarcat de Moscou ont laissé l'église de l'Ascension, dans le village de Lukashovka, près de Chernihiv…

Les restes de l'église de l'Ascension, à Lukashovka. Photos Anna Makuha


Crimes de guerre. Un nouveau cas de crime de guerre a été rapporté hier par Liudmyla Denisova, commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien.

A Aprikosivka, un village de la région de Kherson, les soldats russes ont arrêté et enlevé Nazar Kagalnyak (photo ci-contre, DR), en raison de son passé d’ancien combattant des forces ukrainiennes.

Celui-ci a été torturé pendant plusieurs jours, avant d’être ramené chez lui, en piteux état. Conduit à l’hôpital voisin d'Oleshka, il y est décédé des suites de ses blessures.


Crimes de guerre, encore. Dans la région de Lougansk, autoproclamée République populaire par les séparatistes prorusses, les soldats ont méticuleusement retiré les ventilateurs du service de maladies infectieuses de Starobilsk, une ville de 18.000 habitants. Pour en faire quoi ? A Vovchansk, une ville de 56.000 habitants dans la région de Kharkiv, les patients d’un dispensaire régional antituberculeux ont été tout simplement été jetés à la rue. Pour libérer des lits ? Dans plusieurs hôpitaux, le personnel médical est en tout cas réquisitionné pour soigner en priorité les soldats russes blessés. Apparemment, il y en a beaucoup.


A côté de cela, les multiples vols constatés de la part des soldats russes, dans les régions qu'ils ont occupées, pourraient sembler anecdotiques. Au demeurant, cette rapine individuelle, de bas étage, est aisément compréhensible lorsque l’on constate qu’existe, au plus haut niveau, un pillage systématique des richesses ukrainienne. On savait déjà que des stocks de céréales, des matériaux de construction, avaient été volés par l’armée russe. Un cran au-dessus : selon CNN, du matériel agricole, dont 27 moissonneuses-batteuses, a été volé à Melitopol, dans la région de Zaporijjia. Grâce au système GPS de ces moissonneuses-batteuses, elles vient d’être localisées… en Tchétchénie !


Évacuations de Marioupol


Un responsable de la Croix-Rouge agite un drapeau blanc à l’approche de l’aciérie d’Azovstal à Marioupol,

le 1er mai 2022. Photo Comité international de la Croix-Rouge.


Hier, enfin, une évacuation réussie de civils de Marioupol, retranchés dans les sous-sols de l’immense aciérie Azovstal. Certains d’entre eux n’avaient quasiment pas vu la lumière depuis plus d’un mois. Il faut prendre le temps de regarder la vidéo ci-dessous (exclusivité les humanités, vidéo non sous-titrée), regarder les visages, enfants, familles, personnes âgées, épouser le regard de ces personnes lorsque le bus les emporte loin des ruines, loin de l’enfer.

Cette opération d’évacuation a été menée en coordination entre l’Ukraine, la Russie et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). « Pour la première fois depuis le début de la guerre, ce corridor vital a commencé à fonctionner. Pour la première fois, il y a eu deux jours de véritable cessez-le-feu », s’est réjoui Volodymyr Zelensky, le président ukrainien.

Mais la trêve a été de courte durée : sitôt terminée cette première évacuation, très partielle, les bombardements russes ont repris sur le complexe sidérurgique Azovstal. Les évacuations devaient se poursuivre ce lundi 2 mai. A la mi-journée, elles étaient, une fois de plus, « retardées ».

Il y a une autre ombre sur le tableau, dont la presse française n’a quasiment pas parlé. Contre tous les engagement pris, une partie des civils évacués ont été trompés. Selon la chaîne allemande Deutsche Well et Reuters, et comme l’a confirmé le ministère russe de la Défense, entre 40 et 80 civils ont été conduits au camp de filtration de Bezimenne, dans la « république populaire de Donetsk », sous contrôle russe. Ils auraient été escortés sous convoi, par des chars russes arborant la lettre Z, mais aussi par des véhicules des Nations Unies. Un photographe ukrainien de l’agence Reuters, Alexander Ermochenko, était en tout cas sur place à l’arrivée de ces civils. Sur l’une de ses photos (ci-dessous), on distingue nettement un représentant de la Croix-Rouge Internationale (en tout cas, quelqu’un qui en porte le gilet), laquelle Croix-Rouge a juré ses grands dieux qu’elle ne participait pas l’évacuation de civils ukrainiens vers la Russie. Pour l’heure, assez incompréhensible.

