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Pendant que le chien Trump aboie (en russe), la caravane chinoise suit sa route (de la soie)

Photo du rédacteur: Michel StruloviciMichel Strulovici

Xi Jinping et Donald Trump au Grand Hall du Peuple à Pékin, le 9 novembre 2017. Photo Andy Wong / AP


CHRONIQUE Trump se prend pour Zeus et Poutine s'imagine en Pierre le Grand et Staline ressuscités. Pendant ce temps, l'Empereur chinois observe, tout en retenue. Dans le nouveau désordre mondial que créent Etats-Unis et Russie, ennemis d'hier devenus alliés, Xi Jinping se souvient avec Lao Tesu que « la sérénité dans le désordre est un signe de perfection ». Par Michel Strulovici.

 

« Celui qui sait ne parle pas, celui qui parle ne sait pas. »

Lao Tseu, Tao-tö king, « livre sacré de la Voie et de la Vertu »  (VIème siècle avant JC)

 

Sur cette scène mondiale (« The world is a stage», écrivait Shakespeare) tonitruante et bouleversée comme rarement, il est un acteur essentiel, silencieux et intrigant (dans tous les sens du terme), c'est Xi Jinping.


Trump, de l'autre coté de la planète, tente de contre-révolutionner le monde. Se prenant pour Zeus, le voici brandissant la foudre à tout instant. Il s'y agite frénétiquement, comme un acteur sous amphétamines et pratique la tactique de la saturation Il signe décret d'interdiction sur décret d’expulsion, (soixante-cinq en un mois) comme le Manneken pisse à jet continu. Il adore être accompagné, dans un Bureau ovale transformé en studio de "trash TV" par le nazi deux points zero Musk, celui qui salue la foule à l'hitlérienne, le regard révulsé de jouissance.


Dans son Kremlin-bunker, cette pièce montée de stucs et d'or, Poutine, lui, s'imaginant en Pierre le Grand et Staline ressuscités, développe oukases et théories slavophiles de sur-puissance. C'est de là qu'il déclenche les agressions, qu'il soutient idéologiquement et financièrement, et organise l’extrême droite néo-nazie occidentale. C'est de là qu'il décida d'assassiner Anna Politkovskaïa et Alexei Navalny.


L'Empereur chinois, lui, observe, tout en retenue. Il connaît ses classiques. Fidèle disciple du grand stratège Sun Tzu, il applique avec art le « Sois subtil jusqu'à l'invisible ; sois mystérieux jusqu'à l'inaudible; alors tu pourras maîtriser le destin de tes adversaires. » ( L'Art de la guerre, VIème siècle avant JC).


La machine à se partager le monde était pourtant bien huilée. Chacun des Empires, ou souhaitant les ressusciter, connaissait son rôle, à peu de chose près, établi depuis 1945. La Chine était alliée de la Russie hors la période des années 1960 à 1980). Pour bâtir ce pacte d'amitié, ils avaient remisé leurs divergences, taisant leurs désaccords de fond sur qui doit posséder la Sibérie, et qui doit diriger la coalition. Ils avaient étendu leur protection atomique sur leurs obligés en Asie, à Cuba, sur tous les pays en voie de libération de l'enfermement colonial. Mao Tse Toung affirmait même que ce bloc était uni « comme le sont les lèvres et les dents ». Sans spécifier qui représentait les unes et les autres.


Un parachutiste français sur un terrain d'entraînement à Smardan, dans l'est de la Roumanie, le 19 février 2025,

à la fin de l'exercice Steadfast Dart 2025, la plus grande opération de l'OTAN prévue cette année. Photo Vadim Ghirda / AP.


Jusqu'à ces dernières semaines, les États-Unis étaient liés à l'Europe occidentale et, par le biais de l'Otan, maîtrisaient peu ou prou sa coalition militaire. Au premier rang des puissances nucléaires, Washington apportait un soutien sans faille à tous les régimes anticommunistes d'après-guerre, que ce soit en Asie, dans toute la région Pacifique-Océanie,ou dans ce qu'il considérait comme son arrière-cour, les États d'Amérique centrale et latine.


Tout nous était donc lisible immédiatement, même pour les moins informés d'entre nous. Cet équilibre de la terreur, en quelque sorte, nous rassurait. Nous connaissions les arguments des uns et des autres, la surprise en était exclue. Et puis le premier tsunami d'après guerre emporta l'Union soviétique. Le système implosa sous l'effet de ses contradictions, de sa désastreuse improductivité, de sa glaciation intérieure et du piège reaganien de la "guerre des étoiles". Certains théoriciens, rappelez vous, en concluaient même que nous vivions « la fin de l'Histoire ».


