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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Poutine, la diagonale du fou


Vladimir Poutine dans son bureau à Novo-Ogarevo, en 2006. Photo Dmitry Astakhov / Sputnik


Jusqu'où ira le jusqu'au-boutisme de Vladimir Poutine ? Et au fait, après deux ans de confinement et de phobie du virus, le maître du Kremlin est-il encore sain d'esprit ? A force de s'isoler, il s'est... isolé dans une forme de "dérive névrotique du dictateur".

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La version officielle russe ne bouge pas d’un iota. Conformément à la déclaration initiale de Vladimir Poutine, disant mener une « opération militaire spéciale » afin de protéger les personnes « qui souffrent d'abus et de génocide de la part du régime de Kiev depuis huit ans » et sans intention d'occuper les territoires ukrainiens, le ministère russe de la Défense a affirmé hier, contre toutes les évidences, que « les troupes russes ne visent pas les villes ukrainiennes, mais se limitent à frapper chirurgicalement et à neutraliser l'infrastructure militaire ukrainienne ». « Il n'y a aucune menace pour la population civile », a-t-il ajouté.


Après Kharkiv au début de l’offensive, le port stratégique de Marioupol, au sud-est de l’Ukraine, est l’objet de toutes les « attentions » de l’armée russe, et c’est bien la population civile qui est en ligne de mire. « « Cela fait cinq jours que nous vivons sans électricité, nous n’avons pas de chauffage ni de réseau mobile », alerte le maire de Marioupol. Selon lui, les bombardements des derniers jours ont fait des « milliers de blessés » et les forces russes empêchent l’arrivée d’aliments et de médicaments. La Croix-Rouge y évoque des « scènes déchirantes ». Alors que l’armée russe venait d’accepter un cessez-le-feu pour permettre l’évacuation des populations, les bombardements ont repris de plus belle. « Vers 11 heures, raconte Evgeniy Maloletka, un photographe indépendant, au moins 200 véhicules ont convergé vers un point central de la ville portuaire de Mariupol, dans l'espoir de se rendre à 225 km au nord-ouest, dans la ville de Zaporizhzhia. » Le Monde raconte la suite : « [les Russes] se sont mis à bombarder les points de rassemblement », témoigne Anna Romanenko, journaliste et activiste pro-Ukraine. « Aujourd’hui, en dépit des accords et des engagements, la Russie n’a pas seulement empêché les civils de sortir du siège, elle a en outre entrepris de bombarder les colonnes de civils pour les en dissuader. (…) C’est une vraie catastrophe humanitaire. Des centaines de blessés doivent être évacués. Des femmes et des enfants privés d’eau. (…) Personne ne compte les cadavres, il n’y a personne pour faire ce travail. Les enterrements sont impossibles à cause des tirs de roquettes. Les cadavres gisent dans la rue. Ou dans des chambres froides qui ne fonctionnent pas. Ou bien les gens qui le peuvent enterrent les morts dans leur jardin. Personne ne compte. C’est un enfer. C’est Alep. Et je voudrais que tout le monde l’entende en Europe. »


En France, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen sont au moins d'accord sur un point : il faut éviter de jeter de l'huile sur le feu et privilégier la diplomatie à la guerre. « Tout doit aller à la diplomatie et rien – si peu que ce soit – à la guerre », dit Jean-Luc Mélenchon (discours à l’Assemblée nationale du 1er mars), quand Marine Le Pen, elle aussi opposée à la livraison d’armes à l’Ukraine, dit : « C’est sur la diplomatie qu’il faut tout miser ».

C’est bien gentil, mais la diplomatie, il faut être au moins deux pour la mettre en œuvre. Et il y a toutes sortes de possibilités de dialogue, comme le montrait ce court métrage du grand cinéaste tchèque Jan Svankmajer :

Mais quelle part de dialogue y a-t-il dès lors que les engagement pris lors d’une négociation commune, comme ce fut le cas pour Marioupol ? Certes, selon le porte-parole de la présidence russe, Dmitri Peskov, lors d'un point de presse en réponse à une question sur l'état actuel des relations entre la Russie et les États-Unis, « Moscou et Washington maintiennent certains canaux de dialogue dans le contexte de la situation géopolitique actuelle » (propos rapportés par l’agence Tass, l’agence officielle russe). Mais dans le même temps, ce vendredi 4 mars, Vladimir Poutine a déclaré lors d'un entretien avec le chancelier allemand Olaf Scholz que le dialogue en faveur de la paix avec l'Ukraine n'était possible que si « toutes les exigences russes » étaient acceptées. Curieuse conception du dialogue que celle qui impose au préalable reddition et soumission !


