Le Carnaval des Noirs et des Blancs, à San Juan de Pasto, en Colombie. Photo AnaMaria Zamora del Castillo
LE TOUR DU JOUR EN 80 MONDES Ce 3 janvier 2025, à San Juan de Pasto (Colombie), c'est jour de carnaval. Et pas n'importe quel carnaval : le Carnaval des Noirs et Blancs. Parce que, finalement, c'est mieux de fêter les "différences" que d'en faire argument de haines identitaires...
AVERTISSEMENT : Adeptes de la grisaille, allergiques aux couleurs vivantes ? Merci de passer votre chemin…
C’était la "terre des plus grands" : en quechua, "Hatunllacta". Comme les conquistadores avaient du mal avec le quechua, ils ont rebaptisé "Hatunllacta" en "vallée d’Atriz". Pourquoi "Atriz" ? Je ne sais pas.
Ce que je sais, en revanche, c’est que la vallée d’Atriz a adopté depuis décembre 2020 le concept d’éco-région, en impliquant activement les communautés locales dans la gestion des ressources en eau ainsi que des projets de reforestation et de restauration des écosystèmes. Même que c’est un projet pionnier, soutenu par l’Union européenne avec le programme EUROCLIMA+ qui soutient des politiques de lutte contre le changement climatique dans 18 pays d’Amérique latine.
Ah oui, j’ai oublié de le dire, la vallée d’Atriz, c’est en Amérique latine, plus précisément en Colombie, non loin de la frontière avec l’Équateur, dans le département du Nariño. A 2.527 mètres d’altitude, au pied du volcan Galeras (toujours très actif), la capitale du Nariño (et de la vallée d’Atriz) s’appelle San Juan de Pasto. La ville (450.000 habitants aujourd’hui) a été fondée en le 17 juin 1539 par le conquistador Lorenzo de Aldana, lieutenant de Francisco Pizarro, celui-là même qui fit arrêter et condamner à mort l’empereur inca Atahualpa (en 1533). Pourquoi San Juan de Pasto ? Comme tous ces conquérants étaient au service des Rois catholiques puis de Charles Quint, le choix de "San Juan" était une référence à saint Jean-Baptiste. Pour mettre un peu d’eau dans son vin (de messe) ou pour "pacifier" les autochtones, Lorenzo de Aldana fit ajouter "de Pasto" : le peuple Pasto (environ 120.000 personnes) vit toujours dans la région frontalière entre la Colombie et l’Équateur, mais leur langue est officiellement éteinte (reportage intéressant, avec de très belles photographies, ici : https://bit.ly/41Tb88x ). "Pasto", en quechua, ça veut dire "rivière bleue". A l’époque, sans programme de l’Union européenne, les peuples autochtones des Andes en connaissaient déjà un rayon, sur la "gestion des ressources en eau".
Aujourd’hui, les gens disent le plus souvent "Pasto" tout court, au lieu de "San Juan de Pasto". Mais pourquoi diable, en ce 3 janvier, parler ici de San Juan de Pasto, ou de Pasto tout court ? Parce que c’est jour de carnaval, pardi. Et pas n’importe quel carnaval : le Carnaval des Noirs et Blancs (Carnaval de Negros y Blancos), inscrit en 2009 sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'humanité par l’UNESCO : « les deux jours principaux du carnaval sont les deux derniers : à cette occasion, tout le monde, quelle que soit son origine ethnique, s’enduit de maquillage noir le premier jour, puis de talc blanc le jour suivant, afin de symboliser l’égalité et de rassembler tous les citoyens dans une célébration commune de la différence ethnique et culturelle. Le carnaval des Noirs et des Blancs est une période d’intense communion, où les habitations privées se transforment en ateliers collectifs au service de la présentation et de la transmission des savoir-faire liés au carnaval et où des personnes de tous milieux se rencontrent pour échanger sur leur perception de la vie. Le festival est particulièrement important en tant qu’expression du désir mutuel d’un avenir placé sous le signe de la tolérance et du respect. »
L’origine précise de cette tradition populaire est encore incertaine. Pour une part, le Carnaval des Noirs et Blancs plonge sans doute ses racines dans le "Juegos de Negritos", réminiscence des fêtes d’esclaves ayant succédé à partir de 1607 à la rébellion de la population noire de Remedios (dans le département d’Antioquia). Afin de maîtriser l’extension du conflit, la couronne espagnole accorda à cette date un jour de repos à l’ensemble des populations d’esclaves de la province du Grand Cauca. Aujourd’hui, selon le recensement de 2005, 10,8 % de la population de Nariño se reconnait comme étant "indigène", c'est-à-dire descendant d'ethnies amérindiennes et 18,8 % se définit comme afro-colombienne.
L'origine du jour des blancs et son corollaire, le jeu des blancs ou "Juego de Blancos" remonte au 6 janvier 1912, jour de l’Épiphanie. Ce jour-là, le tailleur de la ville, Don Angel Maria Lopez Zarama, entra dans le salon de coiffure des dames Robby, aspergea par surprise la clientèle d’un peu de poudre de fond de teint blanche importée de France au prix fort, en criant au grand dam des propriétaires "Vivent les Blancs". La bataille rangée de parfums et produits cosmétiques qui s’ensuivit fut, au dire des anciens, prolongée sur les fidèles sortant de l’église San Juan Bautista. La clameur de cette rigolade donna dès lors naissance aux fameux vivats du carnaval, "Que Vivan los Negros... Que Vivan los Blancos", aujourd'hui déclamés chaque année par des milliers de participants…
Le Carnaval des Noirs et Blancs dure du 31 décembre au 7 janvier. Chaque jour a sa thématique. Aujourd’hui, 3 janvier, c’est à la fois le jour des enfants, et jour du retour aux racines : le défilé d’hommages à la terre nourricière, ou "Canto a la Tierra", rassemble une vingtaine de collectifs réunissant chacun de 50 à 300 flûtistes et percussionnistes de musiques andines, originaires de Colombie mais aussi d’Équateur, du Pérou, du Chili ou de la Bolivie. Le cortège emprunte le parcours du carnaval en sens inverse pour se terminer dans le stade de la Liberté.
Et pour finir, une très jolie petite vidéo sur l’édition 2024 du Carnaval (peut-être on comprendra mieux pourquoi, aux humanités, on aime tant l'Amérique latine, la Colombie en particulier) :
J-M. A.
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