Puis, à peine retrouvions nous nos marques qu'un séisme bouscula à nouveau le monde, quand le dirigeant de l'Empire russe en re-formation contre-attaqua. Pour la première fois depuis 1945, un État européen annexait une partie du territoire d'un pays européen souverain. Poutine se sentit d'autant plus une âme de conquérant que l'Occident, les États-Unis d'Obama en tête, laissèrent s'accomplir l'occupation de la Crimée, en février 2014, sans réagir. Le dictateur russe, après l'avoir "mangée" au nom d'une histoire revisitée, grignota Donbass et Donetsk, sans réelles oppositions. L' Occident s'était endormi. Puis l'ogre, mis en appétit, crut le moment venu d'envahir toute l'Ukraine.


Mais dans le bortsch promis aux troupes russes, il y eut un sacré os non prévu. Les Ukrainiens résistèrent tant et si bien que l'envahisseur dut se rapatrier, en catastrophe, vers le Donbass en partie russifié. La guerre s'éternise depuis sur le territoire européen et modifie durablement les alliances, en renforçant l'OTAN, pourtant en état de mort cérébrale, tel Lazare sorti de son tombeau. Des pays de longue date neutralistes comme la Suède et la Finlande se précipitèrent vers le bouclier de l'OTAN. Poutine s'avéra alors un excellent agent recruteur de son ennemi prioritaire.

Photomontage avec Donald Trump et Vladimir Poutine. © Artem Priakhin/SOPA Images/Sipa

 

Trump recrue du KGB ?


Les camps en lutte restaient les mêmes : USA, OTAN et Europe étaient alliés et s'opposaient au bloc russo -chinois. Tout cela resta vrai, jusqu'au retour de Trump au pouvoir, l'Empereur qui renverse la table et tourneboule l'ensemble de nos certitudes.


Voici, plus revanchard que jamais, l'escroc, délinquant sexuel qui fait ami-ami avec Poutine sous l’œil éberlué de nombre de citoyens des États-Unis. Ceux là mêmes qui, jusqu'alors, regardaient sous leur lit avant de se coucher de peur d'y découvrir un espion-croquemitaine russe ! Stupéfiant retournement dont l'une des explications qui monte est tout aussi sidérante. Selon plusieurs témoins, issus du KGB, des liens anciens auraient été tissés par Moscou avec Trump.


Le dernier en date s'appelle Alnur Moussaiev. Il occupait jusqu'à peu le poste de chef du Comité de sécurité nationale du Kazakhstan. Voici, telle quelle, sa déclaration diffusée par la chaine "Pravda" sur Télégram, le 21 février 2025 : « En 1987, je travaillais au 6eme Département du KGB de L'Union soviétique à Moscou. La plus importante de nos activités consistaient à recruter des agents et soutirer des informations des hommes d'affaires des pays capitalistes. C'est cette année là que notre Département a recruté un jeune homme d' affaires américain de 40 ans, Donald Trump, dont le nom de code était "Krasnov" (Le Rouge). »


Les nominations dans les postes sensibles de l'administration Trump n'infirment pas cette rumeur. Tout au contraire. Par exemple, le choix du nouveau chef de la CIA, John Ratcliffe, le 23 janvier 2025. Celui-ci a toujours minimisé la menace que représente la Russie. Le vrai danger, pour lui, c'est la Chine et ses ambitions. Déjà en décembre 2020, dans une tribune publiée par le Wall Street Journal, John Ratcliffe, alors directeur du Renseignement national, mettait en garde contre les aspirations mondiales de la Chine : « Les renseignements sont clairs : Pékin entend dominer les États-Unis et le reste de la planète économiquement, militairement et technologiquement (...) Beaucoup des principales initiatives publiques de la Chine et de ses entreprises emblématiques ne sont qu’un camouflage pour les activités du Parti communiste chinois ».

 

Trump pourrait donc être un agent de Moscou. Si cette persistante rumeur se confirmait, nous pourrions parler de la plus réussie de toutes les opérations d'espionnage jamais réalisées. Andropov, qui dirigeait alors le KGB, deviendrait le champion toute catégorie de la vista du Renseignement mondial. Faire d'un agent, le Président du principal pays ennemi, quel scénario incroyable !


