EN COMPAGNIE D'AUGUSTIN BERQUE / 04. Les humanités font feuilleton de la pensée vive d’Augustin Berque. Géographe autant que philosophe et poète sur les bords, Augustin Berque est un penseur éclairant des temps désorientés que nous vivons. Mais cette pensée essentielle au présent se nourrit d’une érudition qui puise à l’étymologie (notamment japonaise) des mots qui nourrissent notre relation au monde. Or, le haïku, dans son extrême concision, en dit beaucoup sur la prégnance d’une grammaire du milieu qui s’écarte radicalement de la construction du sujet occidental moderne.
(texte d'Augustin Berque, initialement tiré "Mésologie du haïku", issu d'un exposé du 12 juin 2015 à l'EHESS - Séminaire "Mésologiques")
1. Définir le haïku
La première édition du Petit Larousse (1906) ignore le haïku (haiku 俳句)[1]. Celle de 2001 le définit comme « Petit poème japonais constitué d’un verset de 17 syllabes ». Le plus littéraire de nos grands dictionnaires, le Dictionnaire culturel en langue française d’Alain Rey (Le Robert, 2005, 5 vol.), le définit comme « Poème classique japonais de trois vers issu de la strophe nommée haïkaï, dont le premier et le troisième sont pentasyllabiques, le deuxième heptasyllabique (5-7-5, soit 17 syllabes) », et lui consacre en outre un encadré de deux demi-pages, où l’on peut lire entre autres que le haïku « condense une perception fugitive du monde sensible », où « derrière l’apparente facilité et la spontanéité se cachent une rigueur formelle et une thématique très codifiée, où alternent et se mêlent notations sur la nature, les saisons, les travaux et les jours, les sentiments, comme dans ces trois variations sur l’averse :
Première averse
le singe aussi aimerait
un petit manteau
Bashô
Écoute là-bas
dans la nuit quand vient l’averse
la voix de la cloche
Kikaku
L’averse est tombée
elles n’ont pu s’aligner barques
barques aux vairons
Senna
Cités dans Bashô, le Manteau de pluie du singe, I, Hiver, trad. R. Sieffert
Voyons maintenant ce qu’en disent trois dictionnaires japonais plus ou moins équivalents au Petit Larousse :
- Le Kokugo jiten de chez Shûeisha (1993) : « Poème court formé des 17 pieds 5-7-5. En principe on y introduit un mot de césure (kireji 切れ字)[2] et un mot de saison (kigo 季語). Tourner un − (−o hineru). ◊ Forme de hokku 発句 [strophe initiale] détachée du haikai renga 俳諧連歌 [poème en chaîne de ton libre][3] ».
- Le Kôjien de chez Iwanami (1955) : « Signifie le hokku 発句 du haikai 俳諧, initialement appelé hokku, nom donné à la première strophe d’un poème en chaîne de ton libre, devenue poème autonome. Formé des 17 pieds 5-7-5, anciennement conçu comme une phrase déclarative (une forme d’expression complète), où l’usage était d’introduire nécessairement une saison, qui apparut vers la fin de l’époque Muromachi [1336-1573] en tant que strophe initiale d’un poème en chaîne de ton libre. Depuis Bashô[4], l’on en vint à ne garder que la strophe initiale, puis sous Meiji, Masaoka Shiki entreprit de la rénover sous le nom de haiku 俳句, donnant naissance à la nouvelle école du haïku ».
- Le Shin seiki de chez Gakken (1998) : « Poème court composé, quant à la forme, de trois vers suivant la règle des 5-7-5 pieds, et suivant, quant au contenu, la contrainte du thème de saison kidai 季題. C’est la strophe initiale (hokku) détachée d’un poème en chaîne de ton libre, dite aussi hakku 発句, qui avec le tanka 短歌 [poème court] est appelée poésie traditionnelle populaire. Ce qu’on appelle aujourd’hui haïku est le haïku moderne, et l’on appelle généralement haikai ce qui est antérieur aux temps modernes. (…).
2. L’héritage du poème en chaîne
Du point de vue mésologique, il est significatif que l’ascendance du haïku le rattache au poème en chaîne (renga 連歌). Cette forme poétique illustre en effet l’accent que la culture japonaise a mis sur l’intersubjectivité, autrement dit sur la médiance, ce moment structurel corps animal / corps médial. Cf. A. Berque, Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010, extrait des pp. 173-176 :
De cet accent mis alors sur la médiance, il n’y a pas d’exemple plus clair que le renga, ce genre poétique dont la vogue fut extraordinaire à la fin du Moyen Âge. Le renga, « poème en chaîne »[5], prend son origine dans des jeux de mots dérivant de l’usage des kakekotoba 掛詞 (mots à double sens) dans la poésie de l’Antiquité[6]. Avant la période des Deux Cours (1336-1392), il s’agit d’amusements sans grandes prétentions poétiques. Le principe de l’enchaînement (ren 連) est toutefois établi : ce sont des poèmes comptant au moins deux auteurs d’un vers (ku 句) chacun[7], lesquels se suivent en jouant sur le rapport des mots et des thèmes dans les couples de ku. Puis la qualité de l’enchaînement devient l’objet d’une véritable recherche poétique, par une révolution esthétique dont les protagonistes sont Gusai et son disciple Yoshimoto, actifs au temps des Deux Cours (1336-1392). Le premier fut ermite, le second était courtisan. Ishida y voit « la confluence de l’esprit esthétique du courant sabi 寂 et de celui de l’esthétique du yûgen 幽玄 »[8]. Par la suite, le renga devint le genre poétique dominant. Sa faveur était à son comble à l’époque Muromachi (1392-1573), où il fut illustré par Shinkei. Plus tard, le genre dominant devint le haïku, issu lui-même du renga, dont il constituait le ku initial[9].