La « dérive névrotique du dictateur »


Où en est aujourd’hui Vladimir Poutine ? Aurait-il cédé à la « dérive névrotique du dictateur » ? Cette question, c’est Jean-Pierre Raffarin, interviewé ce dimanche par le quotidien L’Union, qui la pose. L'ancien Premier ministre poursuit : « Vladimir Poutine a beaucoup changé. Quand je l’ai connu, avec Jacques Chirac, avec lequel il avait des relations d’amitié, c’était quelqu’un de relativement convivial et qui, au fond, parlait de manière très ouverte. Progressivement il s’est durci. Il a toujours eu une communication de la distance. Quand vous entrez dans son bureau, il est au fond de la pièce, derrière son bureau, assis, et il ne se lève que quand vous arrivez à un mètre de lui. Cela crée une ambiance de distance. Il avait déjà cette attitude qu’il avait dû apprendre au KGB. Mais d’après ce que j’entends maintenant de ceux qui l’ont vu plus récemment, quand il cherche à parler des heures durant pour peut-être empêcher l’autre de s’exprimer, on sent qu’il y a sans doute une dérive de l’autocrate vers le dictateur. »

En d'autres termes : le fou prend le roi. Diagonale du fou, pour reprendre le titre du film de Richard Dembo (1984), inspiré par l'affrontement entre Anatoly Karpov et Viktor Kortchnoï. Sauf que Poutine « n'est pas un joueur d'échecs », selon l'ancien espion du KGB et spécialiste d'affaires internationales Serguei Jirnov : « Si vous jouez aux échecs avec lui et qu’il voit que vous êtes en train de gagner, il va prendre le jeu et va vous l’écraser sur la tête. »

Vladimir Poutine visite l’école d’aviation de compagnie russe Aeroflot près de Moscou, le 5 mars 2022.

Photo Mikhail Klimentyev / AP


Les services de renseignement américains commencent à se poser des questions sur la santé mentale du maître du Kremlin. Son passé d’espion du KGB aurait-il développé dans son organisme quelque « virus de la paranoïa » que la hantise de la pandémie coronovirale aurait contribué à exacerber ? Souvenons-nous que l’an dernier, lors de la réunion du Groupe du G20 au Japon, Vladimir Poutine avait fait sensation en refusant les verres à vin qui étaient offerts et qu’il avait sorti sa propre tasse.

Tout au long de la pandémie, Vladimir Poutine s’est archi-confiné, tenant la plupart de ses réunions avec des responsables gouvernementaux par vidéoconférence, apparaissant souvent dans une pièce spartiate de sa propriété moscovite, Novo-Ogaryovo, à l’extérieur de Moscou. Même lorsque des dignitaires étrangers venaient à Moscou, ils ne pouvaient pas voir Poutine en personne : l’an passé, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a dû ainsi se contenter d'une réunion vidéo. Et les rares visiteurs étaient tenus d’emprunter des tunnels désinfectants, fabriqués par une société d'équipement de nettoyage industriel, pour parvenir jusqu’au bureau de Poutine.

Pendant toute cette période, rares ont été les sorties de Vladimir Poutine. En juin dernier, alors que les restrictions sanitaires avaient été en partie levées, le président russe a participé à la commémoration de la victoire de l’Union soviétique sur l’Allemagne nazie, mais les anciens combattants qui côtoyaient Poutine sur les estrades de la Place rouge durent passer préalablement deux semaines en quarantaine dans une station thermale isolée.

Depuis mars 2021, aucun des journalistes russes qui couvrent habituellement l’actualité du Kremlin n’a pu voir Vladimir Poutine en personne.