Ces liens si particuliers, le documentaire d'Antoine Vitkine, Opération Trump : les espions russes à la conquête de l'Amérique, en rendait déjà compte, témoignages à l'appui (A voir ICI). Les récentes déclarations injurieuses de Trump sur Zelensky, papier-collé de la propagande russe, son obstination à reprendre l'argumentaire poutinien sur la vacuité de l'existence indépendante d'une nation ukrainienne, tendent à prouver sa relation privilégiée avec Moscou. Tout comme sa menace d'un départ des forces militaires américaines d'Europe et particulièrement d'Allemagne (nous savons qu'il s'agit là d'une revendication prioritaire pour Poutine), tout comme la reprise de l'exigence russe d'un départ des troupes US stationnées dans les pays de l'Est (Pologne, Roumanie, Pays baltes) considérés comme des États à vassaliser comme ils le furent dans l'ex-URSS.


Si Trump n'était pas le jouet de Poutine, pourquoi l'offrande du retour au sein du G7 pour reconstituer le G8, alors qu'une montagne de sanctions économiques et financières bloquent la Russie ? Pourquoi déposer une résolution à l'ONU pour une fin rapide du conflit, le 22 février 2025, sans y faire aucune référence à l'intégrité territoriale de l'Ukraine ? Pourquoi deux jours plus tard, en assemblée générale et au conseil de sécurité, refusent-ils conjointement de condamner l'agression russe ? Quelques heures auparavant, le Président français n'obtenait quasiment rien de Trump à Washington, sinon la venue, la corde au cou, du Président Zelensky venant signer un traité inégal, comme au bon vieux temps du colonialisme. Quelle victoire que de soutirer une arrivée dans la semaine, qui était déjà organisée, du président ukrainien tenu, le pistolet sur la tempe, de donner ses richesses à l'extorqueur américain.


Poutine et Trump ont-ils déjà secrètement dépecé l'Ukraine, État souverain, membre à part entière de l'organisation des nations supposées être unies ? La déclaration du Président américain, en conclusion de la réunion de l'extrême droite internationale qui préfère se nommer "conservatrice" (celle où Banon salua l'assemblée à l'hitlérienne) tendrait à le prouver. Ne transforme-t-il pas le soutien des États-Unis à l'Ukraine agressée, dont il multiplie par quatre le coût réel, en un pillage de type colonial. Il exige, en effet, « des terres rares et du pétrole, n’importe quoi qu’on puisse obtenir » pour « rembourser » l’aide fournie par les États-Unis depuis le début de la guerre.


La Une du New York Post, le 21 février 2025


La collusion entre Trump et le dictateur du Kremlin trouble jusqu'à ses plus fermes soutiens. Ainsi la presse de Robert Murdoch qui fit campagne, sans relâche, jusqu'au dernier jour de la présidentielle pour la réélection de Trump, change de ton à son égard. La "une" du journal ultra-conservateur The New York Post titre le 21 février 2025 « Ceci est un dictateur » avec une photo de Vladimir Poutine.  John Bolton, l'ancien conseiller à la sécurité nationale (2018-2019) de Trump prévenait : le Président américain « vise une solution qu'ils auraient pu réellement écrire au Kremlin. (…) Le plan de Trump est proche de la capitulation », conclut il (Politico, 20 février 2025).


Ce rapide désamour se retrouve dans un sondage IPSOS/Reuters mené du 13 au 18 février sur un panel de 4.000 citoyens états-uniens. L'érosion de la cote du Président est manifeste. Ainsi, note Reuters, « une vague de frustration face à l’inflation prolongée a contribué à la victoire de Trump en novembre, et une majorité de personnes interrogées - 58 % - ont déclaré que l’inflation serait un facteur majeur dans leur vote lors des futures élections. Mais seulement 32 % approuvent le travail de Trump sur l’inflation. L’opinion des ménages sur l’économie s’est détériorée ce mois-ci pour atteindre son plus bas niveau en plus d’un an, selon une enquête largement suivie de l’Université du Michigan. Seulement 25 % des personnes interrogées – et seulement la moitié des républicains – ont déclaré qu’elles soutenaient l’idée de Trump de faire en sorte que le gouvernement américain prenne le contrôle de Gaza et réinstalle les Palestiniens ailleurs. » Reuters conclut : « Une partie notable des électeurs de Trump pour 2024 ont rompu avec certaines des premières actions et idées du président. Environ un tiers des électeurs de Trump se sont opposés à la proposition de mettre fin à la citoyenneté de naissance et un sur cinq s’est opposé à la décision de son administration de mettre fin aux initiatives de diversité, d’équité et d’inclusion. » Les résultats des sondages d'opinion réalisés, il y a une semaine, par l'Université Quinnipiac vont dans le même sens : l'impopularité de Musk et de Zuckeberg devient majoritaire aux États-Unis. Et les Américains estiment plus que majoritairement que Musk jouit de trop de pouvoir.


