Yasinne, Camp de Grande Synthe, le 18 janvier 2022. Photo Laurent Prum
« Les migrants », c’est anonyme. Avec eux, parmi eux, à fleur d’histoires, à fleur de regard, depuis Calais et Grande Synthe, Laurent Prum partage leur quotidien et en témoigne sur son blog. Dans ces « jungles » qu’il qualifie de « camps », il dit photographier « comme on ferme les yeux en embrassant quelqu'un ». Et celles et ceux qu’il embrasse du regard «portent la lumière de ceux qui luttent pour leur vie ».
« Que restera-t-il lorsque l'oubli, sur la matière de nos vies, aura accompli son travail d'anéantissement ?
De chaque existence subsisteront simplement quelques souvenirs et pour tous, identique, le même merveilleux malheur d'aimer, le sentiment immense d'être malgré tout vivant, la somme des quelques instants
où se tient et s'efface toute la succession des jours. »
Laurent Prum, présentation du blog Immemory.
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Dans ce que nous voyons, qu’est-ce qui nous regarde ? (pour paraphraser le titre d’un ouvrage de Georges Didi-Huberman)
Mais aussi : que voyons-nous ? Que voulons-nous vraiment voir ? Sur quoi décidons-nous d’ouvrir les yeux, ou pas ?
Ainsi : les « migrants ». Lesquels sont devenus, dans le discours politique et médiatique, un « problème » ; le « problème des migrants ». Les problèmes, on n’a pas envie de les voir. Les « migrants », pareillement. Le plus possible, « on » (les États) va chercher à ce qu’ils n’entrent pas dans notre « zone de confort », frontières barbelées et tout ça. Et s’ils arrivent quand même à y entrer, « on » leur rendra la vie impossible. Les « migrants » sont les indésirables de notre inconscient collectif, le refoulé de ce que nous avons refoulé : solidarité, internationalisme, hospitalité, etc. Les « migrants » sont les révélateurs de notre propre enferment dans les frontières de la zone de confort, et nous ne souhaitons donc guère les voir vraiment, car ils sont les visages, les sourires, les existences, qui nous font douloureusement sentir la petitesse de notre nationalisme étriqué, cette vague désormais profonde sur laquelle surfent les Pen et Zemmour tout autant qu’une droite dite modérée, sans même parler de la Macronie et de ses sbires.
Les migrants, ne pas les voir vraiment : ou bien les donner à voir dans ce qui les dégrade en humanité, à la périphérie des villes, contraints à la mendicité ; ou bien les parquer loin des regards, dans des « jungles » inhospitalières, comme à Calais et Grande Synthe.
Appelons un chat un chat : ces « jungles », Laurent Prum les qualifie de « camps ». Les yeux ouverts, il s’y est aventuré. Avec son appareil photo, et surtout avec son cœur. Dans un billet de blog, en 2012, il citait Christian Bobin : « Le cœur est un instrument d’optique bien plus puissant que les télescopes de la Nasa. C’est le plus puissant organe de connaissance, et c’est une connaissance qui se fait sans aucune préméditation, comme si ce n’était plus nous qui faisions attention à l’autre, comme s’il n’y avait plus qu’une attention pure et une bienveillance fondée sur la connaissance de notre mortalité commune ».
Psychologue et psychothérapeute, ancien responsable de la Maison de l'Elan (pour personnes présentant des troubles psychiques majeurs) mais aussi libraire, auteur et photographe à ses heures perdues, Laurent Prum anime depuis 2010 un blog où il consigne de façon sensible et incarnée, en mots en images, lectures et fragments de vie, vie des paysages, des plantes comme des gens.
Voici peu, il s’est transporté à Calais et Grande Synthe, a priori non pour y faire « reportage » mais y être en immersion et en empathie, aux côtés des associations et militant.e.s qui, sur place, viennent en aide. C’est depuis ce quotidien partagé qu’il chronique la vie des jungles/camps et de ceux qui y vivent. Paraphrasant Thomas Vinau, il dit : « je photographie comme on ferme les yeux en embrassant quelqu'un ». Les photographes aiment la lumière. Ça tombe bien ; les migrants qu’il rencontre à Grande Synthe et Calais « portent la lumière de ceux qui luttent pour leur vie. »
Bien évidemment, cet humanisme à fleur de peau et de regard est éminemment politique. « Où l'humanité veut-elle aller, débarquer et sombrer ? », questionnent les photos de Laurent Prum, qu’il accompagne de récits et d’entourages poétiques. Avec cette certitude en bandoulière : « La République a laissé tomber un peu d’elle-même dans la boue de Calais mais elle ne leur volera pas leur sourire et leur courage. »
J.-M. A
PORTFOLIO
Des visages
Vie de Nila (19 janvier 2022)
Nila a 9 ans. Elle vient d’Iran, vient d’arriver au camp de la Grande-Synthe.
Sa mère est mannequin. En Iran, c’est suffisant pour que toute la famille soit menacée de mort.
Alors, l’exil. 5.200 kilomètres plus tard, la voici donc arrivée dans un pays qui se prétend « des droits de l’homme », avec son père et son frère. Sa mère n’est pas arrivée au bout du voyage, elle a été arrêtée en Turquie.
Mais ici, pour Nila, il n’y a aucun avenir. Emmanuel Macron a déjà fait siennes les élucubrations zemmouriennes sur le « grand remplacement ». Des « migrants », il y en a déjà trop, n’est-ce pas ? Et des gens, il y en a trop aussi ?
« Monsieur le Président, allez-vous tuer ce regard et ce sourire ? », lire ICI
Vies de Sisyphe
Tous les deux ou trois jours, le camp de Grande Synthe est "démantelé".
