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Dans la cour de l'Hôtel Pasteur, à Rennes. Photo DR
Où il est question du vide (se promener de vide en vide) et de rencontre avec des personnes "atypiques", d'une ancienne fac de sciences devenue tiers-lieu culturel -et pas seulement- (à Rennes), de Georgette et d'une surprenante opération de rénovation de logements sociaux (à Boulogne-sur-Mer) : quatrième séquence du grand entretien accordé aux humanités par l'architecte Patrick Bouchain.
Entretien avec Patrick Bouchain / quatrième séquence
(Première séquence : "Ensemble", ICI. Seconde séquence : "Construire", ICI. Troisième séquence : "Faire lieu (en liberté inconditionnelle)", ICI)
Transcription de l'entretien
Jean-Marc Adolphe - Et la porosité, alors ?
Patrick Bouchain - C'est le vide...
Jean-Marc Adolphe - Le vide, ça n'est jamais vide. Ce que j'entends par porosité, c'est comment des éléments, éventuellement séparés éventuellement par une cloison, peuvent quand même parvenir à communiquer ensemble.
Raymond Sarti - Y compris dans la profondeur, ou dans l'épaisseur....
Patrick Bouchain - Oui, mais dès que tu as un vide, ou un trou, comme la nature a horreur du vide, il faut que tu trouves le trou, pour que tout le monde s'engouffre dans le trou, et qu'éventuellement, le trou soit tellement plein qu'il va exploser ce qui est autour de lui, c'est-à-dire ce qui était vide. Parce que tu as raison, le vide, ça n'est jamais vide. Mais le vide, c'est quand même ce qui permet de le remplir. Il y a donc un acte dans le fait de remplir le vide. Et après, quand le vide est plein, c'est un plein. Ce qu'il faut, ce n'est pas essayer de vider le plein ; il faut dire : maintenant je reprends un autre vide, et puis tu te promènes de vide en vide, et quand tu te promènes de vide en vide, tu décloisonnes et tu ne te promènes que dans la porosité.
Raymond Sarti - La porosité c'est l'infiltration. Donc, c'est s'infiltrer.
Patrick Bouchain - Pour moi, comme j'étais militant au Parti communiste, j'étais suivi par des membres de l'OCI (1), qui m'avaient "infiltré" pour essayer de savoir ce que je faisais. Je les ai trompés : au lieu de me cacher, je leur ai dit : "attendez, vous pouvez assister à tout, même aux réunions de cellule. J'ai été candidat dans le 6ème arrondissement de Paris, je faisais des débats, parfois il n'y avait que trois ou quatre personnes, un copain à moi, sa copine, et le type des Renseignements généraux. Je disais : "bon, on ne fait pas le meeting ce soir, on va boire un coup, et j'invitais l'officier des Renseignements généraux. Il venait pour ramener des informations sur moi, mais en fin de compte, à la fin de la soirée, j'en savais plus sur mes "concurrents", parce qu'il me racontait tout... .
Raymond Sarti - Je parlais de porosité parce que justement, si l'eau ne rentre pas, il n'y a pas de vie, il ne peut pas y avoir d'éclosion. Si on construit des endroits stériles non poreux, on ne favorise pas la vie. C'était pour arriver , après la porosité, à la question de la relation pour revenir sur ce que tu disais : le fait de ne pas finir un lieu. Laisser, c'est une manière de transmettre et de fertiliser, pour que l'autre puisse se l'accaparer et puisse continuer.
Michel Strulovici - C'est la mission des hommes. Les hommes sont là pour réparer le monde.
Jean-Marc Adolphe - Je voudrais revenir quand même sur la question de porosité et sur ce que vient de dire Raymond Sarti sur cette notion de relation. Il me semble que tu as répondu en parlant principalement de l'espace et des espaces. La porosité, c'est en grande partie la peau, cette enveloppe corporelle, cette membrane qui nous permet de recevoir et aussi de donner, et de ressentir. Dans les lieux sur lesquels tu as été amené à travailler, est-ce que tu as pensé pas seulement à "l'habiter", mais aussi à la question de la membrane, de l'enveloppe, de l'extériorité ?
