
Le Lieu Unique, à Nantes. Photo Nicole Condorcet
Second volet du grand entretien avec l'architecte Patrick Bouchain : qu'est-ce que "construire", et pourquoi vaut-il mieux construire que détruire ? Avec un retour sur l'épopée du Lieu Unique à Nantes : comment quelqu'un qui n'a même pas de diplôme d'architecte est retenu pour la transformation d'une usine désaffectée en un équipement culturel d'un genre nouveau...
Entretien avec Patrick Bouchain / seconde séquence
(Première séquence : "Ensemble", ICI)
Transcription de l'entretien
Michel Strulovici - Tu es urbaniste, et architecte et beaucoup d'autres choses.... Construire / déconstruire, c'est un choix contradictoire ?
Patrick Bouchain - D'abord, j'ai fait mon service militaire par hasard au titre de la coopération en Afrique, et j'ai été un nouvel habitant de la Terre après avoir vu un continent comme l'Afrique. En Afrique, on ne sait pas vraiment si on construit ; en fin de compte, on habite, et en habitant, on cultive, en habitant, on construit. Mais on cultive et on construit quelque chose qui est très éphémère, qui est très fragile. Et on répare. On répare sa maison après la saison des pluies, par exemple ; on répare la maison après un ouragan. On est sans cesse en train de remettre sur le métier l'ouvrage. Je me suis rendu compte à ce moment-là que je ne voulais pas utiliser le mot "construire", ni "déconstruire", mais je voulais en effet lutter contre le mot "détruire". Je trouvais qu'il y avait une destruction du monde, une destruction de l'organisation sociale, et c'est pour ça qu'ensuite j'ai appelé mon agence "Construire". Et après, lorsque j'ai pris ma retraite anticipée, puisque l'Ordre des architectes m'a attaqué au pénal parce que je n'avais pas mon diplôme, et qu'il fallait que je prenne ma retraite pour ne pas aller en prison, pour port abusif du titre d'architecte, j'ai appelé mon agence "Reconstruire". Donc je commence toujours en disant : construire c'est plus positif que détruire, et peut-être que construire, si on le fait bien, c'est peut-être construire la société, construire les rapports sociaux, etc.
C'est pour ça que j'ai commencé à dire très tôt que je ferai des chantiers écoles, et je ferai des chantiers ouverts au public, alors que normalement, le chantier est interdit au public ; des chantiers ouverts au public qui seront donc des lieux de la rencontre, de la main et de la tête, puisqu'il n'y a pas de pensée sans un acte manuel, et il n'y a pas d'acte manuel sans pensée. C'est vrai que j'ai découvert que c'était pour moi un prétexte pour faire de l'architecture, mais ce prétexte oblige à se réunir ensemble pour un acte commun, qui est donc de construire, qui réunit des savoirs divers par obligation et non pas par idéologie, par nécessité. C'est pour ça que j'ai fait de très grands chantiers où je faisais exprès de ne pas faire de plans. C'est-à-dire que j'avais un plan dans la tête et j'utilisais le langage plutôt que le dessin pour transmettre l'idée. A ce moment-là, la conversation arrive. Et dans la conversation, je dessine parce que c'est mon outil principal.
En général, il y a toujours quelqu'un qui dit "je ne sais pas dessiner". Mais tout le monde sait dessiner, plus ou moins bien, comme on parle plus ou moins bien... Je disais tout le temps : je me rapproche par la main qui dessine, de la main qui construit. J'ai des cahiers, qui est sont une sorte de "main courante", et on dessine le projet. Ça peut être avec un habitant "plaignant", comme un habitant élu, comme un habitant futur utilisateur, ou comme un habitant futur constructeur, futur ouvrier de la chose à construire...
De gauche à droite : Lefèvre Utile, affiche de l’exposition universelle 1900, collection familiale ;
l'atelier de conditionnement de l'usine LU, avec une nombreuse main d'œuvre féminine (avant 1900,
l'effectif de l'usine atteignait 1800 personnes), collection familiale ;
le Lieu Unique en 2005, photo Nicole Condorcet.