Dit autrement, l'Etat fait arracher tentes, prendre vêtements, couvertures, embarque bois, affaires personnelles... Les enfants sont réveillés. Les CRS entourent la zone.
VIOLENCE d'ÉTAT. Les exilés sont éloignés et ils embarquent à coup de caddie ce qu'ils peuvent.
Puis ils attendent la fin de la destruction de leurs camps et reviennent...
« Le tri des populations et des corps, la mise à l’écart, l’encampement durable ou la rétention aux frontières, désignent des espaces dont le point commun est l’indésirabilité de leurs occupants. (...)
Ballotées entre des frontières infranchissables, elles occupent des lieux à part qui sont, dans le meilleur des cas, pris en charge durablement par un gouvernement humanitaire des indésirables (...)
L’indésirable est la figure centrale de la politique lorsque celle-ci devient un concours de brutalité contre les « autres ». Ce qui semblait d’abord, dans les premières versions des espaces urbains privatisés, être une non-politique devient aujourd’hui un langage et un horizon de la politique, ceux d’une réduction voire disparition du monde commun. » (Michel Agier, Gérer les indésirables, Flammarion, 2008).
… Mais l'indésirable peut rester, malgré l'extrême violence, un être de désir, un être de lumière. Oui, ils peuvent tout leur voler, mais ils ne leur prendront pas leur détermination à vivre, qui est elle, IMPRENABLE
Quelque chose en nous
Il y a une tablée, une galette tradition à partager, une étrangeté malgré tout. Il y a les interrogations puis les rires chavirés, pousser les lourdes portes, nos proximités Il y a une famille accueillante, un apéritif, les plats épicés, bien manger surtout et rire. Il y a une partie de carte et puis deux, et puis trois. Il y a des informations en direct, des affrontements, des balles réelles, le Soudan Ici loin des crachats et des fers aux pieds. Il y a ici, l'hiver comme une offrande, des soleils étoile mains sur les yeux De grands sourires, un délassement, le confort le temps d'un week-end. Ils vivent sous tente dans le froid le reste du temps, jour nuit boue et violences policières. Ils espèrent que bientôt la vie sera meilleure. Que vouloir des jours, sinon s'en réjouir, attendre le bon moment pour passer en Angleterre, essayer, essayer encore. En attendant, repos et joie. MIGRACTION : un collectif d'hébergement citoyen des migrants, des exilés de Calais.
La vie manifeste
Ils sont irakiens. Ils viennent d'arriver sur le camp, voilà trois jours. Ils vont bientôt repartir. Elle me regarde fixement. La famille m'accueille à bras ouvert. Avec eux, l'hiver se plie en deux Ils dorment sur des braises. (…)
« Nous pensons avec passion que chaque enfant a droit à l’enfance »
Project Play est une organisation communautaire qui propose un espace sûr, rassurant, aidant, pour les enfants, ici à Grande-Synthe et à Calais aussi.
Project Play : https://www.project-play.org/
Raconter...
Il a quinze ans. Il s'appelle Omer. Il est arrivé à Calais voilà deux mois. Il m'a dit qu'il allait me raconter.
C'est toujours un regard qui permet le geste photographique. Le sien rieur cache une colère. Reflet fauves dans ses yeux, des griffures. Je me pose un peu. Il parle français. Il vient du Tchad.
Issa NGare est épuisé. Epuisé par la situation, être là, tenter d'obtenir "ce que de droit" Arrivé en France il y a 2 ans, il cherche obstinément à obtenir l'asile politique Et cela lui est refusé, refusé, refusé. Il tend à qui veut son histoire. Pour être entendu. Enfin. C'est une voix ou son effacement. C'est qu'en 2018, dans son pays, le Tchad, il s'oppose à la dictature en place. Il est membre actif et déclaré de la Convention Tchadienne de Défense des Droits de l'Homme Les manifestations sont sévèrement réprimées. La violence comme un chaos, ça te traverse. "J'ai pensé qu'ils allaient m'arracher les organes." Une balle dans la jambe puis dans l'autre et c'est l'hôpital puis la prison. Il court sous l'orage, se sauve, parvient à rejoindre la France. Mais les réfugiés du Tchad ne sont pas des exilés politiques. Pourtant s'ils retournent dans son pays. Il sait ce qui l'attend. En France, il pleut des ronces.
(15 janvier 2022)
10 premiers jours passés à Calais. A arpenter les camps, à arpenter les gens. A marcher dans la boue, sur routes, trottoirs, friches. A les côtoyer un peu, à parler avec eux dés que possible A rire avec eux, à les écouter, et à parfois à rendre grâce : une présence rendue claire par la photographie.
"Le monde et ses misères sont des régions de nous. Faire pays de ce monde, richesse de ces misères, ce sont le nôtres. Faire courage de ces peurs, ce sont les nôtres. Faire rencontre des fuites et des terreurs, ce sont les nôtres. Faire minaret de l’Asile, cathédrale du Refuge, temple de la Bienveillance, ce sont nos dignités. Appliquer cette étendue à notre propre abondance, quelle qu’elle soit, quoi qu’elle craigne, voilà notre plus beau défi. Refuser de contempler ce qui vient du haut d’un trône sécuritaire, ou depuis les retranchements d’un ilet au trésor, c’est ici notre gloire. Organiser en pleine humanité nos irruptions dans l’irruption du monde, c’est notre humilité. Tout déverrouiller en soi pour mieux ouvrir en nous le sanctuaire de l’humain, c’est notre liberté. Négocier ainsi la crête d’une aventure, déjà vécue par tous, dont gardent mémoire les cheminements de notre conscience, c’est notre manière de demeurer vivants."
Patrick Chamoiseau, Frères migrants.
Pour aller plus loin : Immemory, le blog de Laurent Purm : https://laurentprum.typepad.com/mon-blog/
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