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Pacifisme aujourd'hui, guerre demain ?

Photo du rédacteur: Michel StruloviciMichel Strulovici

Dessin : Gargalo (Portugal) / Cartooning for Peace


Ce mercredi 12 mars à l'Assemblée nationale, a été votée une nouvelle résolution de soutien à l'Ukraine. Le Rassemblement national s'est abstenu, et la France insoumise et des députés communistes ont voté contre, estimant à l'instar de la députée de Paris Sophia Chikirou (par ailleurs mise en examen le mardi 24 septembre 2024, pour “escroquerie aggravée”, dans l’affaire des comptes de campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2017) qu'un tel soutien à l'Ukraine allait « nourrir les hostilités ». Qu'arrive-t-il à une partie de la gauche française ? À l'entendre sur la guerre en Ukraine - citant Jaurès à tort et à travers et sautant des chapitres entières de son histoire, comme si ni l'un ni l'autre ne lui avaient rien appris - on penserait qu'elle s'oublie. Mémoire courte, ou sélective ? Du "vrai" Jean Jaurès de l'Armée nouvelle à l'indigné Maurice Thorez de l'accord de Munich 1938, en passant par les républicains anti-franquistes de la guerre d'Espagne, voici une petite - et salutaire - piqure de rappel, par Michel Strulovici.



« Tout compromis repose sur des concessions mutuelles, mais il ne saurait y avoir de concessions mutuelles

lorsqu'il s'agit de principes fondamentaux. » 

Gandhi, in Magazine Harijan (1)

 

Dans cette période de crise aiguë, de conflit ouvert en Ukraine ou de guerre hybride sur le reste du continent, « paix » est devenu le terme clé de tous les discours de nos hommes politiques. Dans notre pays, terrain des deux guerres mondiales, où 30.000 monuments aux morts sont érigés au cœur de nos villes et villages, le mot « paix » prend une résonance particulière. L'affrontement idéologique sur ce mot, sur les multiples moyens de l'obtenir, sur sa définition même, parcourt notre histoire. À droite, au centre et à gauche de notre arc politique, il n'est aucun dirigeant politique qui, aujourd'hui, ne le brandisse en oriflamme. Mais faut-il encore que les propos des uns et des autres, sur la guerre et la paix, renvoient à une forme de cohérence avec sa proclamée appartenance idéologique et avec le passé de sa formation politique.


Écouter François Fillon, par exemple, peut faire douter de son positionnement "gaulliste", pourtant constamment revendiqué. Quel camp aurait donc choisi, en 1940, celui qui, aujourd'hui, appuie sans complexe l'agresseur russe et lui trouve nombre d'excuses : Londres ou Vichy ? L'ancien Premier ministre n'explique-t-il pas, dans une interview accordée à l'hebdomadaire Valeurs actuelles, dans son numéro du 5 mars (ICI) : « Les rodomontades inefficaces des Européens, l’accumulation jusqu’à l’absurde des sanctions, l’inutile inculpation de Vladimir Poutine par la Cour pénale internationale, tout a été fait pour rendre définitive la rupture avec la Russie ». Quant au président ukrainien Volodymyr Zelensky, ajoute-t-il, « il n’est pas le héros irréprochable magnifié par des Européens auxquels il procure le frisson d’un combat pour la liberté par procuration. Il a sa part de responsabilité dans le déclenchement de la guerre et il refuse aujourd’hui d’arrêter une guerre qu’il ne peut pas gagner ». Il n'est pas étonnant de trouver le même son de cloche (du Kremlin) dans les discours de Marine Le Pen et de Jordan Bardella…

Pour le leader des Insoumis, Poutine est absous et les agresseurs sont à chercher prioritairement du coté de l'Otan et des États-Unis

