Peter Eötvös, à Budapest, en 2019. Photo Szilvia Csibi
Le compositeur hongrois Peter Eötvös s'est éteint le 24 mars dernier, à 80 ans. En hommage, retour sur la création à l'Opéra de Lyon, en 1998, des Trois Sœurs, en collaboration avec Ushio Amagatsu.
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« Oh, où est-il, où s’est-il enfui, mon passé, le temps où j’étais jeune, joyeux, intelligent, où mes rêves et mes pensées avaient de la grâce, où le présent et l’avenir étaient illuminés d’espoir ? Pourquoi, à peine avons-nous commencé de vivre, sommes-nous déjà ennuyeux, gris, sans intérêt, paresseux, indifférents, inutiles, malheureux… […] Le présent est immonde, mais quand je pense à l’avenir, par contre, comme tout est beau ! » (Tchekhov, les Trois sœurs)
Peter Eötvös, compositeur hongrois, est décédé le 24 mars 2024. Ushio Amagatsu, danseur et chorégraphe japonais, le 25. Curieuse proximité qui me rappelle cette longue méditation sur le temps des Trois Sœurs, l'opéra éponyme de l’œuvre de Tchekhov à laquelle ils collaborèrent, en 1998, à Lyon, avec Claus H. Henneberg au livret, Natsuyuki Nakanishi au décor et Sayoko Yamagushi aux costumes. Ielles avaient alors, pour créer l'opéra Les Trois Soeurs, mené une relecture audacieuse de la pièce de Tchekhov.
Ci-contre : Ushio Amagatsu et Peter Eötvös, à la création des Trois Sœurs,
à l'Opéra de Lyon, le 13 mars 1998. Photo DR
A l'orée du XXIe siècle, après sa mise en cause comme forme historiquement dépassée par les avant-gardes de la seconde moitié du XXe siècle, l'opéra y retrouvait ses conditions de possibilité. Peu d’œuvres peuvent ainsi prétendre refonder un genre, et à l'opéra, rien de tel n'était arrivé depuis le Wozzeck d'Alban Berg (et toutefois de la même manière : celle d'une exception qui semble à la fois liquider et renouveler le genre). D'ailleurs, les deux œuvres ne sont pas sans lien : emprunt au grand répertoire du théâtre ; usage du parlé-chanté ; ascétisme du livret ; éclectisme des moyens de l'écriture musicale, au service du lyrisme. Mais la première chose qui frappait, dans la version initiale des Trois Sœurs, dans sa version de création, c'était le caractère synthétique de l’œuvre ; l'intégration parfaite des différentes dimensions plastique, sonore et dramatique dans une synthèse improbable d'éléments stylistiques hétérogènes, malgré et peut-être grâce à leur caractère étranger les uns aux autres : une pièce de répertoire du théâtre du début du XXe siècle russe, une musique d'un compositeur hongrois contemporain, une mise en scène puisant dans le butô, une écriture chorégraphique née de l'avant-garde contestataire japonaise des années 1960 ; une esthétique des costumes et de la scénographie mêlant le pop art et la mode à des éléments (architecture, calligraphie) de culture japonaise traditionnelle ; un registre vocal venu de la musique baroque, les voix de haute-contre, permettant un genre de drag : le travestissement d'acteurs hommes en femme. Ushio Amagatsu à la scénographie et mise en scène (ou chorégraphie) y mettait en œuvre une écriture de l'espace scénique correspondant à ce que Claus H. Henneberg à l'écriture du livret opérait comme réagencement temporel du texte de Tchekhov, une redisposition du texte elle-même en adéquation avec le travail de Peter Eötvös à la composition, entendue alors comme disposition spatio-temporelle des corps sonores et matériels, dans un fin dialogue avec les espace-temps scéniques et dramatiques.