Dernier revers particulièrement signifiant pour le couple Trump-Musk : le rejet (inédit dans toute l'histoire de l'administration gouvernementale américaine) par les directions du Pentagone et des agences du gouvernement américain, dont le FBI, de l'injonction de Musk qui avait exigé, par courriel, que les fonctionnaires fédéraux justifient leurs activités au cours du dernier mois. Sinon la porte ! C'est lui qui la prend en pleine face. Ce dimanche 23 février, quelques heures après l'envoi de l'ultimatum, les directions de l'administration, pourtant nommés par Trump, ont appelé à désobéir à l'injonction. Ce camouflet en dit long sur ce qui est en train de naître dans la résistance aux diktats trumpistes, y compris au sein de l'opinion qui le soutenait.


Trump le sait. Il lui faut donc obtenir un rapide succès sur sa promesse de fin de la guerre en Ukraine « en une journée ». Ce qui annoncera la réalisation de son autre proposition, la fin de l'engagement américain en Europe.

  

La prudence chinoise


Où en sommes nous dans ce labyrinthe où plus aucun chemin ne permet aujourd'hui de trouver un sortie aisée ?

Face à cette redistribution totalement inédite des cartes géopolitiques, face à ce charivari qui donne le tournis, Pékin se manifeste publiquement avec parcimonie, observe et joue le temps long. Ce qui apparaît, c'est que le modèle du nouvel ordre mondial post-occidental (dont les BRICS sont le premier exemple) vient d'en prendre un sacré coup.


Vladimir Poutine et Xi Jinping en visioréunion, le 21 janvier 2025. Photo Gavriil Grigorov, service de presse du Kremlin.


Le coup de fil du 24 février 2025 entre Xi Jinping et Poutine, jour anniversaire de l'agression russe, reste pour le moins énigmatique. Le communiqué de Pékin indique seulement que « la Chine est contente de voir les efforts positifs déployés par la Russie et les autres parties concernées afin de résoudre la crise ukrainienne ». Voici une déclaration qui ne vaut par ce qu'elle tait. Pourquoi donc se téléphoner pour si peu ? On peut imaginer que Xi Jinping a simplement voulu se rappeler là au bon souvenir de son (toujours ?) allié.


De fait, Pékin étudie avec étonnement, sinon un agacement certain, l'alliance en voie de constitution entre Poutine et Trump, l'adversaire déclaré. Les stratèges chinois ne devaient rien ignorer des bruits courant sur les rapports étroits liant Trump à Poutine. Mais se retrouver si rapidement face à une telle redistribution des cartes, pensaient-ils cela possible ? Croyaient-ils que la Russie apporterait ainsi son soutien, même de facto, à l'établissement de cette sorte de "cordon sanitaire" anti-chinois rêvé par Washington ?


« Les amis de mes ennemis ne sont-ils pas mes ennemis ? », doit se demander Xi Jinping, avec juste raison. Face à un tel méli-mélo stratégique, le leader chinois a choisi de se donner le temps de la réflexion, tout en émettant quelques prudentes recommandations, comme celle du 18 février dernier, rapportée par l'AFP : « La Chine a estimé que "toutes les parties concernées" par la guerre en Ukraine devaient participer à des négociations de paix, au moment où les diplomaties russe et américaine entament des discussions en Arabie Saoudite. Interrogé sur ces pourparlers, où Kiev n'est pas représenté, Guo Jiakun, un porte-parole de la diplomatie chinoise, s'est félicité des "efforts en faveur de la paix". "Dans le même temps, nous espérons que toutes les parties concernées et que toutes les parties prenantes pourront participer aux pourparlers de paix en temps voulu", a-t-il déclaré devant la presse. »


