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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Poète, vos loyers !


Si rien n'est fait, Karim Ghizellaoui, alias Dgiz, le plus grand poète-slameur-improvisateur contemporain, sera mis à la rue dans les jours qui viennent. Certes, souvent poésie rime avec mouise. Mais là, c'est juste intolérable. Les humanités se mobilisent et lancent un financement participatif pour que Dgiz (en concert ce soir à La Villette) ait droit à un toit. Lui et sa contrebasse.


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Pendant que Madame Hidalgo mène campagne et propose, entre autres, un « bouclier logement », y aurait-il épidémie d’expulsions à venir dans la sphère artistique et culturelle parisienne ? Après Patricia Brouilly, fondatrice et directrice de Canal Danse dont le sort n’est toujours pas réglé malgré plusieurs interventions et qui devrait donc jetée à la rue fin mars (Lire ICI), voici venir le temps du slameur Dgiz, l’un des plus grands poètes contemporains.


Ce samedi 19 février, Dgiz est invité à La Villette. Est-il invité par La Villette ? Non, ce serait trop beau. Avec d’autres (Jim Murple Memorial, Lionel Corsini aka DJ Oil et Carly Blackman), Dgiz prendra part à la fête de clôture du Centre d’Art Psychédélique, un projet lancé par l’artiste et collectionneur Jaïs Fred Elalouf, qui « fut la plus grande galerie d’art psychédélique en France avec dix expositions produites en presque 6 mois », accueilli en résidence au sein du centre commercial Vill’Up, qui se trouve lui-même dans l’enceinte du bâtiment de la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris (plan d’accès ICI). Vill’up étant, enfin, propriété du Groupe Apsys, dont le slogan est « faire vibrer la ville », fondé en 1996 par le promoteur Maurice Bansay, « pour donner vie à une nouvelle génération de lieux de commerce et de loisirs ».

La veille, vendredi 18 février, Dgiz se produisait, contrebasse en bandoulière, dans un bar, au 101 rue de Ménilmontant. Plus tôt dans la semaine, il participait à une autre « fête » de clôture, celle des Logophores, alias « les porteurs et porteuses de paroles », un dispositif conduit par la compagnie Un Excursus au sein du Lycée Vauquelin, à Paris. « Les histoires touchantes de ces jeunes venus des quatre coins du monde et arrivés en France seulement depuis quelques mois seront à écouter dans un podcast dédié », annonce sa directrice artistique, Barbara Bouley, sur sa page Facebook. D’ici là, elle salue Dgiz, venu prêter sa voix et son écoute pour clôturer en beauté ce projet : « Big up à lui et aux élèves qui se sont parfaitement prêtés au jeu proposé. Les sourires sur les visages sont là pour témoigner de la joie qui s'est dégagée lors de cette séance spéciale. » En effet, cette seule photo en témoigne :

Dgiz, le 14 février 2022 avec les jeunes "porteurs et porteuses de paroles" participant au dispositif Logophores,

conduit par la compagnie Un Excursus au sein du Lycée Vauquelin, à Paris.


La seule fois où Dgiz est passé à la télé, c'était il y a 10 ans, en 2012. Il avait même mis une cravate, pour l'occasion. On lui a proposé quatre mots : mimosa, cercueil, écrire et radio. Improbable, non ? Il en a fait une impro d'enfer. Depuis, il n'a plus jamais été ré-invité. Censuré, ça s'appelle. Normal, si on veut, comme jadis Colette Magny dont les disques étaient poinçonnés en arrivant où l'ORTF pour être sûr que personne ne puisse les diffuser. Peu à peu, la télé a fabriqué la médiocrité qui a fabriqué Zemmour-petite-bite.

Dgiz, lui, c'est un géant. Le petit-fils caché de Charlie Parker, The Bird selon Julio Cortázar. Toutes tendances confondues, Dgiz est le plus grand improvisateur que j'aie jamais rencontré. "Le génie", écrivait encore Cortázar, "c'est de se parier génial et de tomber juste". Le génie de Dgiz, c'est de se lancer, sans filet, dans le maelström des mots et de tomber juste, le plus souvent. Mais avant de poursuivre, voyons ce dont, même à la télévision, Dgiz était capable, voilà 10 ans.

Séquence extraite de La boîte à musique, de Jean-François Zygel, diffusée sur France 2 le 28 juillet 2012.