Ce qui nous intéressera est que le renga cherche systématiquement à combiner des points de vue individuels dans une création commune. Il vient immédiatement à l’esprit de le comparer aux « petits papiers » surréalistes. À côté de différences abyssales[10], le point commun est l’exploration du fond dans lequel s’enracine l’œuvre individuelle. Pour les surréalistes, il s’agit de l’inconscient. Pour un Gusai, évidemment, pareille notion n’existait pas. Du reste, dans ses commentaires, Ishida lui-même n’emploie pas ce terme d’inconscient[11]. C’est là un parti qui refuse l’opposition, propre à la modernité occidentale, entre la conscience individuelle et tout le reste. Il y est plutôt question de « conscience au fond de la conscience »[12]. Selon Ishida, c’est cela que recherchait Gusai, pressentant que « La source première de la véritable beauté se trouve dans le sentiment primitif[13], antérieur aux sentiments et à la conscience, là où le mouvement de la vie[14] n’est pas encore devenu sentiment »[15].
Écrivant dans les années soixante, Ishida ne va pas au delà de cette interprétation ; mais plus tard Sakabe Megumi, revenant sur des questions voisines, parlera du « champ profond de l’intersubjectivité »[16]. Effectivement, avec la profondeur, ce qui compte ici est l’« inter » : l’aida (間) qu’il y a entre les individus (hito 人) et qui en fait des êtres humains, ningen (人間)[17]. Autrement dit, leur corps médial, leur milieu. Ce que Gusai a pressenti dans le renga, me semble-t-il, c’est cela : cette faculté de cultiver, le plus systématiquement parmi tous les arts, le champ médial où se fonde la création individuelle.
Je ne puis ici creuser davantage. Contentons-nous d’un exemple, ou Gusai est l’auteur du second ku :
霧もなみだもただ老の袖 Kiri mo namida mo / tada oi no sode
故郷の一むらすすき風吹きて Furusato no/ hitomura susuki / kaze fukite
Brumes et larmes à la manche des vieux[18]
Une touffe de susuki au vent du pays natal[19]
ce qu’Ishida commente ainsi :
Sans doute se place-t-on [avec le premier ku] dans une scène de retour au pays natal. De vieux parents, de vieux amis peut-être, en tout cas l’on y verse les larmes nostalgiques de la vieillesse. Mais à cela le ku de Gusai ne touche pas, il ne prend comme thème que la scène-sentiment[20] du vent d’automne soufflant dans une touffe de susuki. On a dans la vie un pays natal, un passé, la nostalgie de l’âge, on pleure. Mais le ku de Gusai témoigne d’un état de coeur ou sont coupées toutes ces attaches terrestres[21], il ne regarde que le vent d’automne dans les susuki[22].
Du premier au second ku, il y a comme on le voit un saut qui serait infranchissable du point de vue de l’identité du sujet : l’on passe en effet d’un sujet à un autre (comme dans les petits papiers, au premier abord) ; mais en réalité, les sujets des deux ku relèvent d’un sujet plus profond, qui est le véritable hupokeimenon. Celui-ci ne se dit pas, mais il se sent. Il se vit. Et de le porter à des expressions plus explicites, telles que les deux ku, c’est le mouvement de la vie, qui n’est nulle part plus sensible que dans le passage du premier au deuxième ku – là où, rien n’étant dit, rien ne peut l’oblitérer.
Ce champ plus profond, c’est le milieu de vie des Japonais. Son exploration systématique par le renga aura permis que, plus tard (et c’est là une suite à quoi les petits papiers modernes ne pouvaient pas conduire)[23], son évocation devienne plus allusive, plus brève, comme dans le haïku en littérature, mais aussi hors de la littérature ; par exemple dans l’architecture et les jardins. Là, des moyens d’une extrême sobriété permettront d’aller à l’essence de l’habiter, donc du rapport à la nature. Cette saisie de l’essentiel est esthétique en ce sens qu’elle relève de l’aisthêsis profonde, vitale, qui permet justement de faire l’économie des articulations indispensables à une logique de l’identité du sujet ; laquelle se place à un niveau de prédication supérieur.
Cette aisthêsis profonde relie en effet des champs que la logique de l’identité sépare.
Mais revenons au haïku (« Logique du haïku », art. cit., p. 2 sqq.) :
« Prenons enfin la définition que donne du haïku l’un des très nombreux guides à l’usage de ses pratiquants, le fort bien vendu Saisonnier introductif d’Ôno Rinka[24] :
Le haïku est un poème de forme fixe (teikeishi 定型詩), comptant cinq-sept-cinq pieds, et qui a pour règle (kimari 決まり) de contenir un mot de saison (kigo 季語). Les mots de saison sont des mots qui expriment la saison, et qui sont inventoriés dans des livres d’un genre nommé saijiki 歳時記 [« annales des ans et des moments », almanachs, saisonniers].
Le but n’étant pas ici de faire une présentation générale du haïku, renvoyons sur ce point à ce qu’en écrit André Delteil – grand chasseur de haïkus devant l’Éternel – dans le Dictionnaire de la civilisation japonaise[25]. Ce que l’on a vu jusqu’à présent ne nous a rien dit de ce qui fait que le haïku est un poème spécifiquement japonais, ni des moyens par lesquels il exprime ce lien spécifique avec la japonité. Voilà ce que nous allons maintenant aborder, à partir d’un exemple qui convienne à la saison où nous sommes, du moins en France : un haïku de l’été[26].
Clochettes à vent.