De l'autre coté de l'arc politique, l'analyse de Jean Luc Mélenchon n'utilise pas les mêmes mots mais ressemble, sur le fond, à celle de Fillon. Pour le leader des Insoumis, Poutine est absous et les agresseurs sont à chercher prioritairement du coté de l'Otan et des États-Unis. Un mois avant le début de l'invasion, le 18 janvier 2022, dans Le Monde, il expliquait : « Les Russes mobilisent à leurs frontières ? Qui ne ferait  pas la même chose avec un voisin pareil, un pays lié à une puissance qui les menace continuellement ? On continue les vieilles méthodes de la guerre froide. Or, la politique antirusse n’est pas dans notre intérêt, elle est dangereuse et absurde. Le maître-mot est la désescalade. […] Pour quelle raison devrions-nous assumer les querelles des Lettons ou des Estoniens avec la Russie, qui durent depuis mille ans ? Pourquoi devrions-nous garantir les frontières physiques de l’Ukraine ? Je veux une France non alignée, altermondialiste. » (2)


L'agression russe déclenchée, l'émoi de l'opinion se manifestant, Jean Luc Mélenchon fait évoluer sa rhétorique. Mais avec une constante. Pour lui, les vrais coupables du déclenchement de cette guerre sont toujours les mêmes, les USA et les Européens. Sur son blog, à la date du 1er mars 2025 (ICI), le dirigeant insoumis affirme notamment : « Avec la fin de l’Union soviétique, tous pensaient la Russie vaincue pour toujours. Les gouvernements européens ont cru qu’ils pouvaient rejeter et narguer sans conséquence la Russie. Quand les Russes se pensaient prêts à être intégrés, les Européens ont suivi le parti-pris des politiciens des USA en manque d’ennemis pour justifier leur domination sur le monde. Voilà le bilan. Ils ont diabolisé Poutine et pour finir, ils ont cru à leur propre propagande : ils pensaient n’en faire qu’une bouchée. Ils continuent dans l’illusion avec moins de moyens que jamais. »


Poutine diabolisé, voilà donc l'origine de la tragédie en cours. Jean Luc Mélenchon n'a donc rien entendu, non seulement des discours du Tsar et de ses proches, mais il refuse de prendre en compte l'idéologie impérialiste, suprémaciste, raciste de Poutine. Comme session de rattrapage, je lui conseille de lire, avec attention, les documents publiés et analysés par les humanités sur les théories en cours au Kremlin. Mais il faut dire que la rhétorique de la victimisation de l'agresseur plaît beaucoup au sein du mouvement insoumis. Nous savons combien le Hamas en a largement profité.

Sur la compréhension de la nature impérialiste de la camarilla au pouvoir au Kremlin, sur sa dangerosité pour les Droits internationaux, sur la menace qu'il fait peser sur tous les États européens, nombre de militants de gauche ont encore du chemin théorique à parcourir.

Fabien Roussel ne tombe pas dans ce travers. Il condamne, dans un communiqué, le 5 mars dernier, « l'agression russe » qualifiée de « criminelle et injustifiable ». Mais dans cette même déclaration, le dirigeant du PCF, appelle « à la désescalade militaire » (3). Comment l'obtenir si l'agresseur renforce sa puissance militaire et ne veut rien céder des territoires volés à l'Ukraine ? Mettre l'arme au pied dans ces conditions, cela ne s'appelle-t-il pas capituler ? Le proposer comme Fabien Roussel, peut laisser entendre que Poutine serait sensible à ce genre d'appel ? Ou celui-ci s'adresserait-il à Zelensky et reprendrait ainsi la problématique de Trump-Vance sur sa responsabilité dans la poursuite du conflit et l'arrivée d'une troisième guerre mondiale ?


Sur la compréhension de la nature impérialiste de la camarilla au pouvoir au Kremlin, sur sa dangerosité pour les Droits internationaux, sur la menace qu'il fait peser sur tous les États européens, nombre de militants de gauche ont encore du chemin théorique à parcourir. Je ne saurai trop leur conseiller, pour éviter les erreurs d'analyse qui produisent des désastres, de suivre les avertissements de Lénine à regarder de près les réalités car « les faits sont têtus », et  de ne jamais oublier les recommandations du Père fondateur : « L'âme vivante du marxisme, c’est l’analyse concrète d’une situation concrète » (in Le Développement du capitalisme en Russie,1899).


A Odessa, le 11 mars 2025, après un bombardement de l'armée russe.