Je pense avoir créé une jurisprudence, parce que je n'ai jamais fait de concours d'architecture, et je ne peux pas accéder à la commande publique en tenant ce discours, mais à Nantes, lorsqu'il y a eu le concours pour le Lieu Unique, Jean Blaise (1) voulait un lieu, et on lui a donné une usine désaffectée, l'usine LU, le fabricant de biscuits... Jean Blaise avait écrit un petit programme, qui avait été perverti par un "programmiste" qui avait écrit un truc de trois cents pages, et lorsqu'il m'a dit "voilà, il faut faire le concours", je lui ai répondu que non, je ne ferai pas le concours ; on ne peut pas me parler comme ça, on ne peut pas me dire qu'il faut mettre des prises dans les bureaux, si je ne sais pas qu'il faut mettre des prises dans les bureaux, je ne fais pas ce métier. Je préfère qu'on me dise ce qu'on fait dans le bureau, par exemple. Alors, Jean Blaise me donne son programme, qui tient en dix pages. La première chose, c'était : il ne devra pas y avoir de gardien ni d'agent de sécurité. Ensuite, il dit : la première personne à qui on s'adressera, ça devra être un barman, et après, on ne devra pas séparer les publics, c'est la même entrée pour les techniciens, pour les gens qui ne viendraient là que pour boire un coup, pour les gens qui viendraient là acheter une place, voire des gens qui viendraient juste se mettre au chaud; et on mettra dans cet équipement culturel une crèche pour que des jeunes enfants en poussettes rentrent par la même porte... J'ai trouvé ça tellement bien que, dans ces conditions, j'accepte de répondre, mais pour en faire un acte politique, et je ne réponds pas au programme.
J'ai donc été retenu pour concourir, le tirage au sort décide que je passe le premier, et je fais donc une déclaration politique. Bien sûr, dans les jurys, il y a beaucoup de personnes, il y a un élu, le premier adjoint, et des gens compétents, architectes et autres. J'ai raconté comment je ferais. On a une demi-heure... Au bout de 20 minutes, le président du jury dit : "OK, ce que vous nous dites nous intéresse beaucoup, mais quel est votre projet ?". Et je réponds : "je ne comprends pas, ça fait vingt minutes que vous m'écoutez, et c'est le projet. Alors, il dit, "oui, d'accord, mais nous, on veut un projet dessiné". Et je lui dis : "mais comment voulez-vous que je dessine quelque chose alors que je ne vous connais pas ? Je ne dessinerai que lorsque je vous aurai vu un peu plus précisément." - "Bon, écoutez, c'est très intéressant. Merci monsieur". Et là, je suis parti. Mais le soir, on m'informe que j'ai recueilli dix-sept voix sur dix-huit (à l'exception de celle du président du jury), tout me disant que j'étais hors-concours. J'en ai parlé à Jack Lang [alors ministre de la Culture - NdR], qui m'a dit : "oui, vous avez raison, je vais en parler à Ayrault" [alors maire de Nantes]. Il lui a fait passer un petit mot à l'Assemblée nationale en lui disant : "vous devriez rencontrer Patrick Bouchain avant de prendre la décision", puisqu'en général, en démocratie c'est comme ça, c'est le conseil municipal qui entérine le choix et la proposition du jury.
