Yannis Ritsos. Photo DR
Avec d'autres émissions emblématiques de la chaîne qui passent à la trappe dans la grille de rentrée, la directrice de France Culture supprime l'excellent Temps du débat, qu'animait l'historien et journaliste Emmanuel Laurentin. C'est qu'entre 18 h et 20 h, il faut désormais place nette à un jeune ambitieux qui fut la plume d'Emmanuel Macron. "Ne trouvez-vous pas que l’époque sent le rance et le renfermé ? Qu’il faudrait ouvrir les fenêtres"... Dans "l’air raréfié, irrespirable du moment", c'est avec des mots du poète grec Yannis Ritsos qu'Emmanuel Laurentin a choisi de tirer sa révérence. Classe !
Cela a commencé par la poésie. La première émission à avoir subi les foudres de Emelie de Jong, nommée en avril 2023 à la direction de France Culture, aura été Poésie sur parole, produite depuis 2015 par Manou Farine. Les protestations n'y auront rien fait : à la place, il faudra se contenter d'un petit poème par jour, du lundi au vendredi à 21h30, destiné à « alimenter les réseaux sociaux ».
Depuis, les annonces qui se succèdent pour la prochaine grille de rentrée de France Culture donnent le sentiment d'une vigoureuse "reprise en mains" idéologique ou, à tout le moins, une "purge" sévère. Exit Tiphaine de Rocquiny, productrice de l'excellente émission Entendez-vous l'éco. A la trappe, la chronique économique et sociale de la sociologue Dominique Méda. Egalement biffée des programmes, Tous en scène, l'émission produite par Aurélie Charon, consacrée le samedi soir aux arts de la scène. France Culture promet à la place un nouveau rendez-vous « en public et ponctuée de performances artistiques ». Supprimée, l'émission Géographie à la carte, de Matthieu Garrigou-Lagrange, qui se voit toutefois confier un nouveau rendez-vous « pour redécouvrir notre patrimoine culturel au travers des archives de Radio France », le dimanche à 16 heures. Premiers sujets annoncés : Fançoise Sagan, Marcel Pagnol et Notre-Dame de Paris. Décoiffant !
Le jeu de massacre ne s'arrête pas là. Emelie de Jong a en effet décidé de liquider, après cinq saisons, L’expérience, véritable laboratoire de l’écriture sonore, qui mêlait magazine, reportage, documentaire et même fiction. L'émission, dernière et lointaine survivante des Nuits magnétiques, sera paraît-il transformée en "podcast natif". Dans un mail adressé à la direction, deux cent vingt auteurs, réalisateurs et auditeurs (dont la cinéaste Alice Diop, l’écrivaine Chloé Delaume ou encore le documentariste Olivier Minot), et la Société des documentaristes de la radio publique (SDRP), estiment que « c’est un premier pas vers l’invisibilisation de la création sonore, qui fait pourtant l’ADN de France Culture ».
Exit Arnaud Laporte et Emmanuel Laurentin. Dans la grille de rentrée de France Culture, la tranche 18-20 est confiée à Quentin Lafay, ancienne plume d'Emmanuel Macron. Photo Francesca Mantovani / Editions Gallimard
Cerise sur le gateau, enfin. En début de soirée, disparaissent l'excellent Temps des débats, animé par Emmanuel Laurentin, et Affaires culturelles, d'Arnaud Laporte. C'est qu'il y avait un impératif absolu : libérer la tranche horaire de 18 h à 20 h pour y accuillir en majesté un jeune ambitieux, Quentin Lafay, auteur de deux romans dont on peut se passer, et qui fut surtout la plume d'Emmanuel Macron de 2014 à 2017. On suppose que ces états de service lui valurent, après une escapade de plusieurs mois à Los Angeles (où il s'est essayyé au scénario de séries pour Hollywood), d'être recruté par Radio France en 2019 : cela lui a évité les affres du chômage et les risques qu'il y aurait à traverser la rue (pour trouver un emploi). Là, il serait bien retourné à l'Elysée, mais pas sûr qu'Emmanuel Macron ait encore besoin de quelqu'un pour écrire ses discours. A partir de septembre, Quentin Lafay fera donc à lui tout seul Affaires culturelles et Temps du débat : on peut prévoir qu'il n'y aura ni culture, ni débat.