Le message est clair dans ce texte où tous les mots sont pesés : Xi Jinping prend distance avec l'alliance en voie de constitution entre Washington et Moscou. Et, dans le cas de cette guerre de conquête menée par Poutine, le dirigeant chinois applique la ligne adoptée par le vingtième congrès de son parti en 2022  : « La modernisation chinoise se caractérise par la poursuite de la voie du développement pacifique. Nous ne suivons pas l'ancienne route empruntée par certains pays pour réaliser leur modernisation à travers la guerre, la colonisation et le pillage ; cette route, qui servait les intérêts de certains tout en nuisant aux autres, était celle des crimes sanglants et abominables dont ont profondément souffert et souffrent encore les peuples des pays en voie de développement. Nous avons choisi d'être du bon côté de l'histoire, c'est-à-dire du côté du progrès de la civilisation humaine. » (1)

 

Dans la main de son allié


Depuis le déclenchement de l'agression poutinienne, la Chine a profité à tous points de vue de l'erreur stratégique russe. Xi Jinping a bien lu Sun Tzu : « La guerre est semblable au feu, lorsqu'elle se prolonge elle met en péril ceux qui l'on provoquée », expliquait le vieux sage stratège, toujours enseigné dans les écoles de guerre chinoises. L'appel à l'aide de Poutine adressé à Xi Jinping a été satisfait et l'orientation vers l'Asie, particulièrement la Chine, de toute l'économie russe en a résulté. De nombreux entretiens ont réuni les deux dirigeants, à Moscou et à Pékin. Sans compter leurs relations téléphoniques et les visioconférences par dizaines, mises en scène, qui ont voulu marquer leur proximité.


Deux de ces nombreuses rencontres méritent d'être retenues. Celle du 4 février 2022, lors des Jeux olympiques d'hiver de Pékin et celle des 20 au 22 mars 2023 à Moscou où Poutine et Xi affirmèrent leur volonté de bâtir un nouvel ordre mondial : une « nouvelle ère » et  « une coopération aux possibilités et aux perspectives vraiment illimitées ». Le correspondant du Monde à Pékin, Frédéric Lemaître, titrait ainsi son article du 22 mars 2023 :

« Xi et Poutine réaffirment spectaculairement leur alliance contre l'Occident ». Et il notait en sous-titre : «  A Moscou, les dirigeants chinois et russe ont mis en scène leur coopération aux "perspectives illimitées". Si aucune avancée sur l'Ukraine n'est sortie de cette rencontre, la Russie, affaiblie, apparaît plus que jamais dans la main de son allié ».


Un navire, identifié par le Royal United Services Institute (RUSI) comme étant le cargo nord-coréen Angara,

est vu à quai à côté d'un plus grand navire au quai de Zhoushan Xinya Shipbuilding Co à Zhoushan, en Chine, le 11 février 2024

dans une image satellite. Planet Labs PBC/Handout via REUTERS


L'économie de la Russie de Poutine, il est vrai, se serait écroulée sans l'appui chinois. Pour compenser les embargos européens, la Russie a ainsi du notoirement augmenter ses exportations d'hydrocarbures vers la Chine. Pour mener sa guerre d'agression, Moscou a également besoin de la Chine pour l'ensemble de ses industries militaires. Pékin lui fournit notamment des composants électroniques. Ses ports servent au transport d'armes et dans ses chantiers navals mouillent des navires de guerre russes en réparation. L'agence Reuters en fait une dépêche à la suite de la rencontre tendue du Président chinois et d'Antony Blinken à Pékin le 26 avril 2024. Cette relation de l’événement a été visiblement bien informée par l'équipe de l'envoyé spécial du Président Biden : « Des images satellite ont montré qu’un cargo russe transportant des armes et des munitions vraisemblablement nord-coréennes avait mouillé dans un port chinois ». Reuters précise : « ce navire, l’Angara, avait déjà été vu transportant des milliers de conteneurs probablement chargés d’armes et de munitions provenant de Corée du Nord vers des ports russes depuis août 2023, selon des images fournies par le think tank britannique Royal United Services Institute (RUSI). Or ce même navire a été détecté en train de mouiller dans un port chinois de réparation navale, le Zhoushan Xinya, dans la province du Zhejiang depuis février dernier, une quasi-preuve du rôle actif joué par la Chine dans la livraison d’armes à la Russie. »



La Route de la Soie


Dans ce temps d'alliance troublée, Pékin poursuit sa politique pour étendre son influence et ses investissements tous azimuts. La Chine avait lancé en 2013 une gigantesque opération stratégique baptisée "la nouvelle Route de la Soie", réactivation de voies de communication qui permirent, du continent asiatique à l'Europe, d'échanger produits, cultures, sciences et techniques, religions, manières de table et façons de vivre en continu pendant des siècles. (2)  