Et alors même qu’une vie « normale » a repris son cours en Russie depuis septembre, Vladimir Poutine avait renoncé à tout déplacement à l’étranger (avant même l’invasion de l’Ukraine), refusant pour l’heure de se faire vacciner (alors qu’il a vanté sur tous les tons le vaccin russe). Il reste à l’isolement, se retranchant derrière un complexe cocon de « distanciation sociale », poursuivant ses vidéo-réunions, tenant ses rares interlocuteurs à distance, comme lors de la recentre entrevue avec Emmanuel Macron.

Vladimir Poutine dirige ses réunions avec les hauts fonctionnaires par liaison vidéo depuis sa résidence située

à l'extérieur de Moscou. Photo Alexey Druzhinin/Sputnik


Cette « mise à distance » vaut aussi pour la plupart des collaborateurs de Poutine. Selon le site internet du Kremlin, une seule personne a rencontré le président russe en tête-à-tête plus d'une fois depuis avril dernier : Igor Sechin, ancien officier du KGB et proche collaborateur de M. Poutine depuis les années 1990. Igor Sechin dirige aujourd'hui Rosneft, le géant pétrolier public russe.

Vladimir Poutine est resté à distance physique de ses conseillers en sécurité nationale lors d'une réunion au Kremlin le 21 février, quelques jours avant que les forces russes n'envahissent l'Ukraine. Photo Alexey Nikolsky


Autour de lui, Vladimir Poutine a fait le vide. Les avis divergents ont disparu de son espace informationnel, commente sur Mediapart la politologue Tatiana Stanovaïa, fondatrice de R. Politik, un centre de réflexion indépendant qui analyse les cercles de pouvoir en Russie : « Il n’y a plus aucune discussion dans la prise de décision, confirme. Poutine ne parle plus, en réalité, qu’à ses conseillers militaires. Il est désormais clair qu’il a décidé d’envahir l’Ukraine avec un tout petit cercle autour de lui, l’état-major de l’armée, des généraux, peut-être des membres du GRU [le renseignement militaire – ndlr]. Cela l’a coupé de la possibilité de pondérer les risques de l’invasion. Le choc est réel, y compris pour des officiels de très haut rang. Le président n’a pas préparé son environnement à cette guerre. »

Vladimir Poutine avec le ministre de la Défense, Sergueï Chouïgou.


« Le ministère des affaires étrangères, par exemple, n’a plus aucun poids dans la décision, affirme Andreï Soldatov, autre spécialiste des services secrets russes, alors que le ministère de la défense monte en puissance. Globalement, l’idéologie dure et les militaires l’emportent désormais.» Même le directeur du renseignement extérieur, Sergueï Narychkine, a été humilié publiquement par le maître du Kremlin, le 23 février dernier.

Les seuls à tirer leur épingle du jeu, et à constituer la « garde rapprochée » de Poutine, sont Nikolaï Patrouchev, ex-directeur du FSB, considéré à Moscou comme « le faucon des faucons », et le ministre de la Défense, Sergueï Chouïgou, celui-là même qui, en décembre 2015, avait mené l'opération militaire qui avait inversé le cours de la guerre civile syrienne et permis ainsi à Bachar el-Assad de rester au pouvoir. Ce sont les rares, sinon les seuls, à maintenir Poutine dans l’isolement de sa démence impériale, en l’absence de toute opposition ou simple contrepoint. Et tout ça pourquoi ?


« Appelée à bouleverser la Russie pour de longues années, la décision de Vladimir Poutine est le terme d’un long cheminement qui s’est récemment et brutalement accéléré, fruit d’une vision du monde emplie de revanchisme, de paranoïa et de frustration face à l’Occident, d’un homme isolé et radicalisé, au processus de décision de plus en plus solitaire et, enfin, de tout un système », écrit Julian Colling sur Mediapart. « Il s’est forgé tout seul la conviction qu’il fallait agir. Le facteur émotionnel a peu à peu pris le dessus, on l’a vu avec ses discours récents », poursuit Tatiana Stanovaïa. De son côté, Alexeï Venediktov, rédacteur en chef de la radio Écho de Moscou qui vient de cesser d’émettre, estime qu’à 70 ans, Poutine, pressé, « isolé dans sa chambre d’écho », se sentirait investi d’une mission quasi messianique devant l’histoire, à savoir la protection du peuple slave orthodoxe et « sa réunification en un seul État d’ici à 2024 », fin de son mandat actuel.


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