L'ensemble de ce travail musical, dramatique et scénique est placé sous le signe du chiffre 3 - une scène divisée en trois espaces par des panneaux mobiles en papier de riz, un temps divisé en trois parties au cours desquelles les antinomies et les apories du rapport au temps dans lequel le drame est noué originairement vont se rejouer trois fois, une fois pour chacune des trois sœurs, sans que cela permette à aucune de se résoudre. Les Trois Sœurs, drame du temps qui ne vient pas, qui ne passe pas, de ce qui n'aura pas été, cet opéra est en même temps peut-être un cénotaphe : une synthèse et un dépassement, l'aufhebung du genre. Plusieurs problèmes apparemment insolubles liés à la forme opéra y sont écartés, levés, contournés, dissous. La question du livret, d'abord, et de l'artificialité des relations entre texte et musique, depuis l'"opéra à numéro" ; la question du chant lyrique, ensuite, et de son caractère a-dramatique, mais aussi le caractère décomposé des voix dans l'écriture contemporaine. Le caractère très hiérarchisé et dominant de l'opéra dans son rapport aux autres cultures et aux autres formes, et ce jusque dans les hiérarchies et stéréotypies en matière de genre et de race qui en compose le répertoire y est habilement traité, annulé, retourné. Le rapport aux autres cultures est résolu dans l'import massif du théâtre japonais pour traiter non seulement la mise en scène, mais aussi l'écriture vocale, et notamment le butô, qui n'est pas une forme traditionnelle, mais une forme de modernité non-occidentale. La prétention héritée de l'opéra à l'art-total, comme assujettissement de tous les médias tiers au fait musicalo-spectaculaire, y est résolue dans une intermédialité où le geste musical lui-même se justifie pour des raisons littéraires et interprétatives, dans une question de poétique générale : quel est le temps du drame tchékovien ?
La solution originale du rattachement entre instruments et protagonistes pour nouer des corps sonores et des corps-en-scène, dans une approche toute matérialiste, résout le problème de la dramaticité du discours musical et de la musicalité du geste dramatique sans tomber dans les stéréotypies du leitmotiv wagnérien. Pas des personnages dans l'espace scénique et des mélodies dans le temps musical, mais des corps diffractés dans un espace-temps intermédié, complexe, non-linéaire, sous forme d'images, de sons, de présences fantomatiques, d'ombres et de lumières, de taches de couleur déchirant la trame des noirs et des blancs, entre présence et absence. Une œuvre donc, qui pouvait se prendre autant sur le plan plastique que dramatique ou musical, sans qu'il soit vraiment possible de la résoudre dans aucun ni de la hiérarchiser selon l'un ou l'autre. Quelque chose qui laissait apercevoir une sortie par le haut de l'impasse dans laquelle l'idée de Gesammstkunstwerke avait enfermée l'opéra, une poétique à la hauteur de ce que Mallarmé voulait faire tenir dans un livre, ce livre que Maurice Blanchot appellera "le Livre à venir", où l'écriture serait autant musique que poésie, architecture que théâtre, peinture que littérature. L'idée, finalement, que nous n'aurions pas tant la question de savoir comment sortir de la narration, au sens où le narratif serait du textuel teinté de romanesque, d'art du roman, mais que nous aurions autant de narrativités que de médialités, et qu'à vrai dire la narrativité se tisserait à l'entre des médialités et des formes-percepts qu'elles génèrent. Une esthétique trans-genre, que performait en improbables glissandi la vocalité folle du corps noir de Gary Joyce, devenu femme russe qui trame d'échapper, par tous les moyens, aux dispositifs de pouvoir qui la contrôle. Et je n'ai encore rien dit de ce qui relève des aspects proprement compositionnels de la pièce, notamment l'articulation du mixte électronique et acoustique permis par une écriture de l'espace et du timbre, avec deux orchestres, un visible, un caché, et un système de multidiffusion relayant les corporéités sonores des instruments fait personnages dans l'espace du public.
Merci à vous, Peter, Ushio et les autres, et Dieu, que c'était beau !
Jules Desgoutte, 1er avril 2024
(texte initialement publié sur sa page Facebook)
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