Évacuation de civils de Marioupol arrivant au camp de filtration de Bezimenne, le 1er mai 2022. Photos Alexander Ermochenko / Reuters


Ce sujet des déportations, sur lequel les humanités alertaient dès le 10 avril, reste encore fort opaque. Ce lundi 2 mai, dans un entretien avec la télévision d’État grecque ERT, Volodymyr Zelensky a encore affirmé qu’un demi-million d’Ukrainiens ont été « illégalement emmenés en Russie, ou dans d’autres endroits, contre leur gré ». L’ambassade des États-Unis en Ukraine, de son côté, a accusé la Russie d’avoir « kidnappé » 2.389 enfants. La commissaire ukrainienne pour les droits de l’enfance, Daria Gerasymchuk, parle, elle, de 181.000 enfants qui seraient détenus en Ukraine dans les territoires occupés par l’armée russe. 2.000 d’entre eux seraient orphelins ou séparés de leurs parents. Enfin, ajoute-t-elle, la Fédération de Russie préparerait des amendements à la législation afin de simplifier l’adoption d’enfants illégalement expulsés d’Ukraine. Information là encore invérifiable.


Raspoutitsa, l’armée russe dans le potage


Et l’armée russe, dans tout ça ? Selon plusieurs observateurs, elle ne semble pas au mieux de sa forme (prochain Fil Ukraine à venir). La nomination du général Aleksandr Dvornikov -surnommé « le boucher d’Alep » pour ses faits d’armes passés en Syrie-, pour prendre la direction du commandement militaire russe en Ukraine, ne semble guère avoir porté de fruits. Même dans le Donbass, l’armée ne progresse pas vraiment. Et près d’Izium, dans la région de Kharkiv, celle-ci a même subi, le 30 avril, un sérieux revers. Un poste de commandement avancé de la 2ème armée de la Fédération de Russie a été touché par un tir d’artillerie ukrainien, qui aurait tué quelque 200 soldats. Au moment de la frappe, une quarantaine d’officiers supérieurs étaient réunis au quartier général. Un chef d'état-major russe, le général de division Andrey Simonov, figurerait parmi les victimes. Cela ferait de lui le neuvième général russe tué depuis le début de la guerre en Ukraine. Plus énorme encore : le chef d'état-major général de la Fédération de Russie, Valery Gerasimov (dont la « signature » est requise pour la mise en œuvre de toute arme nucléaire) aurait pu lui-même être touché par ce tir d’artillerie. Il se trouvait en effet, au moment de la frappe, dans la zone touchée. Que faisait-là, sur les lignes de front, un si haut responsable militaire et politique ? Selon certains renseignements, sa présence visait à "changer le cours" de l'offensive russe. Cela aurait pu surtout changer son propre cours, de vie à trépas.


Des chars russes en pleine « raspoutitsa ». Photo DR


Pour le dire autrement, malgré les bombardements plus ou moins aveugles qui se poursuivent, l’armée russe est dans le potage. Un potage particulier, qui en russe, se dit "Raspoutista". Ce mot désigne les périodes de l'année durant lesquelles, du fait de la fonte des neiges au printemps ou des pluies d'automne, une grande partie des terrains plats se transforment en mer de boue sous l'action de l'eau. Lorsque les routes ne sont pas asphaltées, évidemment, c’est encore pire. Voilà un élément que les fins stratèges militaires russes avaient dû oublier de prendre en compte : dans la gadoue de la Raspoutitsa, un camion militaire ou un char, ça a du mal à frayer son chemin. Et de surcroit, quand un bombardement détruit un barrage, et que les terres alentour s'en trouvent inondées, ça complique la vie des personnes avoisinantes, mais pour l'armée russe, ça n'arrange pas vraiment la stabilité des sols !