« En une décennie, Pékin a dépensé des centaines de milliards d’euros de l’Asie à l’Europe, en passant par l’Afrique, dans les infrastructures, mais pas seulement. Aujourd’hui, plus de 150 pays ont adhéré à ce qui est devenu un label et, surtout, un réseau complexe de corridors terrestres et maritimes à l’échelle du globe. » remarque RFI (ICI). Sur le site de Grand Continent (7 septembre 2023), le journaliste Alexandre Antonio chiffrait ces investissements chinois à 1.000 milliards d'euros et il reprenait les commentaires de Xi Jinping sur ces considérables dépenses : « elles témoignent de manière éclatante de la capacité de la Chine à faire pousser de l'or sur la terre  pour elle et ses partenaires. » (ICI)


Pékin tisse donc patiemment sa toile dans des espaces géostratégiques qu'elle estime décisifs. Dans cette démarche de fond, elle n'oublie pas son environnement proche, sa zone ancestrale de suprématie. Depuis décembre 2021, une ligne ferroviaire relie par un train à grande vitesse Vientiane, la capitale laotienne, à Kunming, chef-lieu de la province chinoise du Yunnan. Cette ligne, longue de 1.400 kilomètres, est la première à être estampillée "nouvelles routes de la soie" (Belt and Road Initiative, BRI). Elle est essentielle à la descente chinoise vers le sud du continent. Le coût du chantier s'établit à près de six milliards de dollars et il a été financé en majeure partie par des fonds et prêts chinois, Pékin contrôlant 70% de l'infrastructure. Le Laos, endetté à hauteur de 113% de son PIB, se trouve désormais soumis au bon vouloir chinois.


Autre exemple de ce "BRI" : avec une décennie de retard, la Thaïlande a donné en 2017 le coup d'envoi d'un colossal chantier à 5,4 milliards de dollars pour construire la ligne TGV qui reliera Bangkok au tronçon laotien déjà en activité et donc à Kunming. France 24 indiquait le 19 février dernier que la Thaïlande se raccordait ainsi à l'ensemble lao-chinois : « La ligne, longue de quelques 600 kilomètres, entend améliorer les échanges commerciaux sino-thaïlandais. Un premier tronçon doit entrer en service en 2028, le second en 2032. Le projet est là encore soutenu par la Chine, mais à l'inverse du Laos, Bangkok a bataillé pour prendre en charge le coût, gage de son indépendance. »


Le voisin vietnamien de la Chine qui entretient des relations parfois tendues avec l'Empire du Milieu (3) et qui a marqué récemment avec éclat ses bonnes relations avec Washington (4) s'efforce de trouver le bon équilibre. Son parlement vient de voter, le 19 février dernier, un chantier de 8 milliards de dollars pour la construction d'une voie ferrée de 390 kilomètres, reliant Haiphong à Lao Cai, à la frontière chinoise, via Hanoï. Elle desservira de grands sites manufacturiers vietnamiens, où sont implantés Samsung, Foxconn et d'autres géants mondiaux de l'électronique. Cette voie ferrée à grande vitesse permettra l'arrivage régulier de composants en provenance de Chine. Et permettra aux produits chinois un accès prioritaire sur le marché vietnamien, en croissance continue. 


L'entreprise chinoise de créer un monde qui profite de ses choix d'investissements et qui lui en devienne, peu ou prou, redevable vient encore de se manifester dans la région Pacifique dont on devine qu'elle sera le théâtre de l'affrontement des Empires en ce siècle. Les journalistes Alain Frachon et Daniel Vernet, dans un livre prémonitoire publiéen 2012, La Chine contre l'Amérique ( Grasset), en avaient déjà souligné l'enjeu.


Le 15 février dernier, un événement concernant le petit archipel des iles Cook s'inscrit bien dans cette problématique. Mark Brown, Premier ministre de ce petit archipel océanien de 17.000 habitants, a annoncé lors d'une visite à Pékin la signature d'un « partenariat stratégique » avec la Chine, qui porte notamment sur les ressources minières sous-marines. Devant le Parlement, M. Brown a souligné les opportunités offertes par ce pacte en matière de commerce, d'infrastructures ou d'exploitation des ressources océaniques. Au grand dam du gouvernement de la Nouvelle Zélande qui, jusqu'alors jouait le rôle de mentor de cet archipel du Pacifique. « Nous pouvons choisir d'être un pays dépendant et s'appuyant sur les aides de notre "grand-frère" ou nous pouvons choisir d'être un pays capable de se tenir sur ses deux pieds et d'engager des partenariats constructifs mutuellement bénéfiques », a revendiqué Mark Brown.


