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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Olenivka : les assassins enquêtent sur le crime


Les Nations Unies et La Croix Rouge internationale ne sont toujours pas autorisées à se rendre sur le site d’Olenivka, après le carnage qui y a eu lieu le 29 juillet. Pendant que le Kremlin tergiverse et multiplie les provocations pour faire diversion, une «commission d’enquête» russe a commencé sa propre inspection. Histoire de maquiller, autant que possible, la scène de crime ?


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En se retirant précipitamment de Boutcha, l’armée russe, apparemment secondée par des effectifs de la milice Wagner, n’a pas eu le temps d’entièrement dissimuler le crime de guerre qui y a été commis. Lorsque sont apparues les premières images de cadavres de civils jonchant une artère de Boutcha, le Kremlin a sitôt crié à la désinformation, accusant l’Ukraine et les services britanniques de "mise en scène". C’est la version à laquelle l’opinion russe a été priée de croire : les "ukranonazis" sont capables de tout, y compris de massacrer leur propre population. Hors des frontières russes hermétiquement closes à tout média de « l’Occident collectif », la façade de cette grossière propagande s’est effondrée au fur et à mesure qu’émergeaient les preuves du forfait. Images satellites, exhumation de fosses communes où furent retrouvé des cadavres de civils pour certains torturés, mains attachées dans le dos, enquête du New York Times (traduite et publiée par les humanités), etc. Il a fallu pour cela que soit libéré Boutcha, et que des enquêteurs ukrainiens et internationaux (parmi lesquels des experts français) puissent analyser la scène de crime et patiemment rassembler les preuves qui finiront, un jour, devant un tribunal international.

Libérer Olenivka, ce sera une autre paire de manches. Le centre de détention d’Olenivka, où ont été regroupés certains des prisonniers d’Azovstal (il est impossible de connaître avec précision les endroits où sont détenus les combattants mais aussi volontaires et personnel para-médical qui se sont rendus à Marioupol), a été le théâtre d’un véritable carnage, dans la nuit du 28 au 29 juillet. Une cinquantaine de morts, au moins 75 blessés : les humanités ont été, en France, l’un des tout premiers médias à diffuser l’information, le 29 juillet au matin (ICI), et à d’emblée mettre en doute la version avancée par Danil Bezsonov, porte-parole des séparatistes soutenus par la Russie dans la région de Donetsk (aussitôt reprise par l’armée russe), d’un bombardement ukrainien réalisé à l’aide d’un lance-roquettes HIMARS (récemment livré par les États-Unis, dont l’usage a d’ores et déjà mis à mal la défense russe dans la région de Donetsk).


Le bâtiment où sont morts 53 prisonniers d’Azovstal


Au fur et à mesure qu’étaient diffusées des images photo et vidéo, communiquées par les séparatistes prorusses eux-mêmes, ultérieurement complétées par des images satellite, cette version a été sérieusement mise en cause par de nombreux experts : l’état du bâtiment ne correspond en rien à ce qu’il aurait dû être s’il avait été soufflé par l’explosion d’un missile. Alors, quoi ? Plusieurs hypothèses sont avancées, parmi lesquelles celle d’une déflagration suivie d’incendie, provoquée par des explosifs préalablement placés à l’intérieur. Il est aussi question d’une arme thermobarique, contient un réservoir de liquide combustible volatil associé à des charges explosives. La Russie a déjà utilisé de telles armes en Ukraine, et auparavant en Syrie. Cette arme crée une boule de feu dévoreuse d'oxygène suivie d'une onde de choc. Sur certaines images d’Olenivka après le carnage, des corps semblent avoir été littéralement brûlés vifs…


Les services ukrainiens ont très vite incriminé les mercenaires de la milice Wagner, sur ordre direct de son chef, Evgueni Prigojine, sans l'accord des responsables du ministère russe de la Défense ; et diffusé une conversation interceptée où un soldat russe semble rendre compte à un supérieur de ce qui s’est passé. « Et merde ! », répond le gradé (non identifié). Par ailleurs, l’ONG Bellingcat a diffusé des images satellite qui semblent montrer que des tombes ont creusées sur le site d’Olenivka deux à trois jours avant le carnage. Il s’agirait alors d’un crime prémédité.