3. Le renversement du poème
Il s’agit de ce haïku d’Ôshi[27]:
風鈴の Fûrin no La clochette à vent[28]
ちひさき音の chiisaki oto no au son qui tintinnabule
下にゐる shita ni iru je suis là-dessous
Dans le Nouveau saisonnier du haïku de Yamamoto Kenkichi (1907-1988)[29], qui fait autorité, ce poème est classé parmi les « mots de saison » (kigo 季語) de l’été. Les haïkus, on l’a vu plus haut, doivent obligatoirement comporter un mot de saison, lequel est ici fûrin, la clochette à vent. Celle-ci, l’été, s’accroche à une branche dans le jardin, ou à une poutre saillant au dehors, et son battant muni d’une petite voile (une bande de papier) tinte au moindre souffle de vent, ce qui vous rafraîchit par synesthésie quand vous l’entendez, dans la touffeur de la maison. Mot à mot, la phrase (qui, précisons-le, est grammaticalement tout à fait ordinaire) nous dit ceci : « clochette à vent - de // petit son - de // en dessous - se trouver » ; soit : « se trouver sous le petit son de la clochette à vent ». Or la forme du verbe iru (être quelque part, comme dans l’espagnol estar) n’indique aucune personne ; il peut indifféremment s’agir de moi, toi, elle/lui, nous, vous, eux/elles. En japonais, il n’y a en effet pas de flexion du verbe selon la personne ; ni, pour confirmer cette personne comme en français, de pronom personnel au vrai sens du terme. Ici, nous n’avons effectivement ni l’une ni l’autre : ni flexion, ni pronom. Morphologiquement donc, rien n’indique de qui il s’agit. Ce qui est explicitement dit, c’est le tintement de la clochette, et le « se-trouver » (iru) de quelque présence latente, là-dessous, ou ressentant la fraîcheur du vent comme si c’était là-dessous. De quelque être, en somme, qui serait cela où il est : sous le son léger de la clochette à vent… et pourrait donc se dire pure immanence[30] : Je suis cela où je suis… Sum id, ubi sum !
Voilà qui diffère antipodalement de ce que Descartes affirme de son être – celui du sujet occidental moderne en train de construire son individualisme – dans le Discours de la méthode : « je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle »[31]. L’être en question, ce « je », il existe en lui-même indépendamment de tout lieu, de toute chose matérielle. Il garde son identité quelles que soient les circonstances, et quel que soit son corps : féminin ou masculin, jeune ou vieux. Il est ubiquiste, universel, transcendantal. C’est bien une persona, un masque interchangeable derrière lequel n’importe qui peut cacher la singularité de son visage, quel qu’il soit, où qu’il soit…
Mais revenons à notre haïku. Pour le traduire, le français quant à lui est obligé de préciser qui est le sujet du verbe iru, donc, selon toute vraisemblance, de traduire shita ni iru par « je suis dessous, je me trouve sous ». Car, effectivement, le fonctionnement ordinaire de la langue japonaise implique l’existence du locuteur. Vous ne pouvez pas énoncer tel ou tel jugement comme si vous, l’énonciateur, n’existiez pas. Par exemple, vous ne pourrez pas dire « Marie est triste » (Mari wa kanashii) ; vous devrez dire « Marie a l’air triste » (Mari wa kanashisô da). Pourquoi ? Parce que vous existez, et que n’étant pas Marie, vous ne pouvez pas exprimer directement ce qu’elle éprouve ; vous ne pouvez qu’exprimer l’impression que son aspect vous donne, à vous subjectivement. C’est ce que, pour faire court, nous appellerons l’aspectivité (bamensei 場面性) de la langue japonaise.
Le français en revanche peut allègrement abstraire votre discours de votre propre existence pour énoncer ce constat d’apparence objective, « Marie est triste ». Autrement dit, « S est P », dans ce rapport binaire entre sujet (au sens logique : ce dont il s’agit, c’est-à-dire un objet quelconque) et prédicat (ce que l’on en dit) qui a fourni au grec la base de la logique. Mais de quelle logique, au fait ? Est-il bien logique de feindre que l’existant qui dit que S est P n’existe pas[32] ? « L’existant n’existe pas », voilà qui justement pose un problème logique, et même ontologique…
Mais derechef, revenons à notre haïku. L’existence de son énonciateur étant impliquée par son énonciation même, nous comprendrons donc que c’est moi, l’énonciateur, qui suis sous la clochette ; et traduirons par conséquent « Je suis sous le son léger de la clochette à vent ». Seulement, ledit « je » – ledit sujet –, c’est la langue française qui l’invente pour le dire expressément, et ce faisant exclure formellement tout autre virtuel sujet, auditeur ou lecteur par exemple. Autrement dit, le français procède ici à une absolutisation de la subjectité au bénéfice d’un seul des actants – au demeurant virtuel – du poème, ce qui en modifie le sens, les autres actants se trouvant par là même réduits au statut d’objets, d’attributs ou de prédicats, bref de circonstants de mon existence à moi. Tout autre chose est de commencer par une ambiance (le son de la clochette à vent) pour terminer sur l’évocation d’une existence latente (celle du sujet implicite du verbe iru), d’un côté, et d’un autre côté de commencer par l’assertion de l’existence dudit sujet en tant que « je » pour continuer par l’exposé des attributions de ce même sujet (à savoir qu’il se trouve sous la clochette à vent). C’est une profonde restructuration de la réalité, laquelle, dans cette scène comme dans l’ordre des mots du poème, se trouve littéralement mise sens dessus dessous.
Ce renversement du poème, le français ne peut pas ne pas le faire, car il est obligé non seulement de fournir un sujet grammatical au verbe iru, mais aussi de donner un sujet logique au prédicat « se trouver sous le son léger de la clochette à vent ». Or on voit que ce n’est pas le cas de la langue japonaise, laquelle se passe fort bien de l’un comme de l’autre, donc des deux structures mères – la structure grammaticale S-V-C (sujet-verbe-complément), et la structure logique binaire S-P (sujet-prédicat) – de la langue française et de ses cousines européennes. Mais ces structures, par quoi le japonais les remplace-t-il ?
4. L’aspectivité de la scène
Revenons encore à notre haïku. Ce qu’il nous donne à imaginer, c’est une certaine scène, qui se présente en elle-même sans que soit au préalable posée l’identité de l’être à qui elle se présente. Ce que dit le poème, c’est la présence de cette scène (bamen 場面, « l’aspect des lieux »), sa prae(s)entia : son être-là-devant. Mais cela non pas dans le pur être-là-devant d’un objet passible d’objectivation, comme la res extensa dans le dualisme cartésien[33] ; c’est qu’au contraire, dans l’être-là-devant-pour de l’aspectivité propre à la langue japonaise, cette présence suppose l’être pour qui présence il y a. Dans notre haïku, cet être, c’est moi – moi qui parle –, ou encore c’est vous à ma place, car cette place est libre : aucun « je » ne l’occupe. C’est vous, ainsi, qui êtes sous le son léger de la clochette à vent, et c’est donc vous qui ressentez sa fraîcheur… à condition, toutefois, d’être Nippon de souche ; car cette synesthésie ne fonctionne pas chez qui ne serait pas familier des clochettes à vent[34].