Photo Oleksandr Gimanov / Ukrainian Association of Professional Photographers

 

Et c'est un événement inédit, qui sort d'on ne sait où, sur lequel cette gauche devrait exercer son talent léniniste plutôt que de faire de la danse sur place théorique. Ces opposants traditionnels de l'OTAN et de son mentor américain sont, en effet, fort troublés par le chamboulement international en cours qui défraie la chronique. Comment comprendre la mise au rencard, la liquidation même de cette alliance militaire américano-européenne par le Président des États-Unis lui-même ? Car c'est bien Trump qui suicide ce Traité, né à la fin de la seconde guerre mondiale.


Aussi les schémas habituels et les répétitions de formules toutes faites sur la nature de l'impérialisme américain qu'égrènent les discours de la gauche de rupture, rendent l'analyse de ce nouveau monde incompréhensible. Comment interpréter le flirt éhonté entre l’État impérialiste numéro un et son ennemi de toujours ? Comment peut-on ne pas prendre en compte l'inanité de certaines positions théoriques de la gauche face à ce nouveau partage du monde en cours ? Comment penser cet espace européen en guerre dont nombre de citoyens se vivent en état de danger immédiat ? Je pense ici prioritairement aux Suédois, traditionnellement neutralistes et qui ont basculé dans une politique de réarmement et d'adhésion à l'OTAN devant le danger de l'impérialisme russe. J'entends encore Olof Palme [Premier ministre de Suède de 1969 à 1976 et de 1982 à sa mort, en 1986 - NdR] me dire en interview son refus clair et net de la politique des blocs !


Comment conjuguer aujourd'hui notre Défense nationale et celle de nos voisins et alliés ? Est-il nécessaire de retrouver un budget militaire à la hauteur des enjeux ? Faut il recréer un service national ? Quels sont les moyens à investir dans l'instauration d'une sécurité pacifique pour notre vieux continent alors qu'à sa porte, le Tsar et les gangsters qui l'entourent brandissent la foudre nucléaire comme ils respirent ?

La manière dont les forces politiques françaises se déterminent sur l'analyse de ce monde nouveau engage leur responsabilité sur de quoi sera fait notre avenir : indépendance ou, à terme, vassalisation.

Cet immense remue ménage international, cette remise à l'heure des horloges théoriques débutent avec cette guerre imposée à l'Ukraine, et se prolongent avec la volonté russo-américaine du dépeçage de cette nation indépendante. Si le trouple Trump-Musk-Poutine l'emporte, nous n'en serons qu'au début d'un redécoupage de la planète, par tous les moyens possibles, par des impérialistes, unis pour l'heure, en guerre mondiale à demeure. Bientôt ?


La manière dont les forces politiques françaises se déterminent sur l'analyse de ce monde nouveau, sur leur soutien à Kyiv ou à Moscou, ou à personne, ce qui revient à appuyer Poutine, engage leur responsabilité sur de quoi sera fait notre avenir : indépendance ou, à terme, vassalisation.


Les "pacifistes" nous affirment qu'il faut tenir une Conférence internationale de Paix. Oui, certes. Il existe même une organisation internationale pour cela. Elle s'appelle l'ONU. Mais, les votes en Assemblée générale contre l'agression russe ont-ils bougé d'un iota la guerre de Poutine, les bombardements de civils, la destruction de toutes les infrastructures ukrainiennes, le retour dans leurs familles de milliers d'enfants ukrainiens enlevés ? Pour que cette conférence internationale aboutisse, faut-il taire la question de l'intégrité du territoire ukrainien et celle des crimes dignes d'un tribunal international commis contre la population ?


Anja Rožen, collégienne de treize ans de Ravne na Koroškem, en Slovénie, est la lauréate 2025 du Grand prix du Concours d’affiches

de la paix du Lions Clubs International (parmi 600.000 enfants à travers le monde) avec cette affiche qu'elle commente ainsi :

"Mon dessin représente la terre qui nous lie et nous unit. Les êtres humains sont tissés ensemble. Si l’un renonce, les autres vacillent.

Nous sommes tous connectés à notre planète et les uns aux autres, mais, hélas, nous en sommes à peine conscients.

Nous sommes entrelacés. D’autres tissent, à mes côtés, le fil de ma propre histoire, et je tisse la leur."