Seule une enquête indépendante, internationale, pourrait établir la matérialité des faits. Mais on est loin du compte. La Russie souffle en effet le chaud et le froid. Selon un procédé déjà éprouvé, le Kremlin répond aux accusations par les dénégations les plus outrancières (ainsi, la Russie n’a jamais visé de cibles civiles en Ukraine, le théâtre et la maternité de Marioupol ont été frappés par les « ukranonazis », etc., etc.) avant de passer au registre des provocations. Ainsi, au lendemain du carnage d’Olenivka, Andrey Keylin, l’ambassadeur russe au Royaume Uni, se fendait d’un tweet rageur dans lequel il souhaitait aux combattants d’Azov « une mort humiliante » : « [ils] méritent d’être exécutés, mais pas par un peloton d’exécution, par pendaison. » (Rappelons au passage que la peine de mort n’est officiellement pas appliquée en Russie…). Plus récemment, ce mardi 2 août, la Cour suprême russe a décidé de classer le régiment ukrainien Azov, célèbre pour avoir défendu Marioupol, comme « organisation terroriste ». Peu importe que cette décision n’ait aucune valeur au regard du droit international, la Russie de Poutine est passé experte dans un jeu de propagande et de surenchère qui vise à faire diversion (et ici, en l’occurrence, à répondre aux voix de plus en plus nombreuses qui demandent à que la Fédération de Russie soit qualifiée d’État terroriste).


Illustration : Anton Logov. "Russia killed Ukrainian prisoners in Olenivka".

Vladimir Poutine se contrefiche de plus en plus ostensiblement de tout ce qui relève du droit international et des instances qui l’incarnent. Avec le cynisme du menteur qu’il a toujours été, il peut signer tel ou tel engagement, avant de les trahir sans vergogne, confiant dans la totale impunité doit il s’estime nimbé. Dans le cas d’Olenivka, rappelons que la reddition des derniers combattants d’Azovstal (ainsi que des volontaires et du personnel paramédical) avaient fait l’objet de négociations avec l’ONU et le CICR (Comité International de la Croix-Rouge), lesquels se portaient garants du traitement qui devait être réservé à ces prisonniers de guerre. Or, les Russes et leurs alliés séparatistes de la « république de Donetsk » n’ont jamais respecté cet accord. La Croix-Rouge, ainsi, n’a jamais été autorisée à visiter la « colonie pénitentiaire » d’Olenivka, alors même que se répandaient des rumeurs de plus en plus insistantes de traitements humiliants et d’actes de torture, jusqu’à cette récente terrible vidéo de l’émasculation suivie du meurtre d’un prisonnier.

Le 30 juillet au soir, France 24 et d’autres médias ont fait part d’un communiqué du ministère russe des Affaires étrangères selon lequel la Russie avait « invité des experts des Nations unies et de la Croix-Rouge à enquêter sur les circonstances du décès de dizaines de prisonniers de guerre ukrainiens dans la prison d'Olenivka ». Une fois de plus, c’était pipeau. Quelques heures plus tard, le Comité International de la Croix-Rouge précisait n’avoir pas reçu d’autorisation officielle pour accéder à Olenivka : « Nous n’avons pas reçu de confirmation officielle nous donnant accès pour visiter le site ou les prisonniers de guerre victimes de l’attaque, et à ce jour notre offre d’assistance matérielle n’a pas été acceptée », a souligné le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) dans un communiqué diffusé le 31 juillet vers 17 heures. « Toutefois, le CICR n’a ni le rôle ni le mandat de mener des enquêtes publiques sur des crimes de guerre présumés », a ajouté l’organisation d’aide humanitaire.

Quant aux Nations unies : silence radio ! L'ONU, a déclaré le 30 juillet Farhan Haq, porte-parole adjoint du Secrétaire général des Nations Unies, est prête à enquêter sur le meurtre de prisonniers de guerre à Olenivka, à la condition, a-t-il toutefois ajouté, d’avoir le consentement de toutes les parties. Et puis, plus rien. Plus étrange encore, le chargé des droits humains ukrainien, Dmytro Loubinetsk, déclare n’avoir aucun retour des Nations Unies à ses demandes de contact. Pour ne pas froisser Moscou et ne point risquer une remise en cause de l’accord sur l’exportation des céréales, qui a timidement débuté ce week-end, le secrétariat général des Nations Unies aurait-il décidé de mettre quelque peu en sourdine la tragédie d’Olenivka ?


Alexander Bastrykin, chef de la commission d’enquête de la Fédération de Russie


Une enquête internationale, laisse entendre le Kremlin, ne sera possible que lorsque la Russie aura terminé ses propres investigations. En effet, selon les informations des humanités, une enquête criminelle a été confiée à la commission d’enquête de la Fédération de Russie. Il y a lieu de s’inquiéter : cette « commission d’enquête », la plus haute instance russe en matière d’affaires criminelles, est dirigée par Alexander Bastrykin, un ultra-proche de Poutine depuis 1975, serviteur zélé de la répression contre les opposants au régime, qui s’est notamment illustré en menaçant personnellement de mort, en 2012, le rédacteur en chef de Novaya Gazeta Sergei Sokolov, tout en se moquant de la journaliste assassinée Anna Politkovskaya. Ce même Alexander Bastrykin a déclaré, le 25 juillet, avoir inculpé 92 membres des forces armées ukrainiennes (parmi eux, sans doute, beaucoup de prisonniers d’Azovstal) de crimes contre l'humanité et proposé la création d'un tribunal international soutenu par des pays comme la Bolivie, l'Iran et la Syrie. L’une des spécialités d’Alexander Bastrykin, c’est de fabriquer de toutes pièces des « preuves » qui seront retenues comme éléments à charge pour justifier les condamnations à venir. A Olenivka, apparemment, ça a déjà commencé. Des médias russes ont rapporté que des enquêteurs auraient retrouvé sur place des débris de missile HIMARS. Ce n’est pas très compliqué : il suffit de les avoir transportés de n’importe quel site sur lesquels ces missiles ont frappé les positions russes.