Patrick Bouchain - La première chose qui m'intéresse, c'est la rencontre de quelqu'un. Je suis curieux. Souvent, on me dit de faire attention, parce que je rencontre des gens "atypiques". Mais justement, c'est pour ça que je rencontre ce "quelqu'un", c'est parce qu'il y a quelque chose qui ne marche pas. C'est infime, parfois même invisible. Et pour que je rencontre ce "quelqu'un", je ne vais pas faire une psychanalyse, je ne suis pas psychanalyste, je vais faire quelque chose avec cette personne. Et pour ça, je ne vais pas l'amener à moi, je vais aller chez lui. Je vais, en fin de compte, me forcer à faire quelque chose avec cette personne pour voir si ce que j'ai compris, c'est la chose la plus importante, s'il n'y a pas quelque chose de caché. Parce que quand même, j'appartiens à un peuple qui a été exterminé.
Du coup, quand tu cherches ça, il y a tout. Ça peut être une relation amicale, une relation amoureuse, une relation de travail, une relation pour répondre à une question, une relation peut-être pour ensemble... On me dit tout le temps : "mais ce que tu fais, c'est trop petit, tu t'occupes du minable". Alors, j'ai dit : "Vous allez voir, je vais changer d'échelle". J'ai commencé à faire un inventaire de tous les terrains abandonnés, qui ont perdu toute valeur, au sens commercial du terme. Un jour, un copain, qui était premier adjoint, devient maire de Rennes [Daniel Delaveau, maire de Rennes de 2008 à 2014 - NdR]. Il me dit : "il faut que tu travailles à Rennes". Je lui réponds : "je ne vais pas travailler à Rennes, mais je vais te poser une simple question. Connais-tu tous les bâtiments désaffectés de ta ville ?"
-"Ben non".
-"Écoute, on va faire un truc très simple. On va faire un inventaire des bâtiments désaffectés, tu vas demander à tes services, et ensemble, on fait l'analyse."
Au bout de trois mois, pas un dossier ne remonte. J'appelle le directeur général des services : "qu'est-ce que c'est que cette histoire ?"
-"Ah, c'est compliqué..."
-"Allez, je ne veux pas tout, j'en veux sept".
Il leur a fallu trois mois de plus. Sur les sept lieux qu'ils ont fini par identifier, le nouveau maire, Daniel Delaveau, n'en connaissait que trois. Dans le dossier, tu t'aperçois que les quatre lieux qu'il ne connaissait pas ont pourtant fait l'objet de délibérations au conseil municipal pour un projet, une subvention, pour réaffecter tel ou tel bâtiment. Entre temps, il y a eu un changement de majorité, quelqu'un a dit que ça coûte trop cher... Alors je me suis dit : je vais prendre une journée pour visiter ces sept lieux avec le maire. on visite tous ces lieux, tous hyper-intéressants... Parfois tu rencontre le concierge : "ah, monsieur le Maire, comme je suis content de vous voir."
Et l'un de ces lieux, c'est la fac de sciences. Rennes, c'est quand même une ville universitaire depuis le Moyen-Âge ; la fac de sciences a été construite au 19ème siècle. Mais un jour, quelqu'un a dit "on va faire un "pôle d'excellence, un cluster", et ils ont fait ça à la périphérie. La fac de sciences s'est donc vidée petit à petit. Et c'est les petits commerçants qui viennent se plaindre parce qu'il n'ont plus de clients....
Alors, je dis au maire : "moi, je le prends, ce bâtiment".
-"Quand même, c'est un peu gros, je n'ai pas d'argent".
-"Tu me donnes des clés, tu ne t'en occupes pas, je prends le bâtiment. Ils avaient coupé l'électricité, le chauffage et tout."
-"Donnez la clé à Patrick".
Mais trois mois après, je n'avais toujours pas la clé, parce que celui qui m'aurait donne la clé aurait porté cette responsabilité. J'ai dit au maire : "écoute, on fait une séance spéciale, tu convoques la presse, et tu me remets la clé, posée sur un coussin en velours". On a fait ça, c'était assez drôle... Ensuite, j'ai trouvé la solution pour avoir quelqu'un qui travaille avec moi, quelqu'un qui n'avait plus de travail et qui allait pouvoir habiter là. Un mois après, je reviens à Rennes, je voulais visiter le lieu, et elle me dit :
-"je n'ai pas la clé".
-"Comment ça, tu n'as pas la clé ?"
-"Je l'ai donnée à quelqu'un d'autre".
La fille à qui elle a donné la clé s'appelle Marianne, elle est syrienne, d'Alep, ses parents, médecins, sont des palestiniens chrétiens qui ont quitté la Palestine en 1948, et ils ont élevé leur fille en Europe. Elle-même avait donné la clé à un Syrien qui venait de quitter la prison à Damas et qui était en train de reconstruire sa cellule pour la filmer... Là, tu es sur le cul !