Le 26 février, Dgiz sera dans un endroit encore tenu secret. J’en conviens, cela fait beaucoup de méandres. Est-ce à dire que Dgiz serait difficile à suivre ? Alors, allons droit au but : Karim Ghizellaoui, alias Dgiz, est l’un de nos plus grands poètes contemporains. Sa langue est celle du slam. Et alors ? Quand je l’avais fait entendre à Bernard Noël ; Bernard, qui s’y connaissait quand même un peu en poésie, m’avait dit : « ah oui, lui, c’est quelqu’un ».

Dgiz est un explorateur, comme dit-filmé en 2016 :

De L'atelier du plateau aux Trois Baudets, Ambre Foulquier nous fait découvrir Dgiz,

caméléon urbain hors cadre, slameur inclassable, maître de l’improvisation.


Autrement dit, Dgiz est renversant.

Dgiz et Pierre Lambla étaient les invités de "Renversant",

le magazine culturel en Centre-Val de Loire.

En février 2021, ils répondaient aux questions de Raphäl Yem et Elise Chassaing,

depuis la Zone-i à Thoré-la-Rochette (Loir-et-Cher).


Un caméléon de l'écoute, un utopiste de la parole

Ou encore, comme l’écrivait Raphaëlle Tchamitchian dans la revue Mouvement, en 2012, un « caméléon de l’écoute », un utopiste de la parole :


« Né en 1972 à Rennes, Karim Ghizellaoui a grandi à Paris, dans le 92, le 95, le 78 et le 93. «Un pur titi parigot banlieue nord», avec un zeste de Bretagne, le tout d’origine algérienne. Jusqu’en 2000, «j’ai fait des petits boulots, mais le plus gros de mon temps, j’étais marginal, de l’autre côté, pas référencé nulle part, ni sécu, ni papiers.» À la sortie d’un cinquième séjour en prison, il prend des «résolutions du nouveau millénaire» et se fabrique une nouvelle peau. Il a 28 ans.

« Je suis rappeur, slameur, musicien, comédien, danseur… Je me suis très vite rendu compte que je n’aurai jamais assez de ma vie pour réaliser tous les projets qui me tiennent à cœur.» En ce moment, on l’aperçoit souvent dans les bars de Ménilmontant et du nord de Paris avec sa contrebasse, cabossée mais bien vivante. Comme lui. «À 33 ans je me suis mis à la contrebasse, aujourd’hui j’en ai 41.» Il l’emmène partout avec lui – si vous voyez une grande ombre sur roulettes poussée par un homme aux traits anguleux et au regard perçant dans les rues de

Belleville, c’est lui. Les rues de l’est de Paris, c’est sa maison ; sa maison, c’est la rue. Les odeurs, les anecdotes et les grandes histoires, les sensations, les gens, les petites gens, les anonymes, tout, il absorbe tout. «[Je] me définis comme une éponge qui s’imprègne de pureté et d’impuretés naïves de la vie de tous les jours, comme des petits riens auxquels on ne pense pas.»

Son flow épouse les cahots du quotidien et en exprime toute l’absurdité et la poésie, arrêté seulement par l’indicible des sensations brutes de la vie urbaine – là, le cri prend le relai, les tripes sur la table, le sang dans la tête. Il y a quelque chose de bestial qui cherche à sortir en déchirant l’estomac à grand fracas, laissant tout ouvert, à nu. «Mon cri est celui de la liberté, y compris la liberté d’expression, dans la mesure où celle-ci épargne, respecte et protège les anciens et les enfants de la haine et du racisme. L’art sert à cela : exprimer un regard, une couleur, une opinion ou un combat, ainsi l’artiste se rend accessible à tous. Ainsi il est artiste.» Dgiz fait du R.U.P. (rap d’utilité publique) dans l’optique d’un «désamorçage de guerre sociale» : parler aux gens, questionner, «créer des liens, donner quelque chose pour rester le plus possible humble et humain». Arracher un sourire, changer une tristesse en joie, même fugitive, ou encore calmer une colère en mettant à jour le point de vue de l’autre, voilà le programme de ce militant de la vie, à l’affût des visions et des empreintes. Véritable buvard du bitume.