Le cessez le feu exigé par les "pacifistes" veut-il sous entendre le dépeçage des territoires envahis acquis ? Ce qui est exigé des Israéliens, souvent par les mêmes pacifistes, pour Gaza et la Cisjordanie occupée serait hors de propos pour l'Ukraine ? Cette conception de la Paix sans la justice, proposée par cette gauche dite de l'émancipation et/ou de la Révolution, m’apparaît en contradiction totale avec sa propre histoire et les valeurs qui ont irrigué et bâti ses partis et ses organisations.


Pour mieux me faire comprendre, je veux ici rappeler quelques événements historiques, parmi les plus marquants de ce passé commun des progressistes. Des faits, certes anciens, mais éclairants. Tout particulièrement pour les oublieux volontaires ou pour les ignorants. Il n'est pas inutile de se souvenir des grands classiques. Notamment de cet aphorisme du grand historien Marc Bloch : « L'incompréhension du présent naît fatalement de l'ignorance du passé. Mais il n'est peut être pas moins vain de s'épuiser à comprendre le passé si l'on ne sait rien du présent. » (Apologie pour l'Histoire)

Jaurès et la guerre


Pour l'heure, une partie des militants pacifistes de gauche aiment à utiliser des formules de Jaurès, sorties de leur contexte et censées soutenir leur propos. Leur "citationnisme" s'apparente à un travail de réducteurs de textes et de têtes. Ce qu'ils font dire au grand dirigeant socialiste frise l'indécence idéologique. Car comment osent-ils utiliser les avertissements de Jaurès, au début du XXe siècle, sur la responsabilité partagée des divers impérialismes (allemand, français, britannique, russe, autrichien) dans la montée des tensions en Europe, avec la résistance de l'Ukraine à l'agression de son impérial voisin ? Comment se donnent-ils le droit de s'appuyer sur Jaurès pour expliquer la nécessité pour les Ukrainiens de déposer les armes afin d'éviter au monde la guerre nucléaire, reprenant, en quelque sorte, l'admonestation de Trump à Zelensky dans le Bureau ovale ?


Il nous faut donc citer ici quelques textes de Jaurès tirés de son ouvrage fondamental L'Armée nouvelle. Une rectification nécessaire pour ses supposés héritiers qui ont oublié de le lire et le réduisent à des slogans. Dans cet ouvrage, écrit en 1910, Jaurès travaille sur la recréation d'une armée populaire, une nation armée comme celle de la Révolution française. Il y expose avec précision, jusqu'au détail, ses théories sur la stratégie et la tactique militaires, sur les questions de la défense nationale, dans une période où montent les tensions entre la France et l'Allemagne. Jean Jaurès n'est en rien ce personnage qui refuse le recours aux armes en cas d'agression. Il explique notamment : « Un peuple qui, voulant la paix, en a donné la preuve à lui-même et au monde ; un peuple qui, jusqu’à la veille de la guerre, a offert de soumettre le litige à l’arbitrage de l’humanité civilisée, un peuple qui, même dans l’orage déchaîné, demande encore au genre humain d’évoquer à lui le conflit, ce peuple-là a une telle conscience de son droit qu’il est prêt à tous les sacrifices pour sauver son honneur et sa vie. Il est résolu à la résistance indomptable et prolongée ». (4)

 

Républicains espagnols au cœur


Autre rappel du passé, qui fait particulièrement sens aujourd'hui, la guerre civile d'Espagne (1936-1939) et ses répercussions dans notre pays.


En février 1936, une coalition de Front populaire emporte les élections à Madrid. Ce large rassemblement inclut notamment le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), le Parti communiste d'Espagne (PCE), le Parti ouvrier d'unification marxiste, d'inspiration trotskyste (le POUM), la Gauche républicaine, les syndicat UGT (Union générale des travailleurs) et CNT (proche des anarchistes).


Face au coup d’État du général Franco, le 17 juillet 1936, qui déclencha une terrible guerre civile de trois ans, le Parti communiste français réagit rapidement, organisa le soutien populaire et envoya même ses militants combattre militairement les troupes fascistes, au sein des fameuses Brigades Internationales. Rappelons qu'Hitler et Mussolini arrivèrent vite à la rescousse de Franco et firent de cette guerre civile un conflit européen et un champ d'expérimentation pour leurs armées en vue de leurs futures agressions.