Voilà qui ne relève pas de la logique binaire (S-P) et objectivante du « S est P », par exemple « il (S) fait 37°5 (P) », mais d’une logique ternaire S-I-P, où S n’est P que pour un certain interprète I. Mais au fait, est-elle vraiment si logique et objective, la logique qui invente un sujet fictif (« il ») pour nous dire combien « il » fait ? La langue japonaise en tout cas fonctionne autrement, aussi bien dans l’équivalent météorologique de l’énoncé qui précède : 37°5 ni natte iru, où le sujet de natte iru (verbe qui exprime un état) n’est pas spécifié, que dans l’énoncé plus ordinaire atsui 暑い !, qui signifie à la fois « il fait chaud ! » et « j’ai chaud ! ». La langue française, elle, distingue clairement ces deux énoncés, cela justement parce que, dans une phrase typique, elle pose nécessairement le sujet de la structure S-V-C ou S-P, et dans le cas présent distingue donc formellement le sujet impersonnel « il » du sujet personnel « je ». Autrement dit, parce qu’elle distingue « je » de la scène où « je » se trouve. Cette distinction, la langue japonaise peut au besoin la faire (toute langue peut la faire), mais l’important, c’est qu’ordinairement elle ne la fait pas. Ordinairement en effet, ce qui est explicitement dit est l’ambiance (ici, la chaleur, ou plus haut le tintement de la clochette à vent), tandis que l’existence de la personne qui profère l’énoncé ne l’est pas. Elle n’est pas explicitée, parce qu’il n’y a pas besoin de le faire ; et il n’y a pas besoin de le faire, parce qu’elle est structurellement impliquée dans l’énoncé de l’ambiance elle-même. Autrement dit, dans ce qui est le prédicat pour les équivalents français « j’ai chaud » et « il fait chaud »[35].
Or ce qui, dans l’énoncé correspondant atsui !, fait logiquement qu’il n’y a pas lieu de distinguer « j’ai chaud » de « il fait chaud », c’est l’aspectivité du japonais. En effet, sauf tournure alambiquée, je ne peux pas dire qu’il fait chaud sans que cela implique que c’est moi, locuteur, qui ai cette impression de chaleur. C’est à moi que cette chaleur apparaît (φαίνεται, comme le grec ancien l’eût dit à la voix moyenne, parce que c’est mon milieu et qu’il concerne mon être)[36]. Certains linguistes, obnubilés par la grammaire des principales langues européennes, ont pris prétexte d’exemples de ce genre pour déplorer que le japonais ne permette pas d’énoncés objectifs. En effet, dans atsui !, il y a indistinction entre le subjectif (ce que le locuteur éprouve) et l’objectif (la température qu’il fait). Le japonais serait donc une langue illogique, voire sans grammaire digne de ce nom. La chose a été soutenue, entre autres, par Mori Arimasa[37] (1911-1976), philosophe de renom, et qui enseigna le japonais aux Langues O (où je fus son élève dans les années soixante).
Or l’argument peut être retourné à l’envoyeur ; car il revient tout bonnement à dire que la logique et la grammaire du japonais sont autres que celles du français (etc.). Pour nous en tenir ici à l’exemple d’atsui ! et de « j’ai chaud / il fait chaud », l’ambivalence de l’énoncé atsui ! n’est en rien plus illogique que le fait d’extraire fictivement l’existence du locuteur de l’énoncé soi-disant objectif « il fait chaud », en substituant un sujet abstrait (« il ») au sujet en chair et en os (le locuteur). Il s’agit seulement de deux logiques différentes. L’une est concrète – celle d’atsui ! –, l’autre est abstraite – celle de « il fait chaud ». La première est structurellement rebelle au dualisme, la seconde s’y prête structurellement. La première porte aisément à considérer l’être comme un être-là, voire comme un être-le-là (sum id, ubi sum), la seconde porte aisément à ce qu’affirma le cogito, à savoir qu’il n’aurait besoin d’aucun lieu pour être (sum qui sum, et basta !)[38].
… Reste maintenant à préciser ce que peut être cette chose à nous peu familière, une « logique concrète », et à montrer comment le haïku peut illustrer une pareille logique.
Statue de Matsuo Bashô au Temple Chuson-ji à Hiraizumi, dans la préfecture d'Iwate.
5. La concrescence des mots, des choses et de la chair
Mais d’abord, qu’est-ce que la concrétude ? Le contraire de l’abstraction ? Certes, mais c’est avant tout la réalité des choses dans un certain milieu. Dans la concrétude – mieux : la concrescence, le croître-ensemble[39] – des milieux humains, les choses ne sont pas ce qu’en a fait l’u-topie (la négation du lieu) propre au sujet moderne : de simples objets, des en-soi arrêtés là-devant dans l’étendue. Elles vont et croissent avec l’être du sujet lui-même : ses sens, ses actes, ses pensées, ses paroles. Cet aller-avec de la réalité, qui implique l’être dans son milieu, c’est ce qu’il a fallu nier pour que cet être devienne le sujet moderne, et que, corrélativement, les choses deviennent sous son regard l’objet moderne, figé dans son arrêt-sur-objet. C’est cela qui a permis le dualisme, et avec lui non seulement la révolution scientifique moderne, mais la modernité tout court. Cela qu’a symbolisé la perspective linéaire, qui dans sa costruzione legittima plaça l’œil de l’observateur en dehors de la scène, pour la toiser à loisir comme d’un regard de nulle part – un regard u-topique, abstrait. Ne la regrettons pas, cette « construction légitime », car elle a permis que nous existions tels que nous sommes devenus ; mais sachons reconnaître qu’elle repose sur une fiction, car en réalité – concrètement – nous ne sommes pas en dehors de la scène. Nous sommes dedans[40].