Des adieux au micro en poésie
Emmanuel Laurentin était à France Culture depuis 1990. On imagine que la chaîne n'avait pas trop intérêt à le virer purement et simplement : les calculettes ont faire valoir ce qu'aurait pu être le montant de substantielles indemnités. En attendant (qu'il veuille bien faire valoir ses droits à la retraite), le producteur-animateur du Temps du débat se voit nommé "délégué au documentaire". C'est d'autant plus sympathique que des documentaires, on n'en voit guère d'annoncés dans la nouvelle grille de France Culture.
Emmanuel Laurentin. Photo DR
Lundi dernier, 24 juin, pour la dernière de ses Lectures d'actu, c'est avec les mots du poète Yannisd Ritsos que l'historien et journaliste Emmanuel Laurentin a choisi de faire ses adieux au micro dont on le prive (en podcast ICI et ci-dessous).
Emmanuel Laurentin : "Ne trouvez-vous pas que l’époque sent le rance et le renfermé ? Qu’il faudrait ouvrir les fenêtres, laisser entrer des bourrasques de vent, de ce chaud Meltem qui souffle sur les îles grecques.
J’ai donc choisi, dans l’air raréfié, irrespirable du moment, de plonger dans l'œuvre d'un de mes poètes préférés, Yannis Ritsos. Grec communiste, il a été déporté dans les prisons et les bagnes des dictatures successives en Grèce et a su malgré tout faire resplendir l’espoir par une langue universelle. On connaît de lui "Grécité" traduit par Jacques Lacarrière chez Fata Morgana, les splendides « dix-huit chansons pour la patrie amère » mis en musique par Mikis Theodorakis. Mais le poème, moins célèbre, que je veux vous lire aujourd’hui, on le trouve dans le recueil Symphonie du printemps, publié chez Bruno Doucey dans une traduction d’Anne Personnaz."
« Le jour se lève.
La brume se retire.
Les choses
dures brillantes et non démenties.
Je ne sais combien de mois nous dormîmes.
Oubliés nous fûmes oublieux
dans un éblouissement dense
de nuit et de soleil.
Je ne pleure pas
parce que le sommeil m'a renié.
Derrière notre jardin
existent aussi d'autres jardins.
La mort gravit
échelon après échelon l'échelle
qui mène au ciel.
S'enfuit l'été
mais la chanson demeure.
Pourtant toi qui n'a pas de voix
où te réfugier à l'abri du vent ?
Comment accorderas-tu la lumière à la terre ?
Ouvre les fenêtres
qu'entre la lumière
l'indomptée rafale du vent
l'haleine âcre
des montagnes grandioses.
Regarde l'inépuisable sourit
devant les bras croisés.
Délie les bras.
Ouvre les fenêtres
afin de voir l'univers en fleurs
de tous les coquelicots de notre sang
- que tu apprennes à sourire.
Tu ne vois pas ?
Dès lors que s'éloigne le printemps
derrière lui arrive notre nouveau printemps.
Le voilà le soleil
par-dessus les cités de bronze
par-dessus les vertes terres
en nos cœurs.
Je sens aux épaules
le fourmillement intense
alors que poussent
toujours plus jeunes et plus larges
nos ailes.
Relève tes cils.
Le monde resplendit
hors de ta tristesse
lumière et sang
chant et silence.
Mes chers semblables
comment pouvez-vous
encore vous courber ?
Comment pouvez-vous
ne pas sourire ?
Ouvrez les fenêtres.
Je me lave à la lumière
je sors sur le balcon
nu
pour respirer à fond
l'air éternel
aux fortes senteurs
de la forêt humide
au goût salé
de la mer infinie.
Le monde resplendit
infatigable.
Qu'il soit regardé. »
Bibliographie
En prime :
"Quand les rêves prendront leur revanche", extrait du concert d'Angélique Ionatos au Théâtre de la Ville en 2012. Chanson de Mikis Théodorakis tirée de la suite des Dix-huit Chansons pour la Patrie amère de Yannis Ritsos.
L'éditeur Bruno Doucey évoque l'œuvre poétique de Yannis Ritsos lors d'une conférence à l'Université permanente de Nantes, en septembre 2018, qui résonne fortement avec l'actualité. (Réalisation Thibault Grasset).
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