Comment cette gauche-là, aujourd'hui, peut ne pas déceler de ressemblances entre le combat des Ukrainiens pour choisir, en toute indépendance, leur destin et la lutte des Républicains espagnols pour la société qu'ils voulaient, majoritairement, bâtir ? Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ne constitue pas un des fondamentaux des partis progressistes de notre pays  ?


Pendant la guerre civile espagnole, les brigades internationales antifascistes.


Depuis 1936, il ne se passe une seule fête de L'Humanité où un hommage ne soit rendu à ces combattants. Dolorès Ibarruri, cette dirigeante communiste espagnole qui lança le fameux « No pasaran », ne fait-elle pas partie du Panthéon des héroïnes et héros communistes ? Dès l'attaque contre la République, le PCF qui soutenait, sans y participer, le gouvernement de Front populaire intervint pour expliquer en quoi la résistance au fascisme des républicains de l'autre coté des Pyrénées concernait les Français. Ce parti créa même un journal pour cela. Ce Soir, dirigé par Aragon, mena, avec vigueur et talent, la bataille de l'information sur les événements espagnols. Sans surprise, les médias mainstream de l'époque soutenaient Franco et ses alliés. Ce fut le cas de L’Action françaiseParis-SoirL'IntransigeantLe TempsLe MatinLe Petit Parisien ou Le Figaro. Pour ne prendre qu'un exemple qui donne le ton, après la prise de Madrid par Franco, Le Figaro jugeait que « seuls les fanatiques et les insensés ne se réjouiront pas de cette nouvelle » et il appelait à la « résurrection de l’Espagne délivrée des forces du mal ».


Mon défunt ami, historien et hispanisant de grand talent, Carlos Serrano, avait participé à un ouvrage très documenté sur cette période : L'enjeu espagnol (P.C.F. et Guerre d'Espagne) (5). Ce texte s'ouvre sur ce rappel : « Par tradition historique, autant que par détermination géographique, le parti communiste français avait déjà souvent été amené à apporter son aide à son homologue espagnol avant le soulèvement militaire de juillet 1936. Au demeurant, un homme comme Jacques Duclos se targue, dans ses « Mémoires », d'avoir joué un rôle important auprès du leader socialiste espagnol Largo Caballero, pour le convaincre de l'opportunité de la stratégie de front populaire, dès la fin de l'année 1935. »


Et Carlos Serrano de suivre, pas à pas, les soutiens politique, financier et militaire que le PCF va accorder, tout au long de l'agression franquiste, aux combattants de la République espagnole. Il remarque : « C'est à l'automne de 1936 que le P.C.F. se lance dans l'aventure des Brigades internationales. Recrutement, transit de volontaires venus de multiples pays, organisation des convois vers Perpignan ou Marseille, passage des frontières, l'appareil communiste français assume alors l'essentiel du travail et fournit en outre les premiers cadres pour l'organisation en Espagne : Marty, Gayman, Lampe (le secrétaire du P.C.F. pour Paris-ville), parmi bien d'autres, sont ainsi envoyés en Espagne pour mettre en place la base des Brigades (à Albacete) avec l'accord des autorités républicaines espagnoles. »


Il serait trop long de citer ici les modalités de l'aide des communistes français aux Républicains espagnols, jusqu'à leur défaite qui prit d'autres formes après. Juste ce rappel, par Carlos Serrano, qui situe le niveau élevé de ce soutien, pour le moins exceptionnel : « L'activité des communistes français ne se limite pas à l'organisation, complexe, des Brigades. Toujours à leur initiative, ou du moins sous leur responsabilité directe, une série de mesures sont adoptées pendant ce même premier semestre de 1937, qui voit se multiplier les initiatives en faveur de la République espagnole. D'un côté, c'est la création du "Comité Bilbao", destiné à apporter aide et assistance au front nord républicain, et singulièrement au Pays basque. Sous la présidence de Paul Vaillant Couturier, le P.C.F. décide d'affréter des navires qui transportent vivres et munitions vers Bilbao et qui, ultérieurement, serviront à évacuer femmes et enfants vers la France ; dans le même temps, de façon beaucoup plus discrète, il met en place les premiers éléments d'une authentique compagnie maritime, France-Navigation, dans laquelle jouent un rôle décisif des hommes comme Georges Gosnat et le communiste italien Ceretti. »


C'est au total près de dix mille Français, communistes majoritairement, mais aussi des syndicalistes, des anarchistes ou simplement des républicains engagés, comme André Malraux, qui vont participer aux combats. 2.500 d'entre eux y laissèrent la vie. Ce sont des dizaines de milliers de militants qui organisent en France même, la solidarité et notamment, l'accueil dans les familles des enfants des Républicains espagnols. 

