Mladen Materić. Photo DR
Il savait faire de l'ordinaire matière (à) fantastique. Né à Banja Luka, il avait constitué sa première troupe à Sarajevo avant de trouver refuge en France, à Toulouse, à partir de 1992. Le metteur en scène Mladen Materić vient de disparaître, à l'âge de 71 ans, alors qu'il devait reprendre les répétitions d'un prochain spectacle avec les acteurs du théâtre de Banja Luka. En France, ceux qui l'ont connu garderont la mémoire d'un être humble, attentif aux autres. Et c'était un véritable artisan de théâtre, digne des plus grands, dont les oeuvres laissent une empreinte aussi subtile que prégnante.
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« Il serait normal, à mon sens, que l'activité artistique nous rende plus larges, plus grands en tant qu'êtres humains, qu'elle nous fasse sentir davantage les choses, respecter plus, être plus responsables, percevoir plus avant,
avoir des connexions avec tout. Ça n'arrivera pas si l'on s'isole dans une spécialisation qui n'a plus aucun rapport
avec l'expérience quotidienne. Je ne suis pas en train de faire la propagande d'une sorte de théâtre populaire,
mais je crois que, quelle que soit la forme d'art que l'on pratique, quelque radicale, quelque extraordinaire qu'elle soit, il est légitime d'attendre qu'elle soit liée à un être particulier, et à l'épreuve de sa vie particulière. »
Mladen Materić
Mladen Materić n'est plus. Il avait 71 ans. Né à Banja Luka, en ex-Yougoslavie, aujourd'hui capitale de l'entité de la république serbe de Bosnie, il avait étudié à l'Académie des arts du spectacle de Sarajevo, où il avait créé en 1984, une "scène ouverte" au sein de laquelle il a créé ses premiers spectacles, dont Tattoo Theatre, en 1987, avec lequel il commence à être invité dans des festivals internationaux.
En 1992, il avait décidé de quitter la capitale bosniaque, trouvant refuge à Toulouse auprès du Théâtre Garonne, dirigé par Jacky Ohayon. A Paris, ses spectacles ont été essentiellement vus au Théâtre de la Bastille, sous la direction de Jean-Marie Hordé, puis au Théâtre de la Ville (certains avec le Festival d'Automne à Paris)
Le premier spectacle qu'il a créé en France avec la compagnie qu'il y avait fondée, Théâtre Tattoo, s'intitulait Jour de fête (1993). On ignore si le titre fut alors un clin d'oeil au cinéma de Jacques Tati, ce n'est pas impossible. La mise en scène de Mladen Materić déployait un cortège de figurines de chair où rôdait un homme à tête de loup. Cette fable absconse était rythmée par les petits riens de l'existence, détournés de leur fonction utilitaire, comme en apesanteur. Et le temps glissait, sans parole, dans cette mystérieuse allégorie d'une vie en trompe-l'œil.
Le mutisme était à nouveau au rendez-vous avec Le ciel est loin la terre aussi, créé en 1994. Huit personnages vaquaient à leur occupation sans mot dire. Ce n'est pas tant que les acteurs de Mladen Materić aient perdu la parole ; elle leur était superflue. Tout était dit dans un regard appuyé, dans les plis des vêtements rangés dans l'armoire, dans les gestes résignés d'un vieux couple attablé, mais aussi dans l'offrande qu'une jeune fille faisait de son corps en y déposant des fraises qu'un homme venait cueillir de ses lèvres.
Scène issue de "Théârte Tattoo", présenté en 1990 au Festival d'automne à Paris.
"Objet théâtral insolite, d'une beauté farouche", écrivait alors "Le Monde".
Mladen Materic était un artisan des simplicités merveilleuses. « Dans notre vie quotidienne », disait-il, « il y a chaque jour quelque chose de magique, de beau, d'harmonieux. En même temps, cela peut être impossible et insupportable. On se protège de cette sensibilité d'enfant mais tout est là. Notre capacité à ressentir cela est intact. » Dans la plénitude concertante du silence qui circule entre les êtres, son théâtre passait ainsi de l'ordinaire au surréaliste, du banal au fantastique.
En 2019, Aurélien Bory a voulu faire revivre la mémoire de ce spectacle vu 25 ans plus tôt, et qui fut pour lui "une bascule esthétique initiatique". En archéologue, et en complicité avec Mladen Materić, il avait alors reconstitué, avec Je me souviens le ciel est loin la terre aussi, une pièce fantasmée entre fragments de l’époque et trous de mémoire colmatés par de nouvelles images. (Lire entretien entre Aurélien Bory et Mladen Materić, ICI)
En novembre 2016, Mladen Materić avait créé à Toulouse L'heure où nous ne savions rien de l'autre, où il dépliait, à partir d'un texte de Peter Handke, des souvenirs d'enfance : « Mon arrière-grand-père est né dans l’empire ottoman, mon grand-père est né dans l’empire austro-hongrois, mon père est né au royaume serbe slovène et moi je suis né en Yougoslavie, tous ces gens-là ont vécu au même endroit, dans la même ville qui se trouve aujourd’hui en République serbe. Ce sont les empires, les guerres, les changements de pouvoir qui sont passés sur cette ville, ce ne sont pas les gens qui ont bougé. «
Ce spectacle avait été conçu avec les acteurs du théâtre de Banja Luka, avec lesquel un autre projet était à suivre. Le Covid est d'abord venu mettre son grain de sel et reporter à plus tard les répétitions. Celles-ci devaient reprendre. La mort de Mladen Materić est venue opposer son droit de veto. En 2018, le metteur en scène avait présenté au Théâtre Garonne une performance-souvenir qu'il qualifiait de « Confessions personnelles sur ce qu'on a fait et surtout sur ce qu'on aurait dû faire et qu'on n'a pas fait… »
On aimerait dire à Mladen Materić qu'il ne doit nourrir aucun regret quant à ce qu'il n'a pas fait, tant ce qu'il a fait a déjà suffisamment nourri l'imaginaire des spectateurs qui ont vu ses œuvres, et des artistes qui l'ont côtoyé.
