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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Poutine et l'épopée du prince Igor


Place des Héros, à Budapest, le 9 mars 2022 : des militants et des volontaires de Greenpeace forment un signe de paix en solidarité avec l'Ukraine. Photo Marton Monus/Reuters.


En ukrainien, paix se dit Мир (Myr). Mais qu’on le dise en ukrainien, en espagnol (paz), en anglais (peace), ou même en russe, il est peu probable que Poutine puisse aujourd’hui comprendre quoi que ce soit au mot «paix». Cet accro à la guerre devrait pourtant méditer la fable de La Geste du prince Igor, la plus ancienne œuvre littéraire des Slaves orientaux.


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« C’est en fait des victoires des princes sur les infidèles, depuis que le frère a dit au frère :

"Ceci est à moi, et cela aussi", et depuis que les princes grossissant les vétilles,

se sont mis à forger la discorde contre eux-mêmes. »

(La geste du prince Igor, XIIe siècle)


Si inculte soit-il, il n’est pas impossible que Vladimir Poutine, lors des temps morts de sa formation d’espion au service territorial décentralisé du KGB puis à l’Institut du Drapeau rouge (Krasnoznamenny Institoute) à Moscou ait entendu parler de La Geste du prince Igor, la grande épopée médiévale aussi connue comme Dit de la Campagne d'Igor, (en vieux russe : Сло́во о плъку́ И́горєвѣ · И́горѧ сꙑ́на Свѧ́тъславлѧ · вну́ка О́льгова, en ukrainien : Слово про Ігорів похід), la plus ancienne œuvre littéraire des Slaves orientaux, datant de la fin du XIIe siècle, l’époque de la Rus' de Kiev.

C’est même avéré : Vladimir Poutine y fait brièvement allusion dans Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens (en russe : Об историческом единстве русских и украинцев, ob istoritcheskom iedinstve roussikh i oukraïntsev ; en ukrainien : Про історичну єдність росіян та українці), le texte que le maître du Kremlin a écrit et publié le 12 juillet 2021 sur le site du gouvernement russe, avant de le faire imprimer et distribuer à tous les soldats russes.

Dans cet essai, qui porte les germes de l’actuelle guerre en Ukraine, Vladimir Poutine réinvente l’histoire, remet en question l'existence de l'Ukraine en tant que nation distincte et soutient que le gouvernement actuel du pays est contrôlé par des complots occidentaux.


Le Prince Igor, illustration Josée Bégaud pour "L'Avant-Scène Opéra", 1995.


Écrit en russe ancien, Le Dit de la Campagne d'Igor est revendiqué tant par la littérature russe que par la littérature ukrainienne. Il s'agit d'un poème épique dont le sujet est basé sur des faits réels, une campagne militaire menée en 1185 par Igor Sviatoslavitch, prince de Novgorod-Severski contre les Coumans de Kontchak et qui s'est soldée par un échec.

Le manuscrit de l'œuvre a été découvert dans le monastère de la Transfiguration du Sauveur (Spasso-Préobrajenski) de Iaroslavl en 1795 et acquis par le comte Alexeï Moussine-Pouchkine (1744-1817). La première édition date de 1800. Mais l'original a brûlé lors de l'incendie de Moscou de 1812. Au début du XXe siècle, une copie du manuscrit faite pour l'impératrice Catherine II est découverte. Seules l'édition de 1800 et la copie faite en 1795 ont été conservées, ce qui a conduit à une controverse sur l'authenticité de l'écrit, qui impliqua les grands noms de la slavistique russe et européenne, tels Roman Jakobson et André Mazon. En Union Soviétique, où le Dit fit l'objet d'une publication académique en 1962, traduit en russe moderne la controverse prit une tournure idéologique particulièrement violente, car la remise en cause de l'authenticité de l'œuvre était perçue comme une remise en cause des fondements de la culture russe et des valeurs d'héroïsme et d'unité nationale que les commentateurs officiels lisaient dans l'épopée. La controverse fut résolue seulement en 2004 par le linguiste Andreï Zalizniak qui démontra que l'auteur de l'œuvre maniait une langue composite dont on n'a pu reconstruire les mécanismes internes qu'au XXe siècle, avec la découverte de sources archéologiques (les écrits sur les écorces de bouleau de Novgorod, notamment) inaccessibles aux plus fins érudits des XVIIe et XVIIIe siècles.