 

Ma mère me racontait comment, membre des Jeunes filles de France, une des organisations de jeunesse du PCF, elle quêtait, chaque soir, aux sorties du métro Marcadet-Poissonniers ou Chateau-rouge, pour l'achat de boites de lait pour les enfants espagnols. Elle me disait, les larmes aux yeux, combien la population ouvrière et populaire de ce quartier du 18e arrondissement de Paris répondait à l'appel. Et tous les progressistes de ce pays ne peuvent oublier que l'expérience militaire des "brigadistes" aidera grandement à la constitution des premières unités de la Résistance communiste en France.


Dans Évanouissements. Chroniques des continents engloutis (6), je raconte l'histoire de Joseph Epstein (nom de Résistance, Colonel Gilles) qui jouera un rôle clé dans l'action des groupes armées. C'est lui qui inventa notamment la jonction de groupes de trois (cellule de base de la MOI et des FTPF) pour constituer des unités de quinze qui purent ainsi exécuter des missions beaucoup plus périlleuses.


Parmi d'autres cadres de la lutte clandestine, anciens "brigadistes", citons Arthur London dont l'épopée et la tragédie furent magnifiquement racontées par Costa-Gravas dans l'Aveu, où Arthur London est interprété par Yves Montand. Citons également Henri Rol-Tanguy, le responsable des FFI de l'Île de France qui lance l'insurrection armée pour libérer la région parisienne de l'Occupant. Lui, c'est Bruno Cremer qui jouera ce personnage historique dans le film Paris Brûle-t-il ? de René Clément. Citons encore Auguste Lecoeur, l'organisateur de la plus grande grève contre l'occupant en Europe occupée, celle qui mobilisa 100.000 des 160.000 mineurs du Nord -Pas de Calais, du 27 Mai au 9 juin 1941 (avant le début de l'opération Barbarossa, invasion de l'URSS par Hitler).


Il y eut également Marcel Langer. Lui est un lieutenant des Brigades internationales. Pendant l'Occupation le voici organisateur de la FTP-MOI dans la région toulousaine. Sortant de sa cellule pour être guillotiné, « rapporte le procès-verbal d’exécution, il s’écrie "Vive la France ! À bas les Boches ! Vive le Parti communiste !". Au même moment, les détenus des cellules voisines entonnent la Marseillaise. C’est au petit matin du 23 juillet 1943, à 5 h 40 précisément, que Marcel, Mendel de son prénom yiddish, Langer est guillotiné dans la prison Saint-Michel à Toulouse. »(7)


La solidarité avec les résistants à la dictature franquiste prit d'autres formes par la suite. Elle s'exercera jusqu'au retour de la démocratie en Espagne dans le début des années 1980. Je me souviens qu'à la fin des années soixante où je travaillais comme pion au lycée technique d'Aubervilliers pour payer mes études, la cellule du PCF à laquelle j'appartenais organisait des passages de ronéos en pièces détachées, chaque vacances d'été, destinés aux militants clandestins du Parti communiste espagnol, toujours pourchassés.


Je me souviens d'une rencontre à Paris avec le secrétaire général du PCE, Santiago Carillo qui vivait une partie de son exil en France, dans la clandestinité. Je participais à cette interview pour La Nouvelle Critique au début des années 70 organisée selon les règles de discrétion en vigueur dans la Résistance. Je m'aperçus alors de la présence discrète de militants protégeant le dirigeant recherché par nombre de polices.


Rappeler ces engagements et cette épopée en dit long sur l'histoire de la Gauche française. Elle nous raconte comment le PCF, la Gauche et les syndicalistes ont dans leurs "gènes" la lutte contre le fascisme. Cette solidarité ancienne rend d'autant plus surprenante le soutien si timoré et, parfois même l'hostilité, à l'égard des Ukrainiens qui combattent pour leur indépendance nationale. L'agression poutinienne ne ressemble-t-elle pourtant pas comme deux gouttes d'eau au coup d’État franquiste soutenus et armés par les hitlériens et les mussoliniens ?