Après, j'ai fait des choses avec eux à la jungle de Calais. En fin de compte, il y avait des gens plus compétents que nous, des migrants qui avaient déjà organisé des camps au Liban, sur lesquels on a pu s'appuyer pour traiter la jungle, plutôt que d'envoyer des casseurs...
Tout ça pour te dire que toi tu crées ce fil... A Rennes, dans l'ancienne fac de sciences, je découvre qu'il y a au rez-de-chaussée un endroit de soins dentaires pour les plus pauvres. Et je vais voir le professeur, un professeur d'université hospitalier. Il me dit : "mais qu'est-ce que c'est que cette histoire, on ne va pas habiter avec vous, un squat !" Alors, je luis dis : "on va faire un truc ensemble, tu fais venir les anciens étudiants, les profs, moi je fais venir les gens et on fait une réunion publique. Et on va travailler sur la bouche (Je m'appelle Bouchain, quand même !). Quand même, le premier geste d'un enfant, c'est de tourner la bouche vers le téton de sa mère... On est arrivé à un programme universitaire sur la bouche qu'aucun professeur dentaire n'avait traité. En plus, on s'est rendu compte qu'il y avait des designers qui avaient une imprimante 3D, qui ont pu imprimer des dents et des appareils dentaires pour des gens pauvres.
Ce lieu, qu'on a appelé "Hôtel Pasteur", est devenu le premier équipement culturel de Rennes (2). Mais la maire qui a été élue après Daniel Delaveau m'a viré parce qu'elle pensait que j'avais trop de poids. J'ai dit : "écoute, si j'ai trop de poids, je m'en vais. Mais est-ce qu'après mon départ, ça marchera ?". L'Hôtel Pasteur, aujourd'hui, c'est le seul équipement où il y a à la fois une école maternelle, un centre de santé, des ateliers d'artistes; alors que ce bâtiment, les libéraux voulaient le vendre...
Jean-Marc Adolphe - Il y a dans les "tiers lieux" de ce genre, et je crois que c'est le cas à l'Hôtel Pasteur, une fonction essentielle qui est celle de la conciergerie.
Patrick Bouchain - Oui. J'avais travaillé avec Bernard Stiegler et une concierge qui était très performante dans les logements sociaux. Dans les logements sociaux, on a supprimé les concierges qui jouaient un rôle qui était quasiment celui d'assistantes sociales. On avait voulu rétablir la noblesse de la concierge. Et en effet, on a appelé ça "la conciergerie". Ce qui est drôle, c'est que Bruno Latour m'envoyait ses étudiants en arts politiques à Sciences Po. Etc'est l'une de ses étudiantes qui a repris la conciergerie de l'Hôtel Pasteur...
Raymond Sarti - Je voudrais revenir sur construire / reconstruire... On est quand même dans une période un peu curieuse où la construction des hommes sur cette planète pose question. Jusqu'où on va construire ? La construction ne passerait-elle pas par d'autres chemins, sans entrer dans la question de l'éco-conception ?
Patrick Bouchain - Dans le fait de construire, il n'y a pas obligatoirement réutilisation de matières nouvelles. Tu peux construire un autre rapport à ce qu'on te lègue sans que tu dépenses ; tu peux aménager, tu peux transformer en récupérant. Par exemple, on a fait une transformation de logements sociaux à Boulogne-sur-Mer. Démolir un logement social, c'est 40.000 €. Et construire un nouveau logement, c'est 110.000 €. L'opération ANRU revient donc en tout à 150.000 €. Au début, on fait les deux. Ensuite, on ne fait que démolir pour disperser la pauvreté. Là, c'était à côté de Outreau, on peut dire que c'est quand même un endroit complexe. On a décidé de ne travailler qu'avec l'argent de la démolition, sans démolir. Est-ce qu'avec 40.000 euros, on peut réparer et rendre habitable un logement social ? Tout le monde disait : c'est pas possible. J'ai demandé : est-ce que vous seriez prêt à le faire avec moi, et à donner 40.000 euros par logement ? Il y avait 60 logements, ça faisait donc 2,4 millions. A condition que je sois libre : j'ai demandé 2,4 millions dans une boîte à chaussures, etavec ça ça, je paie des gens, parce que là-bas, tout le monde travaille au noir. Au début, on m'ai dit que ce n'était pas possible. Mais j'ai quand même obtenu 1,2 millions comme ça, et le reste en appels d'offres.
Un jour, j'ai dit au Préfet : on ne va pas faire une opération de soixante ogements, On va faire soixante opérations d'un logement. Il me dit : "c'est la même chose". Mais non, pas du tout... Et le type de la Caisse des dépôts et consignations : "on ne va quand même pas faire 60 dossiers ?" Maissi, on l'a fait. Et un jour, tu frappes à la porte, tu dis "bonjour Georgette, les maisons, on ne les démolit plus".
