Nuno Júdice. Pholo Bruno Simões Castanheira
"D'où vient-elle / La voix qui nous déchira de l'intérieur ?" L'immense poète portugais Nuno Júdice est mort le 17 mars 2024, à l'âge de 74 ans. Figure phare de la littérature portugaise, il avait dirigé pendant quelques années l'Institut Camões à Paris.
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La mort est une
femme nue parmi les statues du parc ; une
femme nue à cheval sur une machine à écrire ;
le sexe d'algues que la marée découvre,
entre les derniers mots du poème et le corps,
qui les entend, enchaîné à la mâture du vers.
(Nuno Júdice, Un chant dans l'épaisseur du temps, Poésie/Gallimard 1996)
"Comment dire, à la première personne ou en termes plus impersonnels, la poésie comme continent ; le poème comme lieu-texte où s'étendent et brillent les choses du monde que le poète interprète avec ironie et nostalgie ?", écrit António Carlos Cortez dans le quotidien portugais Publico. Au Portugal, à l'annonce de la disparition de Nuno Júdice, hier à 74 ans, les hommages ont fusé, y compris au plus haut sommet de l’État (Président de la République, Premier ministre, Président de l'assemblée...). Au pays de Fernando Pessoa, on sait ce que poésie veut dire.
Écrivain-pivot de la littérature portugaise, Nuno Júdice, poète, auteur de fiction, essayiste et traducteur (Molière, Shakespeare, Emily Dickinson), né en 1949 en Algarve, a passé son enfance et fait ses études à Lisbonne. Il se présentait d’ailleurs comme un « poète lisboète, bien qu’il ne s’agisse pas de la Lisbonne ancienne, celle du vieux fado, mais plutôt de la Lisbonne moderne, cosmopolite ». Critique très influent au Portugal, il a publié régulièrement de la poésie, des essais, des romans… Son œuvre, traduite en de nombreuses langues, a été plusieurs fois couronnée (par exemple en 1973 le prix de poésie Pablo Neruda et en 2013 le prestigieux prix Reina Sofia de poésie ibéro-américaine par l’Université de Salamanque). En France, il avait dirigé durant quelques années l’Institut Camões à Paris ; et a fondé en 1996 la revue de poésie Tabacaria, publiée par la Casa Fernando Pessoa à Lisbonne.
Le poète Al Berto le comparait à un phare projetant sa lumière sur le champ poétique de son pays et disait qu’il avait sorti le poème du ghetto dans lequel il s'enfermait, pour le rendre populaire sans pour autant lui faire subir une régression.
Bibliographie en français (sélection)
Énumération d'ombres, Royaumont 1990,
Les degrés du regard (anthologie), l'Escampette, 1993
La phrase et le monde, Fata Morgana, 1994
Un chant dans l'épaisseur du temps, suivi de Méditation sur des ruines, Poésie/Gallimard 1996
La condescendance de l’être, Le Taillis Pré, 1998
Lignes d’eau, Fata Morgana, 2000
Le Mouvement du monde, traduction Michel Chandeigne, Le Taillis pré, 2000
Jeu de reflets, trad. M. Chandeigne, Chandeigne, 2001
"Littoralité", par Jean-Claude Pinson
« (...) "Littoraux", "maritimes", les poèmes de Júdice le sont assurément, littéralement et dans tous les sens. En leurs flots de vers longs et leur afflux surabondant d’images (mais il est nécessaire toutefois, dit un poème, que celles-ci "s’effondrent"), leur écosystème, à l’instar de la laisse de mer, est un dépôt de débris divers où la vie trouve à se dire en son énigme sans cesse renouvelée comme se renouvelle la marée. "Le vers long, explique le poète, ne correspond pas à un désir ou à une nostalgie de la prose, mais à un retour au verset, c’est-à-dire à cet instant original où il n’y avait pas de séparation entre vers et prose". C’est la grande souplesse de cette forme, son indécision, le type d’énonciation qu’elle favorise (entre lyrisme et narration) qui permet d’accueillir dans le poème des fragments très variés et de les faire tenir ensemble, thématiquement et musicalement.
Vaste recyclerie, le poème dessine ainsi un espace métissé, impur ; un lieu d’incertitude et de mélanges, un lieu poikilos (bariolé), marqué par la diversité des sédiments qui s’y trouvent déposés. Ainsi peut-il faire communiquer plusieurs mondes et plusieurs époques. Ainsi les frontières entre les morts et les vivants les frontières peuvent s’abolir. Dante, comme on sait, se laissait guider par Virgile aux Enfers. Dans le poème intitulé "À Vila do Conde avec Antero", tandis que lui parvient du couvent qui domine la ville "le son amer d’un requiem d’autrefois", le narrateur s’imagine entrant en dialogue avec le poète Antero de Quental (1842-1891), alors que celui-ci s’apprête à regagner ses Açores natales pour s’y suicider. (...) »
Jean-Claude Pinson, sur sitaudis.fr
UN POÈME DE NUNO JUDICE
D'où vient-elle – la voix qui
nous déchira de l'intérieur, qui
apporta la pluie noire
de l'automne, et s'enfuit parmi
les brouillards et les champs
dévorés par les herbes ?
Elle était ici – ici à l'intérieur
de nous, comme si elle s'était toujours
trouvée là ; et nous ne
l'entendons pas, comme si elle ne nous
parlait pas depuis toujours,
là, à l'intérieur de nous.
Et maintenant que nous voulons l'entendre,
comme si nous l'avions re-
connue jadis, où est-elle ? La voix
qui danse la nuit, en hiver,
sans lumière ni écho, tandis qu'elle
prend de sa main le fil
obscur de l'horizon.
Elle dit : « Ne pleure pas ce qui t'attend,
ne descends plus la rive
du fleuve ultime. Respire,
d'un trait bref, l'odeur
de la résine, dans le bois, et
le souffle humide du poème. »
Comme si nous l'entendions.
In Méditations sur des ruines (1994) © Poésie/Gallimard 1996, p.205/206
De Bernard Noël, à Nuno Júdice
pourquoi un poème est-il
un poème voilà un problème
non de technique ni de théorie ni de lieu
on met sa langue dans sa bouche d'enfant
jour de congé pour la main à plume
une petite peur pleut sur les lèvres
de la vieille blessure à moins qu'une ombre
inconnue ne descende l'escalier de la gorge
c'est que l'innocence n'est jamais
entière elle doit encore et encore céder au temps
mais qu'est-ce qu'une image à côté des mots qui
écrivent les traits de sa présence
Déjà le regard retourne le jour à la nuit
il tire de cette opération une encre blanche
toute la sympathie qu'il faut pour jeter au fond du poème
le secret toujours qui restera à déchiffrer
ignorance vaut mieux qu'intention
on ne saurait monnayer l'inaccessible
ni le sens qui souffle dans la chambre du mourant
si la soif de réponse pouvait s'apaiser
un fantôme dormirait sur notre langue
rien qu'un ronflement au bout du vers
dans les jambages de nos lettres circule
un entre deux qui n'est ni du je ni du tu
simple ouverture offerte à quelque rumeur d'être mais existe-t-il
un autre mouvement une autre vérité
infime assez pour construire avec notre haleine
cette chose d'âme et de présent sans quoi la vie est pure perte [...]
Bernard Noël, "à nuno", in Lettres verticales, Éditions Unes, 2001.
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