Après les accords de Munich : la nouvelle danse. Dessin de Morana (1938).

Arthur Neville Chamberlain (à gauche), Adolf Hitler, Benito Mussolini et Édouard Daladier (à droite). Photo coll. Archives Larousse


La trahison. Munich 1938


Un autre événement historique est, lui aussi "oublié" par les mêmes forces politiques. Il s'agit des Accords de Munich de 1938. Hitler et Mussolini y convoquèrent Ramadier et Chamberlain. Ces deux chefs de gouvernement cédèrent alors aux deux dictateurs. Sous la menace du déclenchement de la guerre en cas de refus de signer l'accord, ils permirent le dépeçage puis l'occupation de la Tchécoslovaquie. Au nom de la paix. Le dirigeant communiste d'alors Maurice Thorez s'exclama devant cette capitulation : « Quelle honte ! quelle humiliation ! ». Louis Aragon de son coté  constata : « La France vient de subir une dévaluation morale. » (8)


Le dirigeant communiste et résistant Raoul Calas rappelle dans ses souvenirs publiés en 1969 : « C'était le temps où la théorie munichoise de capitulation devant l'agresseur faisait des ravages dans l'opinion française et notamment parmi la petite bourgeoisie. Elle trouvait son expression dans la fameuse formule : "Plutôt la servitude que la mort", alors qu'il devait être démontré peu après que l'acceptation de la servitude conduisait le plus sûrement à la mort. » (9)


C'était l'époque ou Marcel Déat, ancien socialiste passé au fascisme, puis, au moment de l'Occupation, à la Collaboration, s'exclamait : « Nous ne voulons pas mourir pour Dantzig ! »


Il est des événements et des attitudes, dans l'histoire ; qui, étrangement, se répètent.


Bien sur, il existe une explication que susurrent à l'envi ces « pacifistes » qui renvoient, dos à dos, l'agressé et l'agresseur. Les Ukrainiens n'auraient cessé de provoquer les Russes en réclamant la sécurité de leurs frontières. Tout le monde sait, racontent ces curieux partisans du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, que la Russie, digne héritière de l'URSS et du tsarisme a besoin d'un glacis pour se protéger ! Ce jeu de go où chacun entoure chacun est sans fin, car la Russie aura toujours d'autres États à ses frontières ! À moins qu'elle n'occupe tout le territoire européen, de l'Atlantique à l'Oural, comme le Général de Gaulle définissait notre continent.


Cet argumentation "neutraliste" réhabilite la théorie hitlérienne de « l'espace vital ». Tout comme l'idée selon laquelle ces Ukrainiens de langue russe appartiendraient à une communauté dont le centre serait Moscou, ce qui est ni plus, ni moins, une reprise de la théorie hitlérienne qui dit : « Les Allemands, de par leur communauté de langue, sont d'un même sang » (10)


En fait, pour nombre de ces ralliés aux thèses poutiniennes, à haute voix ou mezza-voce, c'est le projet de l’État dictatorial, impérial, tout-puissant qui fascine. Pour d'autres c'est l'amour prolongé, au delà du raisonnable, d'une Union soviétique mythifiée, ressuscitée, ainsi que la haine des ennemis de toujours, l'OTAN et les États-Unis. L'erreur d'analyse de ces militants politiques n'est-elle pas de regarder le tohu-bohu d'aujourd'hui avec les lunettes d'un monde où des blocs, bien définis, se disputaient la planète. Et d'oublier ce droit inaliénable des peuples à disposer d'eux-mêmes qui, pourtant, fut un des principes de leur engagement. Lénine en avait même fait une des nécessités premières de la Révolution bolchevique à venir. Pour développer son idée, il prenait même exemple sur les relations à établir entre la Russie et son voisin ukrainien.