Ce « dedans » – ce milieu où être il y a – , les diverses cultures n’en ont pas reconnu la concrescence au même degré[41]. Le cogito et son regard de nulle part l’ont forclose. Le Japon, au contraire, l’a érigée en règle fondamentale ; en particulier dans son genre littéraire le plus universellement connu, toujours massivement pratiqué par les Japonais eux-mêmes, voire jusqu’à l’étranger dans d’autres langues que le japonais : le haïku, lequel s’est codifié à peu près au moment où au contraire, à l’autre bout de l’Eurasie, le paradigme abstrait de la modernité s’instaurait.
Le trait le plus apparent du haïku, c’est bien entendu, comme le note le Petit Larousse, que c’est un poème court, formé de trois vers de 5, 7 et 5 pieds. Par principe, il « chante les phénomènes du monde naturel qui se produisent en fonction du cycle des saisons, de même que les phénomènes qui en dépendent dans le monde humain » [42]. Bref, il chante le milieu nippon. Vaste sujet ! L’histoire y a mis de l’ordre, plus particulièrement à partir des œuvres d’Ihara Saikaku (1642-1693) et de Matsuo Bashô (1644-1694), et jusqu’à Masaoka Shiki (1867-1902). Au XXe siècle, le genre achève d’acquérir son allure actuelle, nonobstant de violentes controverses dans l’après-guerre, où le critique Kuwabara Takeo (1904-1988) l’attaqua pour son conformisme. Toujours est-il qu’au XXIe siècle, les Japonais continuent d’en être massivement amateurs.
L’articulation majeure du haïku avec le milieu nippon, c’est l’obligation d’y introduire un « mot de saison », le kigo. Dans le haïku que j’ai commenté plus haut, ce mot de saison est fûrin, la clochette à vent. Lesdits mots de saison, comme on l’a vu, sont inventoriés et classés dans des saisonniers, les saijiki, lesquels ont commencé à paraître au XVIIe siècle. Ils n’ont cessé depuis de s’étoffer. Selon André Delteil, le plus volumineux compte aujourd’hui quelque sept mille entrées[43]. L’un des plus vendus, le saisonnier de poche d’Ôno Rinka[44], cité plus haut, en contient près de trois mille, chacune comportant une définition de quelques lignes, six ou sept exemples de haïkus tirés du patrimoine littéraire pour illustrer ce mot de saison, et des indications pour mieux apprécier ces poèmes ; soit près de six cents pages sur papier bible. L’introduction nous dit :
Ces dernières années ont vu un boom des saisonniers. Quasi chaque année, il en paraît de nouveaux, disant comporter de quatre à cinq mille mots de saison, et qui se prévalent de cette abondance. Chacun ajoute nécessairement de nouveaux termes, reflétant l’évolution de notre mode de vie. Par exemple, la vogue de l’alpinisme entraîne la recherche de termes de la flore de montagne, de noms d’herbes ou d’oiseaux sauvages, lesquels entraînent la recherche des coutumes allant avec ces phénomènes, et qui font partie de notre vie quotidienne. On ne peut pas arrêter ce mouvement. Il y a de bonnes raison pour qu’apparaissent de nouveaux mots de saison, et l’on doit reconnaître les compositions qui en comportent[45].
On voit qu’il s’agit là d’une coutume vivante, et qui évolue au même pas que la vie quotidienne des Japonais. Dans les saisonniers, il n’y a pas que des motifs traditionnels, comme la clochette à vent ! Par exemple, parmi les mots de saison recensés dans le volume « Hiver » du Nouveau grand saisonnier du Japon[46], l’on trouvera p. 137 la motoneige – dite en japonais setsujôsha (cinq pieds) ou sunômôbiru (snowmobile, sept pieds en japonais)[47], les deux étant reconnus comme mots de saison –, illustrée par le haïku suivant, de Wakaki Ichirô :
雪上車 Setsujôsha À la motoneige
丘のうねりの oka no uneri no de collines en vallons
なりに馳す nari ni hasu on y va à fond !
Le haïku accueille ainsi indéfiniment la nouveauté, mais selon des règles strictes, et dont les repères de base ne sont autres que le cadre naturel du milieu nippon, avec le déroulement saisonnier des scènes de vie les plus diverses. Ce genre littéraire illustre, par dessus tout, la concrescence des mots, des temps, des choses et des faits dans ce milieu-là, qu’il met en ordre – qu’il cosmise – en le mettant en scène. Les saisonniers sont ainsi de merveilleux manuels d’apprentissage de la nature, comme des coutumes anciennes et nouvelles qui vont avec. Ce sont des grammaires de la concrescence, des chorégraphies de tout ce qui fait un milieu. Cet aller-avec, ils le règlent bien au delà des mots ; ce sont de véritables mésonomes – des codes du milieu, que les saisonniers recueillent comme le Grevisse recueille le bon usage de la langue française.
Il s’agit effectivement d’une syntaxe, mais qui dépasse la langue seule. En cela, le haïku et les saisonniers participent d’une tendance générale de la culture japonaise : régler d’autant mieux l’extra-verbal que le verbal, en comparaison de la tradition gréco-latine, est peu exalté comme tel, à savoir dans l’abstraction du milieu concret, comme langue plutôt que comme discours. C’est le milieu lui-même qui est syntactisé, à l’inverse de ce qui s’est passé en Occident, où, par rapport au milieu où être il y a, l’exaltation et l’autonomisation du logos déboucha dès le temps d’Aristote sur une logique formelle[48]. Et c’est, en revanche, la prégnance de cette grammaire du milieu qui justement permet au haïku d’être bref : le milieu allant de soi dans la concrescence des mots, des choses et de la chair, le verbal n’a pas besoin d’être prolixe. L’implicite suffit[49]. Dès l’aube de son histoire, le Japon ne se définissait-il pas comme le pays béni des dieux où il n’est pas besoin de hausser les mots (kotoage senu kuni)[50] ? C’est ici plutôt le comportement, la circonstance et le milieu que l’on norme ; d’où le développement de nombreuses syntaxes extra-linguistiques.