Pour montrer le sérieux d'un tel traité signé avec la Chine, trois navires de la marine chinoise (une frégate, un croiseur et un pétrolier-ravitailleur) voguent impromptus depuis le 21 février dernier dans les eaux internationales, à mi-chemin entre l'Australie et la Nouvelle-Zélande, en mer de Tasmanie. Ils ont prévenu, arrivés sur zone, qu'ils avaient l'intention de procéder à des tirs réels. Le message est clair, nous veillons au grain, "pas touche" à nos amis.


La présence renforcée de la Chine sur tous les continents, de l’Arctique à Cuba, passe par l'Afrique où les pays occidentaux, France en tête, subissent revers sur revers. Remarquons que sur ce continent Pekin s'oppose frontalement à Moscou. Lors du 8e Forum de coopération Chine-Afrique (FOCAC) à Dakar les 29 et 30 novembre 2021, un rapport notait qu'en 20 ans, les échanges entre Chine et Afrique ont été multipliés par vingt, pour dépasser annuellement les 200 milliards de dollars. Le dernier sommet en date, tenu en septembre 2024, a  adopté par consensus la Déclaration de Pékin sur « la construction conjointe d’une communauté d’avenir partagé Chine-Afrique ». La délégation chinoise a annoncé 50 milliards de dollars de nouveaux financements pour l'Afrique au cours des trois prochaines années dans le domaine des infrastructures, de l'agriculture et des énergies vertes du continent.


Face au tumulte de ce monde où toutes les économies et tous les marchés sont imbriqués, observant les trahisons et les nouvelles alliances à tonalité anti-chinoise se développer, l'Empire du Milieu trace son chemin en diversifiant au maximum ses "points d'attaches". Xi Jinping et la direction chinoise ont en mémoire ce proverbe millénaire : « La sérénité dans le désordre est un signe de perfection. »  Puissent tous les Empereurs s'en inspirer.

 

Michel Strulovici


NOTES

(1). Rapport adopté par les congressistes du 20eme congrès du PCC, le 22 octobre 2022 sur les questions de politique étrangère. Agence Xinhua, 26 octobre 2022.

(2). Les Chinois en fixent l'ouverture au voyage de Zhang Qian entre -138 et -1261. Mais la Route de la Soie s'est développée surtout sous la dynastie Han (206 av. J.-C. – 220 apr. J.-C.), en particulier Han Wudi. Elle connut une nouvelle période de développement sous la dynastie Tang (618907), puis durant la paix mongole, au XIIIe siècle. (Source Wikipedia)

(3). En 1979, Deng Xaoping, avec l'aval du Président Carter, lança ses troupes à l'assaut de la frontière nord du Vietnam. Ce fut la première guerre entre États se revendiquant communistes. Sur ces tensions Voir mes Évanouissements, chroniques des continents engloutis, chapitre "Plongée au pays des héros" (Éditions du Croquant, juillet 2021).

(4) Voir "De Dà Nang à Kyiv, chronique des temps qui changent", Michel Strulovici, les humanités, 29 juin 2023 (ICI).


 

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 En complément

En Amérique latine aussi, la Chine est à l'offensive


La construction du mégaport de Chancay au Pérou. Photo Cesar Barreto / AP


A 70 kilomètres au nord de Lima au Pérou, la Chine vient d'ouvrir un mégaport destiné à raccourcir la route maritime entre l'Amérique latine et l'Asie, dans le cadre de l'initiative des routes de la soie. Le projet intéresse aussi la Colombie.


Comme l'écrit Marion Torquebiau dans Les Echos, « Chancay. Le nom de cette bourgade péruvienne ne vous évoque sûrement rien, pourtant elle s'apprête à devenir la prochaine "Singapour de l'Amérique latine", selon les dires de Raul Pérez-Reyes, ministre des Transports et de la Communication du Pérou. Située au bord du Pacifique, la petite ville de 57.000 habitants semble avoir presque été choisie par hasard par la puissance chinoise pour abriter l'un des plus grands hubs portuaires du continent. Car c'est à cet endroit que la Chine a choisi, en 2016, d'installer son nouveau mégaport, principalement pour ses conditions géographiques parmi lesquelles la profondeur de ses eaux - près de 18 mètres à certains endroits - et sa proximité avec Lima. Huit ans plus tard, la ville est métamorphosée. Alors que traditionnellement pêcheurs et vacanciers se partageaient les jolies plages du Pacifique, la vue de la côte offre désormais un tout autre spectacle. Derrière les petites barques en bois, une douzaine d'immenses grues bleues se détachent du paysage. Au milieu du port, une colline semble avoir été cisaillée pour laisser place à une immense infrastructure portuaire.