Cette conviction que c’est toujours par les petits gestes et les petits riens que naissent les grandes choses agit aussi bien sur scène que dans les classes : la question de la transmission est au cœur du projet du R.U.P. Dgiz multiplie les interventions pédagogiques, les ateliers d’écriture et de slam auprès de publics jeunes, comme dans un collège de Bobigny (93) il y a quelques années, en partenariat avec la salle de concert Le Triton (Les Lilas). Et moins jeunes, comme lors de sa résidence au long cours à l’Atelier du plateau (Paris, XIXe), où il accueillait sur scène des volontaires lors des Slam sessions qu’il animait avec le musicien invité du jour. Aujourd’hui, c’est aux côtés du chorégraphe Bernardo Montet (compagnie Mawguerite, Morlaix) et du pianiste Andy Emler qu’il continue cette mission au sein de ChOral, un atelier d’improvisation pour les enfants, qui a voyagé du Maroc à Madagascar. Chaque fois, il s’agit pour lui de désamorcer les ressorts de la colère – un sentiment qu’il flaire chez les autres et qui le porte lui-même – tout en poussant chaque bourgeon du collectif à s’ouvrir.

Il est admirable de voir à quel point Dgiz est capable de soulever délicatement le coin de la paupière des endormis et de les stimuler doucement, puis de plus en plus énergiquement pour les réveiller tout à fait, et cela dans des contextes radicalement différents : avec trois vieux passeurs de chanson populaire sur une place d’église, quatre improvisateurs dans une cave à Paris, des touristes rouges et blancs sur une promenade vendéenne cinglée de néons et d’odeurs de gaufres industrielles (festival Vague de Jazz) ou dans un bar tard le soir dans le sud de la France. «Rappeur de cité, de cabaret, de salon bourgeois ou de squat underground», il est à l’aise dans n’importe quel contexte et semble capable d’emporter l’adhésion de tous les publics.

Infatigable caméléon de l’écoute, il suit en même temps son propre chemin : celui des mots. «Ambassadeur de [sa] langue», il utilise «[ses] cinq sens en danger». En alerte, son discours s’auto-engendre, nourri par les sensations du présent – du miel pour les improvisateurs. En toute chose il s’agit de «réinjecter le ressenti en matière», à malaxer seul ou à plusieurs. Pas étonnant de le retrouver avec «l’éléphantesque chanteur contrebassiste Fantazio, le plus juste des magiciens chanteurs-musiciens André Minvielle, la contrebassiste Hélène Labarrière, les saxophonistes Louis Sclavis et Sylvain Kassap, le génial Médéric Collignon ou encore le pianiste Andy Emler», sans oublier ses compagnons de route, frères d’armes, complices et binômes multinstrumentistes, Pierre Lambla et Mehdi Chaïb. On l’a vu aux côtés de chacun de ces artistes, et de bien d’autres encore, apporter une énergie en fusion et un flow en cascade dont les associations sonores ont quelque chose des jeux d’enfants ou du réel transfiguré d’un Boby Lapointe. Même face à des personnalités fortes et exubérantes telles que celle de Médéric Collignon – trublion du jazz français présent sur tous les fronts, bugliste, chanteur et trompettiste – il sait se glisser dans les trous et épouser les formes du discours de l’autre. Avec l’aide des coulées harmoniques du grand Andy Emler, leader du MégaOctet, ils ont formé un trio aussi explosif qu’éphémère un soir d’octobre 2009 au Théâtre Victor-Hugo de Bagneux. Le concert semblait n’avoir ni début ni fin, et se tenir, fragile, entre le rire et le vide – mais non, personne ne tombe, un mot devant l’autre, et tout ira bien. Deux ans plus tard, notre écorché du verbe se retrouve sur la scène du Théâtre de l’Odéon avec Valère Novarina, immense réinventeur du langage s’il en est. Leur rencontre semble évidente aussitôt qu’on y pense, tant à cause de leur goût pour l’inversion des sens et des sons que pour la profération elle-même, qui n’est pas sans rappeler également l’écriture d’un Didier-Georges Gabily – pour un prochain spectacle, peut-être ?

Paradoxalement, c’est peut-être le compositeur de musique contemporaine Bernard Cavanna qui tient la plus grande place dans le panthéon musical de Dgiz : c’est lui qui l’a encouragé à ses débuts et aidé à faire son premier disque. Sorti sur le label Junkadelic Zikmu du DJ Junkaz Lou en novembre 2002 – remportant au passage différents prix tels que celui du Grand Zebrock en 2003, le prix Attention Talent Scène du Printemps de Bourges 2004, et le FAIR en 2005 – Dgiz Hors est le point de départ de dix années de développement artistique, humain et politique. Son slam porte le rêve d’une société utopique où toutes les sensibilités trouveraient à s’exprimer et toutes les angoisses à se dénouer. En attendant, Dgiz se fait la voix des plus grandes plumes humanistes. Depuis l’année dernière, il incarne avec sa contrebasse le personnage de Léon-Gontran Damas dans Léon Léon Nègres des Amériques. Mis en scène par Valérie Goma du Théâtre de la Ruche à Cayenne, ce spectacle confronte les deux paroles noires de Damas et de Léon Walter Tillage (Roland Zéliam). Né en 1936 en Caroline du Nord, petit-fils d’esclave, Tillage est un écrivain et activiste pacifiste des droits civiques. Sa prose militante et les poèmes de la jeunesse rageuse de Damas, Pigments Névralgies, sont mis en regard et en musique, portés par l’énergie turbulente de Dgiz et la présence terrienne de Roland Zéliam.