Ces syntaxes extra-linguistiques touchent à tous les domaines de la vie sociale, mais elles sont particulièrement élaborées dans les arts dits traditionnels, tel l’art des fleurs, et les arts martiaux, tel le karaté. On les appelle kata型, mot dont le sens de base est : forme matricielle ou potentielle des formes singulières (sugata 姿) ou effectives (katachi 形)[51]. Ces formes collectives canalisent les façons d’agir individuelles. Ce sont des matrices à la fois temporelles (ainsi particulièrement dans le karaté, où elles règlent des suites de gestes) et spatiales (ainsi particulièrement dans l’art des fleurs, où elles règlent des topologies entre éléments). À l’instar de la parole, en elles se touchent le génie individuel et la syntaxe commune : le kata permet, soutient et oriente l’expression personnelle, qui fait vivre le kata. C’est dans le litige (le Streit), le moment structurel (le Strukturmoment) de ces deux dimensions : l’individuel et le collectif, que peut jaillir, ou ne pas jaillir, la création d’une œuvre. Ainsi particulièrement dans le haïku et son organisation sociale, laquelle encadre de nos jours, selon Delteil,
plusieurs millions de personnes, dont un fort noyau regroupé autour de quelque huit cents revues spécialisées. Les haijin 俳人, ceux qui pratiquent le haïku, se réunissent au moins une fois par mois pour s’exprimer par un vote sur les œuvres présentées par leurs collègues, la règle imposant que l’on ne choisisse aucun verset dont on est soi-même l’auteur ; ce n’est qu’en dernier lieu qu’est dévoilée la paternité de chacun des versets. Le fait de la sélection ramène les auteurs au statut de lecteurs, phénomène propre à un art de groupe (za 座) où jouent des résonances qui dépassent souvent l’entendement du nouveau venu[52].
C’est ainsi, à l’opposé de l’u-topie du cogito, que se cultive le milieu nippon, tendant à faire des Japonais cela même où ils sont : le Japon. Id fieri, ubi sunt : devenir cela, où ils sont[53] ».
Myriade de maisons un soir de neige. BUSON YOSA
Amorce d’un saisonnier
Ci-dessous[54], les mots de saison (kigo 季語), obligatoires dans le haïku, sont indiqués en gras. Les saisons dont ils relèvent sont référées au calendrier grégorien, que suit le Nouveau saisonnier du haïku de YAMAMOTO Kenkichi (Saishin haiku saijiki, Tokyo, Bungei shunju, 1977).
Printemps (4 février – 5 mai)
Hanabie no 花冷えの Froidure des fleurs
hibachi ni sashite 火鉢にさして au brasero elle pique
tsuma ga kote 妻が鏝 ma femme le fer[55]
Seiton
Yuku haru ya 行春や Printemps qui s’en va
tori naki uo no 鳥啼き魚の chants d’oiseaux le poisson
me wa namida 目は泪 a la larme à l’œil
Bashô
Été (6 mai – 7 août)
Go jo arite 五女ありて Avoir eu cinq filles
nochi no otoko ya 後の男や et après un garçon ah
hatsu nobori 初幟 première bannière
Shiki
Saotome ya 早乙女や La repiqueuse ah
dorote ni hasamu 泥手にはさむ elle empoigne à main boueuse
hitaigami 額髪 au front une mèche
Kisei
Honoka naru ほのかなる Fillette au soupçon
shôjo no hige no 少女のひげの de ce duvet sur ta lèvre
asebameru 汗ばめる la sueur te perle
Seishi
Fûrin no 風鈴の La clochette à vent
chiisaki oto no ちひさき音の au son qui tintinnabule
shita ni iru 下にゐる je suis là-dessous
Ôshi
Automne (8 août – 6 novembre)
Meigetsu ya 名月や Lune des moissons
tatami no ue ni 畳の上に trace sur le tatami
matsu no kage 松の影 une ombre de pin
Kikaku
Hasa ni yûhi 稲架に夕日[56] Soleil couchant sur les gerbes
ryoshû to iu mo 旅愁というも certainement nostalgie
tsuka no ma ya 束の間や mais fugitive ah
Rinka
Ishiyama no 石山の Sur Ishiyama
ishi yori shiroshi 石より白し plus que les pierres blanchoie
aki no kaze 秋の風 le vent de l’automne
Bashô
Banshû ya 晩秋や Fin d’automne ha
kuwa ni tsumetaki 鍬につめたき elle est froide sur la houe
ame no iro 雨の色 la couleur de pluie
Senseki
Hiver (7 novembre – 3 février)
Shigururu ya しぐるるや L’averse est si froide
ta no arakabu no 田のあらかぶの les éteules des rizières
kuromu hodo 黒む程 elles en sont noires
Bashô
Kogarashi ya 木枯や Le vent de l’hiver
take ni kakurete 竹にかくれて s’est caché dans les bambous
shizumarinu しずまりぬ et va s’apaisant
Bashô
Kogarashi ya 木枯や Le vent de l’hiver
kane ni koishi wo 鐘に小石を sur le bourdon un caillou
fukiateru 吹きあてる il fait résonner
Buson
Jour de l’An (1er janvier)
Uchi harete うちはれて Soudain la lumière
shôji mo shiroshi 障子も白し les shôjis même en sont blancs
hatsu hikage 初日影 le premier soleil
Kikan
Ushiro ni mo 後ろにも Là-derrière aussi
utsureru hito ya うつれる人や quelqu’un se refléterait
hatsu kagami 初鏡 au premier miroir
Kyoshi
NOTES [1] Soit littéralement « phrase (ku 句, cn jù) badine (hai 俳, cn pái) ». [2] Littéralement « mot (ji) de coupure (kire) », parce que placé à la fin d’un vers de 5 ou 7 pieds, tels les exclamatifs ya やou kana 哉 ; à quoi s’ajoutent divers suffixes. [3] Le renga連歌, littéralement « poème enchaîné » [4] Dans tout le présent article, les anthroponymes japonais sont donnés dans leur ordre normal : patronyme en premier. Ex. : MATSUO Bashô 松尾芭蕉, où Bashô (« Bananier ») est le prénom de plume de Matsuo Munefusa 松尾宗房(1644-1694). Toutefois, comme nous disons « Léonard » (de Vinci), il est courant de désigner les écrivains et les artistes célèbres par leur prénom ou leur prénom de plume. Ex. : Bashô. [5] Le principe est que plusieurs personnes se réunissent et composent, l’une après l’autre, une ligne d’un même poème. [6] Sur ce thème, v. Jacqueline PIGEOT, Michiyuki-bun. Poétique de l’itinéraire dans la littérature du Japon ancien, Paris, Maisonneuve et Larose, 1982. [7] Cela pouvant aller jusqu’à cinquante ou cent dans le genre « renga long » (chôrenga 長連歌). [8] ISHIDA Yoshisada, Inja no bungaku. Kunô suru bi (La littérature érémitique. Une beauté souffrante), Tokyo, Kôdansha gakujutsu bunko, 2001 (1969), p. 231. [9] Hokku. Je simplifie beaucoup cette longue histoire. Que les lettrés me pardonnent, en considérant qu’il s’agit ici de l’habiter plutôt que de la littérature ! [10] Que j’ai eu l’occasion de souligner dans Le Sauvage et l’artifice, p. 276. [11] Muishiki 無意識. [12] Ishiki no soko no ishiki 意識の底の意識. Ishida 2001, p. 234. [13] Genkanjô 原感情. [14] Seimei no ugoki 生命の動き. [15] Ibid. [16] SAKABE Megumi, La métaphore et le problème du sujet, Journal of the Faculty of Letters, The University of Tokyo, AEsthetics, vol. V, 1980, p. 85-91. [17] Cette interprétation de ningen est à la base de l’éthique et de la mésologie de Watsuji Tetsurô. [18] La poétique traditionnelle associe manche et larmes, car on essuie ses larmes avec sa manche. Au vers suivant, le susuki (Miscanthus sinensis, ou herbe des pampas) est une grande graminée traditionnellement associée à l’automne, ses brumes et ses mélancolies. A ce sujet, v. A. Berque, Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986, p. 43 sqq. [19] Cité dans Ishida 2001, p. 241. [20] Jôkei 情景. [21] Sorera chijô no issai wo suteta shinkyô それら地上の一切を捨てた心境. [22] Ibid. [23] Car, dans le topos ontologique moderne (on en distinguera certains penseurs comme Carl Jung, avec son concept d’inconscient collectif), l’inconscient ne peut pas devenir intersubjectivité. Les petits papiers en sont donc restés à un amusement jouant sur l’absurde collage de topoi différents, tandis que l’esthétique en question s’est construite en tablant sur la chôra collective. Sur cette terminologie, v. §48. [24] ÔNO Rinka (dir.), Nyûmon saijiki, Tokyo, Kadokawa shoten, 23e édition, 2004 (1980). [25] André DELTEIL, Haikai, haiku, p. 229-231 dans A. BERQUE (dir.) Dictionnaire de la civilisation japonaise, Paris, Hazan, 1994. [26] On notera toutefois qu’à la date de cette conférence (21 août), nous sommes selon le calendrier des haïkus déjà en automne (8 août – 6 novembre). V. plus bas « Amorce d’un saisonnier ». [27] Le commentaire qui suit reprend quelques passages de mon Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014, p. 26 sqq. J’ai commenté ce même haïku d’un autre point de vue dans Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1997 (1986), p. 39. [28] Notons que le japonais fûrin (en hiragana ふうりん) compte quatre pieds. [29] YAMAMOTO Kenkichi, Saishin haiku saijiki, Tokyo, Bungei Shunju, 1977, vol. II, p. 149. [30] Ce que l’on rapprochera des principes d’entente-propre (jiko ryôkai 自己了解) et de découvrance-de-soi (jiko hakkensei 自己発見性) du sujet humain dans son milieu, mis en avant par WATSUJI Tetsurô, Fûdo, le milieu humain, trad. par A. Berque, Paris, CNRS, 2011 (1935), p. 44 et 55 ; ainsi que de l’être-au-dehors de soi (Außer-sich-sein) du Dasein heideggérien. [31] René DESCARTES, Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 2008 [1637], p. 38-39. [32] En somme, « l’énonciateur n’énonce pas », ou « qui dit ne dit pas », absurdité logique que l’on rapprochera du fameux gantā na gacchati (le marcheur ne marche pas, qui va ne va pas) du Traité du milieu (II, 8) de Nāgārjuna (p. 61 dans la traduction de G. Bugault, Stances du milieu par excellence, Paris, Gallimard, 2002) – à ceci près que le bouddhisme du Grand Véhicule récuse par là l’autonomie dualisante du logos, au bénéfice de l’unité concrète du phénomène, alors qu’ici au contraire, le logos s’abstrait de l’existence… [33] Ce que Heidegger appellera le devant-la-main (vorhanden) des objets dans l’étendue (extensio), par distinction avec l’à-la-main (zuhanden) des choses relevant du milieu propre au Dasein. [34] Diverses informations courant sur Internet (v. p. ex. 風鈴の音を聞くと、本当に涼しくなるのか ?) font état d’expériences où il s’avérerait que non seulement faire entendre le son d’une clochette à vent donne l’impression qu’il fait plus frais, mais qu’à cette impression correspond un abaissement réel de la température de la peau ; effet qui toutefois n’est pas noté chez des personnes ignorant ce que c’est qu’une clochette à vent. [35] Cette implication du sujet dans le prédicat deviendra, dans la « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論理) ou « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理) de Nishida Kitarô (1870-1945), qui culbutait la logique aristotélicienne de l’identité du sujet, « engloutissement » (botsunyû 没入) du plan-sujet (celui de l’être) dans le plan-prédicat (celui du néant). Sur ce thème, v. A. BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol. ; et plus spécialement A. BERQUE, « Du prédicat sans base : entre mundus et baburu, la modernité », p. 53-62, dans Livia MONNET (dir.) Approches critiques de la pensée japonaise au XXe siècle, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2002. [36] Cf. Éloi RAGON et al., Grammaire grecque, Paris, 1999 (1889), Paris, De Gigord/Nathan, p. 56 : « le moyen (…) n’est pas directement réfléchi : il indique que le sujet prend un intérêt quelconque à l’action (…) : λύομαι, je délie (pour moi) ; mais je me délie [directement réfléchi] se rend d’ordinaire par ἐμαυτὸν λύω ». Le moyen correspond à ce qui en français est un réfléchi indirect, comme dans « je me coupe une tranche de pain ». Ce n’est pas moi que je coupe (réfléchi direct), mais une tranche de pain pour moi. Entre actif et