top of page

Niquer les pauvres (une totale omertà médiatique)

Photo du rédacteur: Michel StruloviciMichel Strulovici

Illustration issue du rapport d'Oxfam, "Prendre sans entreprendre", publié le 20 janvier 2025.


Attention : le temps de lecture de cette chronique vaut 60 milliards de dollars ! Dix jours après la publication d'un rapport explosif de l'ONG Oxfam sur la "caste des prédateurs" : silence médiatique quasi total. Pourtant, ne pas voir la réalité qui y est exposée, c'est refuser de comprendre le pourquoi du comment d'un fascisme 2.0, partout dans le monde. Par Michel Strulovici et Jean-Marc Adolphe.

                                                              

« Un monde brutal et sans merci »   

(Édouard Philippe découvrant la société qui est sienne.

Discours aux militants d'Horizons, Bordeaux, le 27 janvier 2025)


« La richesse des milliardaires a bondi de 2.000 milliards de dollars en 2024, soit trois fois plus vite que l’année précédente, tandis que le nombre de personnes en situation de pauvreté n’a presque pas diminué depuis 1990 » : un sacré bond en avant pour quelques uns, la stagnation au mieux pour tous les autres... A eux seuls, les cinq hommes les plus riches du monde sont ainsi passés d'une fortune passant de 405 milliards de dollars à 869 milliards de dollars et augmentant à un rythme de... 14 millions de dollars par heure les quatre dernières années. Ces chiffres astronomiques, difficilement imaginables pour le commun des mortels, ont été révélés, le 20 janvier dernier, par l'ONG Oxfam (1) dans un rapport explosif intitulé "Prendre sans entreprendre". Or, à de très rares exceptions près (2), ce rapport fait l'objet d'une omertà médiatique, tout comme d'autres études similaires, comme celle de l'Observatoire des inégalités, en juin 2023 (lire ICI, sur les humanités).


"Fuck the poor", action de l'ONG Oxfam en marge du récent Forum de Davos. Photo DR


Ce rapport d'Oxfam a été publié au moment où se tenait à Davos, du 20 au 24 janvier une nouvelle réunion du Forum économique mondial (ex-Symposium européen du management, fondé par l'économiste allemand Klaus Schwab, dont le père s'est enrichi pendant le IIIème Reich, en collaborant activement avec le régime nazi). A Davos il y avait cette année, pour parler des "grands enjeux mondiaux", 3.000 acteurs économiques, politiques et technologiques parmi les plus huppés : la crème de la crème. Là, pas de problème : la presse était là. Des journalistes tellement honorés de figurer dans le casting, même si cornaqués en permanence par de dévoués attachés de presse et des services de sécurité musclés. Tout journaliste digne de ce nom aurait saisi cette "aubaine" pour faire reportage de qualité sur ceux qui bâtissent (et détruisent) le vivant et la planète. Mais pourquoi se compliquer la vie quand le champagne est à portée de main ? Se rappeler, si nécessaire, cet avertissement d'Abraham Lincoln : « Le silence devient pêché lorsqu'il prend la place revenant à la protestation ; et, d'un homme, il fait alors un lâche ».


Vidéo Oxfam, 28 octobre 2024


Revenons sur ce constat,  stupéfiant par son ampleur : « La richesse des milliardaires a augmenté de 2.000 milliards de dollars en 2024, ce qui représente une hausse d’environ 5,7 milliards de dollars par jour, à un rythme trois fois plus rapide qu’en 2023.(...)  204 personnes sont devenues milliardaires en 2024, soit près de quatre nouveaux/elles milliardaires par semaine. » Le temps de lire cet article et ces puissants hors norme se sont déjà enrichis de 60 millions de dollars !


Cette machine infernale qui pousse à l'accaparement des richesses produites, sur le mode du toujours plus, Marx en avait signalé le moteur : « Le capital abhorre l'absence de profit ou un profit minime, comme la nature a horreur du vide. Que le profit soit convenable, et le capital devient courageux : 10 % d'assurés, et on peut l'employer partout; 20 %, il s'échauffe !, 50 %, il est d'une témérité folle; à 100%, il foule aux pieds toutes les lois humaines; 300 %, et il n'est pas de crime qu'il n'ose commettre, même au risque de la potence. » (3) Nous savons que de potence, il n'y aura pas...


Prenant en compte cette frénésie, les enquêteurs d'Oxfam ont révisé leur rapport de l'an passé qui prévoyait la naissance d'un trillionaire d'ici dix ans. Aujourd'hui ils en annoncent « au moins cinq dont la fortune dépassera les 1.000 milliards de dollars d’ici dix ans. »


Illustration issue du rapport d'Oxfam, "Prendre sans entreprendre", publié le 20 janvier 2025.