En juin 1914, dans le Droit des nations à disposer d'elle-même, puis dans un édito de la Pravda du 15 juin 1917, il prévenait : « Nous marchons vers notre objectif de classe par toutes les voies possibles. Mais on ne peut marcher vers cet objectif sans  combattre tout nationalisme et sans défendre l’égalité des diverses nations. L’Ukraine par exemple est-elle appelée à constituer un État indépendant ? Cela dépend de mille facteurs imprévisibles. Et sans nous perdre en vaines conjectures, nous nous en tenons fermement à ce qui est incontestable : le droit de l’Ukraine à constituer un tel État. Nous respectons ce droit ; nous ne soutenons pas les privilèges du Grand-Russe par rapport aux Ukrainiens ; nous éduquons les masses dans l’esprit de la reconnaissance de ce droit, dans l’esprit de la répudiation des privilèges d’État de quelque nation que ce soit. »


Nous comprenons mieux pourquoi Poutine vomit Lénine et chérit Staline qui, dés sa prise de pouvoir, foula aux pieds les recommandations du Père fondateur. Je ne saurai trop conseiller à mes amis "oublieux" de lire ou de relire Lénine, cela leur ferait un bien fou.


Et je leur conseille, du même mouvement, de méditer l'aphorisme de Montesquieu, écrit il y a cinq siècles et toujours d'actualité : « Il n'y a que deux sortes de guerre justes : les unes pour repousser un ennemi qui attaque ; les autres pour secourir un allié qui est attaqué. » (Les Lettres Persanes)


Michel Strulovici

Dessin en tête d'article : Gargalo (Vasco Gargalo est un dessinateur portugais né en 1977 à Vila Franca de Xira. En tant que dessinateur et illustrateur freelance, son travail a été publié dans différents médias nationaux et internationaux – certaines de ses plus belles illustrations peuvent être vues dans des journaux et revues tels que Sabado Magazine, Newspaper I, Daily News, Courrier international, Groene Asterdammer Magazine et Spotsatire Magazine).


NOTES

(1). Harijan, titre du magazine crée par Gandhi. Le terme, inventé par lui, signifie enfants de Dieu, et désigne les intouchables, caste la plus "basse" de la société indienne.

(2). « Je considère que ce sont les États-Unis qui sont dans la position agressive et non pas la Russie, j'admets que cela puisse choquer », déclarait Jean-Luc Mélenchon, le 30 janvier sur France 5.

(3). Fabien Roussel affirme notamment, en sous-estimant la dangerosité du Tsar et de son alliance avec Trump : « Trois ans après l'agression russe, criminelle et injustifiable, contre l’indépendance de l’Ukraine, après un million de victimes, il est évident qu’il n’y aura pas de solution militaire, mais uniquement une solution négociée politique et diplomatique. Nous appelons la France à s’engager dans la voie de la désescalade militaire et de choisir une autre voie : celle de la diplomatie garantissant la sécurité de la France, celle des peuples d’Europe et le respect du droit international. »

(4). Jean Jaurès, l'Armée nouvelle, Chapitre V, Demain - Offensive et défensive, page 179 de la collection « Acteurs de l'Histoire », dirigée par Georges Duby, Éditions de l'Imprimerie nationale.

(5). Carlos Serrano, Autour de la guerre d’Espagne, 1936-1939, sous la direction de Serge Salaün et Carlos Serrano, pages 155 à 163. Le travail repose sur la documentation de l'Institut de Recherches marxistes de Paris (documents P.C.F.), Archives nationales (série F7) et Archives de la Préfecture de police de Paris. Éditions Presse Sorbonne Nouvelle, 1987.

(6). Livre paru en 2021, aux Éditions du Croquant (lire ICI, sur les humanités, 23 octobre 2021).

(7). Sources : Rémi Skoutelsy, "Les volontaires des Brigades Internationales de la région parisienne", pp. 461 à 475, chapitre de l'ouvrage Des communistes en France  (années 1920 - années 1960), sous la direction de Jacques Girault, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2002.

(8). Alain Guérin, Résistance, volume 1, p. 272, Livre Club Diderot, Paris,1972.

(9). in Alain Guerin, op. cit., p. 273.

(10). Voir Jean Stengers, "Hitler et la pensée raciale", Revue belge de philologie et d'histoire, 1997, pp. 413-441.

 

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L'intervention de Sophia Chikrou, députée de Paris LFI, le 12 mars 2025 à l'Assemblée nationale.




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