Maria Didovets, 82 ans, devant sa maison, dans un quartier de la petite ville de Demydiv, inondé, le 30 avril 2022,

à la suite de la frappe militaire russe sur un barrage voisin. Photo Sergei Supinsky / AFP


Fier comme un chat ukrainien


Face à l'enlisement de l'armée russe, le peuple ukrainien continue de faire preuve d'un courage et d'une détermination que les stratèges russes, là non plus, n'avaient sans doute pas prévu.

« L’Ukraine est à la fois un pays qui vit le présent le plus dramatique qui puisse être, celui d’une guerre criminelle du régime russe qui vise à la destruction physique du pays et du peuple ukrainiens, et celui d’une nation tout entière tournée vers le futur », écrit Nicolas Tenzer, directeur de l’excellent site Desk Russie, de retour d’un voyage en Ukraine où il accompagnait une délégation du Parlement européen et du Sénat français. « En discutant avec le maire de Lviv, Andriy Sadovyi, celui de Kyïv, Vitaliy Klychko, et celui de la ville martyre de Boutcha, Anatoly Fedoruk, nous avons pu découvrir des personnes non seulement d’un courage et d’une force d’âme inouïs, mais aussi pleinement tournées vers le futur. N’attendez pas d’eux plaintes et récriminations, même si tous guettent avec raison un soutien encore plus fort des pays occidentaux dans la défense de l’Ukraine et l’engagement à repousser les forces russes en dehors de l’Ukraine. Vous entendrez plutôt d’eux le dessin de multiples projets pour une Ukraine libre et européenne. (…) Ils sont déjà en train de construire l’Europe. Pour ceux qui, comme moi, ont pratiqué l’Ukraine depuis une quinzaine d’années, l’évolution est considérable et visible ; malgré la guerre, l’électricité fonctionne ainsi que le téléphone ; les trains circulent ; l’eau coule dans les tuyaux ; le pays est approvisionné en nourriture et en marchandises diverses ; il n’y a pas de queue aux stations-service. À Lviv, qui a dû faire face à l’arrivée de flots de réfugiés, ceux-ci sont nourris et hébergés. Tous les témoignages et études convergent sur ce point : à la désorganisation russe, dont on a encore vu les effets lors de la nouvelle offensive contre l’Ukraine, s’oppose la parfaite organisation ukrainienne. L’État n’a jamais perdu — au contraire — de son pouvoir de contrôle, d’organisation et de gestion ; les collectivités locales, principalement les municipalités dont le pouvoir a été accru depuis 2014 et encore plus depuis la promulgation de l’état de guerre, sont le lieu de base pour les fonctions de sécurité, de protection et de logistique. L’État, les municipalités et les associations reconnues fonctionnent main dans la main. (…) Une fois la guerre achevée, les pays européens, et notamment leurs administrations centrales et locales, auront à se tourner vers l’Ukraine pour en tirer les enseignements chez eux. L’Ukraine sera une nation non pas assistée — même s’il faudra certainement un plan Marshall pour la reconstruire —, mais motrice et exemplaire. (…) Alors que, dans de nombreuses nations de l’Union européenne, les liens de solidarité se délitent ou se distendent, la société ukrainienne a montré ce que la solidarité signifie jour après jour. Elle a témoigné aussi du fait que cette solidarité entre les personnes ne s’oppose pas, bien au contraire, à la force de l’État, mais la soutient et la conforte. » (Texte intégral à lire ICI)


Un chat, pour conclure cette chronique. Le poil un peu foutraque, il se tient fièrement sur des gravats. La légende de la photo dit : « Ce chat est comme toute l'Ukraine. Nous sommes aussi un peu fatigués, mais invaincus ! »


Jean-Marc Adolphe



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