Musique, théâtre, danse, impro… Il ne manquait que le cirque, le voici donc beatboxer sur le fil aux côtés de l’équilibriste Sébastien Le Guen et du bidouilleur sonore Jérôme Hoffmann avec Dans les bois au Festival d’Avignon 2013. Comme un équilibriste, Dgiz aime à se penser «en danseuse sur un monocycle sans selle». Touche-à-tout, il ne tient pas en place sauf, peut-être, derrière sa contrebasse. En 2012, il fonde l’O.N.Dgiz, l’Orchestre national de Dgiz, un ensemble à géométrie variable avec les saxophonistes Mehdi Chaïb, Jef Sicard, Nathalie Ahadji et Pierre Lambla (que l’on a entendu dans Shéda de Dieudonné Niangouna au Festival d’Avignon en 2013), le joueur de tambour parlant Arnie Egel, le guitariste Jaime Chao, et les batteurs Francesco Pastacaldi, Benjamin Sanz et Fabien Rimbaud. Rime rieuse, rime rappeuse, le groupe porte l’empreinte brûlante, fauve et rageuse de Dgiz, capable de secouer un public entier – «et non pas une foule!» Quand celle-ci noie les individus dans une masse irraisonnée, celui-là invite à la réalisation collective. Dgiz, ou l’utopie de la parole. »


Souvent, poésie rime avec mouise

A cela, rien à rajouter. Ou plutôt si. Comme chacun sait, ce n'est pas nouveau, souvent poésie rime avec mouise. Et mouise avec galère.

N'étant jamais invité par quelque lieu de l'institution culturelle, ceux-là mêmes qui prétendent défendre création et liberté d'expression, Dgiz s'invente des lieux de concert : des bars, de préférence dans l'Est parisien. Plus loin, avec la contrebasse, ce serait un poil plus compliqué. Là, il donne tout. Et récolte bien peu. 20 euros, après un concert improvisé, c'est presque la lune. Et pas tous les jours. Dgiz n'est même pas intermittent, n'a pas même droit au chômage.

Les véritables poètes se sont accoutumés à vivre d'amour et d'eau fraîche.

Et le toit ?

Son loyer, dans le 11ème arrondissement de Paris, Dgiz n'y arrive pas. Deux mois d'impayés. Pourtant pas excessif : 650 € par mois, ce n'est pas un palace.

Son propriétaire, jusque là conciliant et pas antipathique pour deux sous, a lui aussi besoin d'argent. Si Dgiz ne régularise pas ses loyers de retard, plus un d'avance, il n'y aura pas de miracle, ou alors la Cour des miracles : la rue. Certes, cela ne fera qu'un SDF de plus. Mais la contrebasse ? Et pour un tel talent ?

C'est insupportable, intolérable, inqualifiable. Il est grand temps de s'indigner, comme eut dit Stéphane Hessel, et au-delà, concrètement, venir en aide à Dgiz. C'est-à-dire venir en aide à la poésie, sans laquelle nous ne sommes rien.

Comme le disait déjà François Villon il y a un bail (Dgiz n'a pas de bail) :

"Frères humains qui après nous vivez, N'ayez vos cœurs contre nous endurcis, Car, si pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plus tôt de vous merci. (...) La pluie nous a lessivés et lavés Et le soleil desséchés et noircis; Pies, corbeaux nous ont les yeux crevés, Et arraché la barbe et les sourcils. Jamais nul temps nous ne sommes assis; De ci de là, comme le vent varie, À son plaisir sans cesser nous charrie, Plus becquetés d'oiseaux que (des) dés à coudre. Ne soyez donc de notre confrérie, Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!"


Laissons Dieu là où il est, s'il y est.

Pour que Dgiz puisse continuer d'avoir droit à un toit, les humanités lancent un financement participatif sur la plateforme associative hello asso. Il n'y a aucune contrepartie. Tout don est possible à partir de 1 euro.


Jean-Marc Adolphe

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