passif, dans une logique proprement médiale (une méso-logique), la voix moyenne exprimerait parfaitement la trajectivité des milieux, autrement dit la structure ternaire S-I-P (S est P pour I). Φαίνεται, ce serait donc l’apparaître-en-tant-que (par exemple : l’environnement S m’apparaît [φαίνεται] en tant que paysage P), i.e. l’apparaître du monde propre (l’Umwelt d’Uexküll) sur le mode trajectif de la réalité des milieux (r = S/P, i.e. S en tant que P). [37] Dans MORI Arimasa, Leçons de japonais, Tokyo, Taishûkan, 1972. Une critique acerbe et justifiée de pareilles thèses a été faite par KANAYA Takehiro, Nihongo ni shugo wa iranai (Le japonais n’a pas besoin de sujet), Tokyo, Kôdansha, 2002. [38] C’est ce que j’appelle « le principe du mont Horeb ». La chose en effet, on le sait, fut énoncée en hébreu (ehyéh ascher ehyéh) voici quelque temps sur le mont Horeb. Le principe du mont Horeb En haut du mont Horeb, Yahveh dit à Moïse : « Je suis celui qui suis (ehyéh asher ehyéh) » [39] « Concret » vient du participe passé de cumcrescere, croître ensemble. [40] Je résume ici abruptement un propos que j’ai argumenté et référencé plus en détail dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2008 (2000). [41] Je reprends ci-après quelques autres passages de Poétique de la Terre, op. cit., p. 133 sqq. [42] DELTEIL, art. cit. p. 231. [43] Soit environ deux fois plus que la totalité des vocables contenus, aux dernières statistiques, dans l’œuvre de Racine. V. à ce sujet Charles BERNET, Le Vocabulaire des tragédies de Jean Racine. Analyse statistique, Genève-Paris, Slatkine-Champion, 1983. [44] ÔNO Rinka (dir.), Nyûmon saijiki, op. cit. [45] Op. cit., p. 1. [46] IIDA Ryûta et al. (dir.) Shin Nihon dai saijiki, Tokyo, Kôdansha, 5 vol. (Jour de l’an, printemps, été, automne, hiver), 1999-2000. [47] Les syllabaires hiragana et katakana distinguent automatiquement le nombre de pieds : setsujôsha 雪上車 = せ.つ.じょ.う.しゃ (5), et snowmobile = ス.ノ.ウ.モ.ウ.ビ.ル (7). [48] Sur cette autonomisation du logos par la pensée occidentale, et à l’inverse la saisie unitaire (λῆμμα) des phénomènes dans leur concrescence par la pensée orientale, v. YAMAUCHI Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974 – l’un des grands textes du XXe siècle, que je suis en train de traduire en français. À dire vrai, une logique concrète n’est justement pas une logique, mais une lemmique, prenant ensemble par syllemme (de sullambanein, cum-prehendere : prendre unitairement ce que le logos disjoint) les mots, les choses et la chair ; par exemple dans des synesthésies comme celle de la clochette à vent. L’on trouvera des éclaircissements sur cette lemmique dans Poétique de la Terre, op. cit. [49] Je rejoins ici ce jugement de Jacqueline PIGEOT, Questions de poétique japonaise, Paris, PUF, 1997, p. 7 : « On comprend mieux, alors, la vitalité et le succès du ‘poème court’. (…) si les ‘unités’ formelles de la littérature japonaise (comme le waka) sont brèves, ce n’est pas en raison de quelque goût pour la miniature, mais parce que ces unités n’ont pas l’indépendance de celles de la littérature occidentale (ballade, sonnet, etc.) ; elles sont interdépendantes et se définissent par leur relation avec d’autres éléments : autres poèmes, ou prose ». Comme on l’aura compris, ces « autres éléments » dépassent largement la seule littérature ; il s’agit bien de tout un milieu. [50] Man.yôshû, chant 3253-4, attribué à Kakinomoto no Hitomaro (actif au début du VIIe siècle). Les premiers vers disent : « Ashihara no mizuho no kuni wa kamu nagara kotoage senu kuni 葦原の瑞穂の国は神ながら言挙げせぬ国 », mot à mot « Le pays des roselières aux jeunes épis de riz est le pays où à la grâce des dieux l’on n’élève pas les mots », ce que l’on entend généralement comme : le Japon est si favorisé des dieux qu’il n’y a pas besoin de les prier. [51] Sur ces questions, v. A. BERQUE, Formes empreintes, formes matrices, Asie orientale, Le Havre, Franciscopolis, 2015. [52] DELTEIL, art. cit., p. 231. [53] On aura compris que la présente approche, plutôt que des études littéraires, relève de l’étude des milieux : la mésologie (l’Umweltlehre d’Uexküll, le fûdoron 風土論 de Watsuji), dont on trouvera une présentation générale dans mon La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Nanterre La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014. [54] En modifiant quelques-unes de mes traductions, je reprends ici les haïkus que j’ai commentés dans Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986, 1997, auquel on pourra se reporter pour saisir dans quel contexte (dans quel milieu) s’insèrent ces poèmes. L’on ne manquera pas de noter qu’il y a dans le monde du haïku cinq saisons, dont la cinquième est le Jour de l’An, gros à lui seul de quelque 600 mots de saison dans le Saisonnier de Yamamoto. [55] Le kote est un ancien fer à repasser, ressemblant à une gâche (c’est l’autre sens de kote), que l’on piquait dans les braises du hibachi pour le chauffer. [56] Yûhi (soleil couchant) comptant trois pieds, quelle que soit la lecture de稲架 (hasa, aza, ase, aze, hatsuki, inaka, inekake, ashi, date, kakake, inegi…), ce vers a plus de cinq pieds, ce qui autorise la traduction à en avoir aussi plus de cinq. Le mot hasa désigne les échafaudages provisoires où, sur les diguettes (aze 畦 ou 畔) entre les rizières, on met à sécher les gerbes de riz fraîchement moissonnées.
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