Jean-Marc Ayrault a accepté de me recevoir dans son bureau, comme vous pouvez l'imaginer, très durement... Je lui ai dit des choses près simples : "un, votre budget, je peux faire la même chose pour la moitié, je laisserai la moitié dans les bras de Jean Blaise, parce que tout bâtiment fini ne convient jamais à l'utilisateur, c'est donc lui qui le finira; moi, je ne ferai que la mise aux normes. Ensuite, le prix que je pratique n'est pas du tout un prix farfelu. Je fais des usines et je ne vois pas pourquoi les usines et les centres commerciaux ont un prix au mètre carré qui est le tiers du prix d'un équipement culturel. Donc le prix que je vous donne, c'est un prix réel." Il m'a dit : "Eh bien, dans ces conditions, je vous retiens". C'est assez drôle, parce que comme il était quand même inquiet de cette décision, il m'a mis sur le dos tous les services : le directeur général des services, l'adjoint à l'urbanisme, l'adjoint à la culture, l'adjoint aux travaux, la personne responsable de l'handicap, je ne sais plus qui d'autre..., et du coup j'en ai fait un exercice de préparation politique, d'une décision politique de construire un équipement culturel avant le premier dessin. Et je me suis dit : mais pourquoi on ne fait pas tout le temps ? On avait choisi comme agent en marché celui qui (achète, tout ce que la commune commande) un instituteur d'une très grande rigueur intellectuelle et financière. Je suis devenu copain avec lui, et je lui dis : "tu verras, ça sera très dur, parce que quand on va faire l'appel d'offres, les entrepreneurs vont faire exprès de répondre sur la base de prix d'un équipement culturel". De fait, le premier appel d'offres a été infructueux : trois fois plus cher. Pareil pour le deuxième appel d'offres : deux fois trop cher. Après deux appels d'offres infructueux, on a le droit à ce qu'on appelle un marché négocié : c'est-à-dire qu'on peut rencontrer les entreprises et négocier directement avec elles. Je suis allé voir les entreprises chez elles, une par une, pour négocier. Sinon, on achète du travail et on ne sait pas à qui on achète, on ne sait rien des conditions de travail dans l'entreprise, etc.
Jean-Marc Adolphe - En fait, tu fais partie de la famille des renards. Tu es un rusé... Un jour, il faudra faire un texte sur l'intelligence de la ruse. Mais on est en conversation depuis près d'une demi-heure, et on n'a pas encore parlé de sexe...
(A suivre au prochain épisode)
NOTES
(1). De 1987 à 1999, Jean Blaise dirige à Nantes le Centre de recherche pour le développement culturel. Au début des années 1980, la ville compte peu de structures culturelles et la culture est rattachée au service municipal de l’éducation. Le maire socialiste Alain Chenard décide, avec le concours de l’État (socialiste) de créer ce qui aurait dû être une Maison de la culture d’inspiration Malraux. Pour la préfigurer, ils font appel à Jean Blaise, qui s’inscrit dans les réseaux de l’action culturelle et qui vient de créer un centre culturel à la Guadeloupe. Mais aux élections municipales de 1983, le mandat d’Alain Chenard n’est pas renouvelé et Michel Chauty, sénateur RPR, est élu. La nouvelle municipalité ne souhaite pas soutenir une structure initiée par la gauche. Dans ce contexte de clivage politico-culturel, les milieux politiques et culturels socialistes se mobilisent. Jean Blaise s’allie aux élus socialistes des communes voisines de Nantes pour créer un syndicat intercommunal à vocation culturelle, le Centre de recherche pour le développement culturel (CRDC). En voulant montrer « ce que peut être une culture de gauche », ce syndicat se donne une vocation de « résistance culturelle » dont l’objectif avoué est de soutenir les socialistes aux élections municipales de Nantes en 1989. (Source : Laura Delavaud, "Espace politique/espace culturel : les intérêts d'une alliance. L’art contemporain à Nantes", revue Terrains et travaux, n° 13, 2008. ICI)
A SUIVRE : Troisième séquence, lundi 17 février : "Faire lieu"
Parce que vous le valez bien, les humanités ce n'est pas pareil. Pour continuer à cultiver des lucioles, en sortant des sentiers battus si nécessaire, dons (défiscalisables) ou abonnements ICI
Un article très intéressant qui va de la même sens que le travail de ma belle-fille dans la ville d'Anvers. Elle travaille à apporter la verdure dans la ville et créer au sen de ceux-ci des endroits de convivialités!