En toute logique, le bâtiment où ont péri les soldats ukrainiens devrait être rasé. Combien de temps faudra-t-il aux hommes d’Alexander Bastrykin pour maquiller la scène de crime et la rendre conforme à la version russe ? Curieusement, ces derniers jours, les médias d’État russes, tout autant que les comptes Telegram ou autres des séparatistes de la région de Donetsk, ne parlent plus du tout d’Olenivka. Reste un écueil, pour le jour où Croix Rouge et Nations Unies seront enfin autorisées à inspecter le site. A Olenivka, il y a eu des blessés, donc des survivants, donc des témoins de ce qui s’est passé. Faudra-t-il aussi les faire disparaître ?


Jean-Marc Adolphe


Photo en tête d’article : Olha Maliuchenko, la fiancée d'un soldat ukrainien du régiment Azov, lors d'un rassemblement à Kiev, en Ukraine, samedi 30 juillet 2022. Photo Valentyn Ogirenko / Reuters


Complément d’information

La sombre histoire d'Olenivka a commencé en 2014 lorsque le camp, situé dans des champs de blé et des collines vallonnées juste à l'ouest du village de Molodizhne, est devenu un camp de filtration pour les Tartares de Crimée après l'occupation russe de la péninsule de Crimée. Un rapport annuel de 2015 du Département d'État des États-Unis sur les droits de l'homme en Ukraine a fait état d'emprisonnements extrajudiciaires, d’actes de torture et d'exécutions.

Après le début de la guerre entre la Russie et l'Ukraine en février, le camp de détention 52, comme il est officiellement nommé, a joué un nouveau rôle en tant que camp de filtration pour les citoyens ukrainiens se trouvant en territoire conquis. Pendant le siège de Marioupol, les personnes qui tentaient de quitter la ville passaient par un processus de filtration dans les villes de Manush et Bezimenne (où de nombreuses communes ont été détectées par des images satellite). Beaucoup de ceux qui ne passaient pas cette « filtration » étaient conduits à Olenivka.

Les femmes qui en ont été libérées affirment avoir été détenues dans des conditions dignes d’un camp de concentration. Elles étaient détenues dans des zones si exiguës qu'elles devaient dormir assises ou, pire, par roulement. Il y avait peu de chauffage, pas de couvertures et pas de lits. Les maladies étaient endémiques, la nourriture était rare et l'eau potable était refusée, parfois pendant plus d'une journée. Les produits d'hygiène étaient à peine fournis, et les produits d'hygiène féminine étaient introuvables.

Le monde a eu un premier aperçu de l'intérieur d'Olenivka en avril, lorsque les médias d'État russes et les comptes de médias sociaux pro-russes ont diffusé une vidéo et des photos de prétendus prisonniers de guerre ukrainiens de Marioupol. La géolocalisation de la vidéo a permis d’établir que celle-ci avait été enregistrée à Olenivka. Sur cette vidéo, quelques hommes en uniforme militaire ont été placés au premier plan, tandis que les autres portaient des vêtements civils.

La colonie pénitentiaire d’Olenivka est facilement repérable sur une carte. La prison couvre plus de 114 000 mètres carrés, avec des bâtiments pour l'administration. Dans la partie nord-ouest du site, l'entrepôt partiellement converti en logement pour les prisonniers du bataillon Azov était encore inutilisé voici peu.

Le 15 mai, près de trois mois après le début du siège de Marioupol, le ministère russe de la Défense a annoncé qu'un accord avait été conclu pour permettre la reddition en toute sécurité des forces ukrainiennes restées à l'intérieur de l'usine métallurgique Azovstal. Le 16 mai, les 264 premières personnes ont quitté Azovstal : parmi eux se trouvaient 53 soldats gravement blessés : des journalistes des médias d'État russes et des médias occidentaux ont suivi le convoi de bus hospitaliers jusqu'à Bezimenne. Les 211 autres soldats ont été conduits à Olenivka, sans que les médias ne soient autorisés à suivre ce convoi.

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