Personne ne s'attendait à voir cette petite ville devenir l'épicentre économique du Pérou et l'un des plus grands ports du continent. Détenu à 60 % par le chinois Cosco Shipping et à 40 % par l'entreprise péruvienne Volcan Compania Minera, le mégaport est le fruit d'un investissement de 3,5 milliards de dollars. Etalé sur 141 hectares, ce hub portuaire possède 15 bornes d'amarrage pouvant accueillir des bateaux d'une capacité de 24.000 conteneurs afin d'en déplacer 130 millions par an. « Grâce à ce port, nous allons rapidement être connectés avec la Chine, ce qui nous permettra ensuite d'atteindre l'Inde. Nous avons un marché de 4 milliards d'habitants qui nous attend. La frontière du Pérou va devoir s'étendre », s'est réjoui le maire de Chancay, Juan Alvarez Andrade, lors de l'inauguration du port. Grâce à l'exportation de fruits, légumes et produits miniers principalement, ce projet permettra la création de 7.500 emplois et générera 4,5 milliards de dollars annuels, soit 1,8 % du PIB total du Pérou, selon le ministère de la Production du pays.


Une réelle opportunité pour le Pérou, mais une inquiétude pour ses voisins latino-américains, car l'ouverture du port promet de réorganiser totalement les routes commerciales traditionnelles avec des prix défiants toute concurrence. Cosco Shipping a récemment annoncé que les prix d'exploitation de l'infrastructure portuaire seraient en moyenne 10 % moins chers que ceux des autres ports de la région. Ce chiffre intéresse particulièrement la Bolivie, qui n'a plus d'accès à la mer depuis la guerre du Pacifique (1879-1884), mais également le Brésil, qui cherche à relancer son projet d'autoroute le reliant directement avec le Pérou.


Sur le continent [latino-américain], l'influence chinoise est déjà immense. Brésil, Chili, Pérou, en vingt ans, l'empire du Milieu s'est imposé comme premier partenaire commercial de nombreux pays latino-américains. Au total, 72 % de ses importations proviennent des matières premières comme la viande, le soja et surtout des métaux rares issus des mines de cuivre, de lithium et de fer. « Pour la Chine, s'installer en Amérique latine revêt une importance capitale, car c'est la région la plus proche de son principal concurrent, les Etats-Unis », signale Pamela Arostica Fernandez, directrice du Réseau Chine et Amérique latine.


Depuis l'Amérique du Nord, l'ouverture du port de Chancay est vue comme une menace et le signe d'une perte d'influence en Amérique latine, zone longtemps considérée comme l'arrière-cour des Etats-Unis. « Les Chinois arrivent avec de gros sacs d'argent et donnent l'impression de sauver la situation parce que les pays n'ont pas le choix », estime Laura Richardson, cheffe du commandement sud de l'armée américaine, dans un entretien au Financial Times. Selon elle, l'influence de la Chine prouve que « la démocratie est attaquée » et presse les Etats-Unis à « investir et être compétitifs sur des projets d'infrastructures critiques avec des pays démocratiques partageant les mêmes idées ». (...)


Le port de Chancay intéresse aussi la Colombie du président (de gauche) Gustavo Petro, que Donald Trump a voulu humilier avec le renvoi de migrants "dans des conditions inhumaines", et à qui il va imposer des droits de douane. Le gouvernement colombien vient d'officialiser l'ouverture d'une nouvelle route maritime qui liera Shanghai avec Buenaventura. Cette nouvelle route permet d'atteindre le marché chinois en 25 jours en passant par le mégaport de Chancay.


Alliée de longue date des Etats-Unis, la Colombie se rapproche ainsi de la puissance chinoise, son deuxième partenaire commercial. Tandis que le pays caribéen exporte du pétrole, des minerais ou des produits agricoles, la Chine a exporté 12 milliards de dollars de produits vers la Colombie en 2024 et est un investisseur historique dans des projets tels que la construction du métro de Bogota ou la mise en place des bus électriques à Medellin. Fin 20324, la Colombiea signé son adhésion au projet chinois des Nouvelles routes de la soie...

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