-"Ah, ben c'est une bonne nouvelle, tiens, encore une promesse qui sera pas tenue".
"-Mais, Georgette, on a 40.000 euros".
"-Putain, vous avez 40.000 euros ! On a gagné au loto ! 40.000 euos, pour réparer la maison !"
-"Attends, Georgette, on va le faire ensemble, parce que 40.000 euros, c'est du boulot. Donc, tu préfères une salle de bain avec du carrelage ou de la laque ?"
-"Ah ben, je sais pas moi, qu'est-ce qui est le moins cher ?"
-"La laque. Mais après, tu préfères du papier peint ou de la peinture ? Et puis la moquette, tu veux de la moquette ?"
A un moment donné, c'est un truc incroyable, parce qu'on fait un travail anthropologique. On ne comprend rien : l'Office HLM nous dit que c'est Jojo qui habite là. Main non, Jojo n'est pas là. On nous dit : "oui, parce que Jojo, il a changé de femme. Maintenant, il habite avec Georgette. Enfin, Georgette c'est sa sœur. Etc. On va voir l'Office HLM, on dit : "ça nous sert à rien. On sait qui habite là-bas. Il n'y en a pas un qui est dans votre liste". On a donc tout reconstitué et on a refait un vrai travail. Le facteur est repassé, les ordures sont repassées, on a ravalé les maisons. On a fait les plannings au jour le jour. Pas de barrières de chantier, pas de contrôle, pas de pilote. On a fait toutes ces économies-là.
Non seulement on n'a pas démoli les maisons, mais je ne cacherai pas qu'on a fait de la plomberie avec des choses qu'on a récupérées en déchetterie. Donc ça veut dire qu'on a même fait du réemploi, mais pas de manière théorique, on a fait du réemploi comme ils le font entre eux, parce qu'ils n'ont pas d'argent. Et on a même fait une aire de jeu par un grand architecte japonais, qui est venu spécialement... Le maire m'a dit : "Mais tu es angélique... Tu crois qu'ils vont garder l'air de jeu ? Ils pètent tout, ces gens-là, ils pètent tout !". Alors j'ai demandé aux habitants : "Il paraît que vous pétez tout ?". Ils me disent : "ben oui, on pète tout, on se fait chier, on pète tout, voilà". Je leur ai dit : "on va faire une aire de jeu, en bois flotté, qu'on on va aller ramasser sur la plage, et en septembre, vous avez le droit de la démonter pour vous chauffer avec." On n'a pas eu un seul truc d'abîmé jusqu'en septembre, et puis ensuite, toute l'aire de jeu est passée dans les poêles.
Michel Strulovici - Est-ce que tu fais école ?
Patrick Bouchain - Non. Enfin,si... J'ai formé des personnes.
Michel Strulovici - Ça fait boule de neige, cette manière de faire.
Patrick Bouchain - Oui, oui, ça fait boule de neige. Ça fait école, on va dire comme ça. Et ça donne un peu de plaisir à des gens qui ne voient pas beaucoup l'avenir, ça les rend peut-être plus aguerris pour affronter une situation.
Michel Strulovici - Il y a un mot qui plane quand même tout autour de nous. C'est le mot "capitalisme". Qu'est-ce que tu en fais, du mot "capitalisme" et de sa réalité ?
A suivre...
NOTES
(1). L'Organisation communiste internationaliste (ou OCI) est une organisation trotskiste française fondée à partir d'une ancienne scission en 1952 du Parti communiste internationaliste que dirigeait Pierre Boussel, dit « Lambert » qu'il a quitté avec une majorité de ses militants.
(2). L’Hôtel Pasteur est un lieu situé en Bretagne, au cœur de Rennes dans lequel se vit au quotidien une expérience collective. Cette ancienne faculté des sciences réinvestie est le fruit d’une période d’expérimentation commencée avec une Université Foraine en 2012, qui est aujourd’hui portée par une association collégiale composée d’acteurices du territoire. Défendu comme un « commun », il donne accès à des espaces de travail, d’apprentissage et d’expérimentation et soutient l’émancipation individuelle et collective. Il permet aussi bien de concrétiser une idée, que de se donner la possibilité de faire un pas de côté par rapport à son cadre habituel. Il favorise la rencontre et l’entraide. /www.hotelpasteur.fr
A SUIVRE : Cinquième séquence, dimanche 23 février : "Pour une école de terrains"
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