Le Dit de la Campagne d'Igor, traduit en russe moderne et en anglais par Vladimir Nabokov, cité par Dostoïevski dans Les Possédés (chap. II (VII)) comme sujet d'une leçon prochaine de Stéphane Trophimovitch, a en outre inspiré Alexandre Blok pour son cycle poétique Sur le champ des bécasses, et Alexandre Borodine qui en a tiré l’opéra Le Prince Igor, avec les célèbres Danses polovtsiennes (à la mort de Borodine, l’œuvre a été achevé par Rimsky-Korsakov et Alexander Glazunov).


Les danses polovtsiennes du Prince Igor, interprétées par le chœur de l'Opéra national des Pays-Bas, dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov, chorégraphie : Itzik Galili, 7 février 2017.


Mais au fait, que narre donc ce Dit de la Campagne d'Igor ? L’action se situe en 1185 à Poutivlié. Le Prince Igor, accompagné de son fils Vladimir (tiens donc), part combattre une tribu tartare, les Polovtsiens, menés par le khan Kontchak. Igor a confié au Prince Galitzky, le frère de sa femme, Yaroslavna, le soin de veiller sur elle et de gouverner en son absence. Mais Galitzky, irresponsable et démagogue, s’abandonne à la débauche. Victorieux au début, Igor subit dans une rencontre décisive un désastre complet et est fait prisonnier avec ses fils. N'ayant pas quitté Kiev, Sviatoslav voit en rêve la terrible catastrophe. Il entend la plainte des vaincus, mêlée aux croassements des corbeaux. On annonce alors la défaite du Prince Igor fait prisonnier avec son fils, Vladimir, par le khan Kontchak qui les traite néanmoins avec beaucoup d’estime et d’égards. Kontchakovna, la fille de Kontchak, et Vladimir s’aiment. Mais malgré la parole donnée, le Prince Igor et ses fils, déchiré par le sort des siens, choisit de s’enfuir en prenant la forme d'animaux sauvages. Les Polovtsy le poursuivent, mais la nature se fait complice de leur fuite : les pics en frappant du bec sur le tronc des arbres lui indiquent la route du Donets ; les rossignols lui annoncent l'aube... Il revient au foyer, et le Danube porte par la mer jusqu'à Kiev la voix des filles de Russie chantant l'allégresse universelle…


Guerre ou guerre

Lorsqu’il terminera ses jours en exil dans une datcha syrienne, accueilli par son ami Bachar al-Assad, Vladimir Poutine aura tout loisir de méditer sur l’épopée du prince Igor et sur la citation en exergue de cet article.

En ukrainien, paix se dit Мир (Myr). Mais qu’on le dise en ukrainien, en espagnol (paz), en anglais (peace), ou même en russe, il est peu probable que Poutine puisse aujourd’hui comprendre quoi que ce soit au mot « paix », tant il a besoin de la guerre pour s’accrocher au pouvoir. Et pour cela, il fallait bien trouver un ennemi, car comme le disait le regretté Pierre Desproges, « Sans l’ennemi la guerre est ridicule » (Manuel de savoir-vivre à l’usage des rustres et des malpolis, 1981).


Hier sur la Place des Héros, à Budapest, des militants et des volontaires de Greenpeace ont formé un signe de paix en solidarité avec l'Ukraine.

Selon les cultures et contextes, plusieurs symboles de paix ont été utilisés, dont la fameuse colombe, la flamme, le rameau d'olivier, la grue en origami, le calumet... Ou encore le symbole qui est en fait, lors de sa création, l'emblème des opposants à l'armement nucléaire. Cet emblème a été créé le 21 février1958 par Gerald Holtom, un artiste membre de la Campaign for Nuclear Disarmament (Campagne pour le désarmement nucléaire) britannique (CND), à la demande de Bertrand Russell, organisateur et chef du mouvement. Il est actuellement toujours identifié comme tel en Grande-Bretagne mais, partout ailleurs sur la planète, il est l'emblème de la paix, de la non-violence et du pacifisme.

Son concepteur s'est basé sur le code sémaphore britannique pour créer ce symbole, où les deux branches qui pointent à gauche et à droite signifient « N » et la barre centrale « D », pour « Nuclear Disarmament ».

Concernant l'Ukraine, pays le plus nucléarisé du continent européen, et alors que Poutine brandit la menace nucléaire, ce symbole fait sens.


Jean-Marc Adolphe


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