J-M. A.
Dans l'archive : Une innocence enjouée
(sur L'Odyssée, de Mladen Materic, par Jean-Marc Adolphe, juin 1999)
(...) Sans grand tapage médiatique, Mladen Materic est en train de prendre place parmi une famille d'artistes qui, de Robert Wilson à Tadeusz Kantor, en passant par Josef Nadj et quelques autres sourciers d'innocence et sorciers d'images, ont su faire du théâtre la plaque sensible de fantasmagories oniriques. L'Odyssée, qu'il vient de créer à Toulouse, confirme de façon éclatante la maturité d'un extraordinaire talent. Jusqu'ici, Mladen Materic prenait appui sur le quotidien pour l'élever au rang de fabula. Avec L'Odyssée, il prend le chemin inverse. Spectacle initiatique qui prend le texte à la racine (Materic a puisé dans le texte d'Homère, mais aussi dans des versions antérieures de l'épopée d'Ulysse) ; cette navigation fantaisiste invente mille trouvailles qui, sans jamais contredire l'esprit du récit, offrent aux mythes l'intelligence ludique d'une lecture naïve et pleine d'humour.
Comme l'écrit Didier Goldschmidt dans le journal du Théâtre Garonne : « le mythe comme l'inconscient n'ont pas d'âge, il faut seulement trouver le sésame qui y donne accès ». Ce que réussit à merveille Mladen Materic. Le mythe est quotidien. Ainsi la façon dont il traite le départ d'Ulysse (mais aussi ceux d'Agamemnon, de Télémaque, etc.), en montrant successivement plusieurs versions de ce départ (décidé, apitoyé, hésitant...) : tout un chacun y reconnaîtra l'attitude "commune" d'un homme qui part en voyage ou au boulot. Pour dire l'attente sans fin de Pénélope, rien de mieux (et de plus simple) que la répétition d'une scène où un enfant revient de l'école et pose son sac sur la chaise vide du père. Rien de plus évocateur que le geste de ce même enfant, qui prend un coquillage et le colle à son oreille. Bruit du temps, ressac de l'absence.
Prenant des libertés avec le réalisme littéral de L'Odyssée, Mladen Materic brode dans la constellation des personnages. Tous les acteurs sont, à tour de rôle, Ulysse, Pénélope ou Télémaque. La division entre "dieux" et "humains" est très clairement indiquée par une scénographie sur deux niveaux, et par les masques neutres que portent certaines figures. Cette liberté prise, qui n'a rien d'irrévérencieux, est en outre le terreau d'une épatante fraîcheur. Mladen Materic a adjoint aux acteurs du Théâtre Tattoo des musiciens et de jeunes artistes de cirque : acrobates, funambules, jongleurs. Par rapport au "sérieux" du théâtre, cette jeunesse-là occupe le plateau sans gonflette, avec une innocence enjouée qui redonne du sens au "jeu" d'acteur. Le plus épatant est que Mladen Materic n'utilise pas cette veine comme un "truc" contemporain. Non. Il plie délicatement ces techniques, ce savoir-faire, dans la poésie du vocabulaire scénique qui est le sien. Les apports du cirque et d'une musique foraine contribuent à engager le spectacle dans la voie d'une forme populaire, à la façon dont un conte se transmet de place en place de génération en génération.
« Magie et réel sont inséparables. Sinon le réel ne serait pas vivable ! », déclare Mladen Materic. Magistral tour de magie réalisé sans grosses ficelles, son Odyssée restitue l'épopée ulysséenne dans une étrange familiarité tissée de poésie. A Toulouse, où le Théâtre Garonne n'a pas désempli pendant les trois semaines de création, les adolescents n'étaient pas parmi les moins enthousiastes. Les spectacles qui nous réconcilient intelligemment avec la part d'enfance qui veille en nous ne sont pas si nombreux.
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(Texte écrit pour le programme du Théâtre de la Ville à Paris, où le spectacle fut présenté -aux Abbesses- du 1er au 19 juin 1999. Ce texte n'est plus disponible sur internet, la direction du Théâtre de la Ville, ayant décidé en septembre 2018, au moment de lancer un nouveau site internet, de supprimer toute l'archive en ligne (journaux, brochure, programmes) notamment constituée sous la direction de Gérard Violette. A la même date, la direction du Théâtre de la Ville (Emmanuel Demarcy-Mota) a également décidé de stopper la parution d'un journal trimestriel qui était un précieux outil de "communication" mais aussi de pensée, autour des œuvres et de leurs auteurs. Ne subsistent plus, exclusivement sur internet, que des "formats courts" qui tiennent de la "réclame" plus que de l'information qu'un théâtre de service public devrait pourtant offrir au public)
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