L'enquête d'Oxfam bat en brèche l'idée reçue du mérite comme source de la fortune et de son agrandissement. Cette "affirmation" est tant répétée sur tous les tons et par tous les tenants du système capitaliste qu'elle lui est devenue consubstantielle. L'adage populaire, d'ailleurs, ne dit-il pas que "la fortune sourit aux audacieux" ? Combien de fois n'a-t-on entendu parler de "capitaines d'industries, d'aventuriers des temps modernes" pour qualifier ces exploiteurs de plus-value, ces pilleurs, sans état d'âme, des ressources planétaires ? Le rapport d'Oxfam fait justice de ces billevesées devenues vérités d'évidence : celles que tout scientifique, tout citoyen se doit de mettre en cause. « Toute nouvelle vérité naît malgré l'évidence », remarquait Gaston Bachelard. (4)

                                 

Non, ces milliardaires, ne sont pas des self made men, des aventuriers géniaux qui s’auto-créraient par opération du Saint-Esprit. Ce sont des héritiers : « 60 % de la fortune des milliardaires provient maintenant d’héritages, de situations de monopole ou de liens de connivence, de pratiques relevant de la corruption ou de situation de monopole ». C’est pourquoi Oxfam estime que « les richesses extrêmes des milliardaires n’ont que peu à voir avec le mérite ». 


Poursuivant son analyse, l'étude explore le transfert de richesses entre "les pays du Nord et du Sud". Et elle note : « Cette énorme augmentation a été précédée d'une année de ponction massive des ressources des pays du Sud par les pays du Nord — En 2023, les 1% les plus riches des pays du Nord ont ponctionné 30 millions de dollars par heure des pays du Sud via le système financier international. » Madame Fati N'Zi-Hassane, la directrice d'Oxfam international pour l'Afrique explicite le propos : « Le gouffre de l'inégalité des richesses entre les pays riches et les pays du monde majoritaire n'est pas un accident - c'est l'héritage du colonialisme. Les anciennes puissances coloniales ne se sont pas contentées d'exploiter les ressources à une échelle inimaginable ; elles ont également conçu et mis en place une architecture financière mondiale pour perpétuer ce vol (…) Entre 1970 et 2023, les gouvernements des pays du Sud ont dû payer 3.300 milliards de dollars d’intérêts à leurs créanciers occidentaux. » Le constat est sans appel : « les pays du Nord contrôlent 69 % des richesses mondiales et 77 % de la fortune des milliardaires, et accueillent 68 % des milliardaires, alors qu’ils ne représentent que 21 % de la population mondiale. » L'on pourrait ajouter que sur ce marché de l'endettement des plus pauvres, la Chine et la Russie ont désormais toute leur place, bien qu'elles aiment à se situer dans "l'arc du Sud", cette resucée de la notion de Tiers-monde.


Illustration issue du rapport d'Oxfam, "Prendre sans entreprendre", publié le 20 janvier 2025.


Les experts d'Oxfam ne s'en tiennent pas à la seule explication de cette fracture inédite de richesses, de puissance, par la seule répartition politico-géographique du monde, qui renvoie aux conséquences du colonialisme. Ils décèlent également les fractures de classes au sein même de "l'espace Sud". Car comment expliquer la permanence de ces échanges inégaux malgré l'indépendance, sinon par ce poison de l'idéologie du profit maximum qui atteint les élites de ces pays comme celles du monde entier. « Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés », écrivait monsieur Jean de La Fontaine.


Ainsi, à l'intérieur de la partie africaine de cet arc dit "du Sud", l'accaparement des richesses à un pôle de la société et la pauvreté à l'autre est également de règle : « En Afrique du Sud, la richesse combinée de six milliardaires a augmenté de 4,1 milliards de dollars en 2024, soit 11 millions de dollars par jour. Ensemble, ils possèdent désormais 29,4 milliards de dollars. Au Nigeria, la richesse de quatre milliardaires (23,7 milliards de dollars) pourrait facilement couvrir l'ensemble de la ville de Lagos en billets de 500 nairas », explique Madame Fati N'Zi-Hassane,


Le constat du déséquilibre qui se creuse dans la répartition des richesses se décline au sein de toutes les sociétés, y compris la nôtre. Au cœur du débat se situe la question du partage de la valeur ajoutée par le travail et comment le déséquilibre est combattu par les systèmes de redistribution. Force est de constater le déplacement en continu du curseur du rapport travail-capital en faveur du deuxième terme du concept.


Comme l'explique le journaliste Clément Fournier, spécialiste de la transition écologiste, sur le media en ligne Youmatter (ICI), « cette évolution du partage de la valeur est le résultat des transformations économiques globales, qui ont produit des systèmes économiques de plus en plus inégalitaires, comme le notent notamment les économistes du CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales). Les années 1980 amorcent une phase de dérégulation profonde du système économique, marquée par la mondialisation et la financiarisation de l’économie mais aussi par des réformes fiscales, macro-économiques et financières qui ont globalement favorisé les entreprises, la rémunération du capital, et les revenus des actionnaires. »


A ce tableau d'un monde inégalitaire, il faut ajouter qu'entre 1980 et 2022, le taux standard de l’impôt sur les sociétés, qui taxe les profits des entreprises, a été divisé par deux, selon les économistes du CEPII. C'est autant d'amputations de ressources pour les finances publiques et donc une mise en danger de notre modèle social fondé sur les services publics.


Vincent Bolloré (photo AFP). Extrait du rapport d'Oxfam : « Le milliardaire Vincent Bolloré est l’exemple emblématique d’une fortune bâtie sur l’exploitation de ressources et infrastructures du Sud Global. Le milliardaire français a été présent pendant près de 40 ans sur le continent africain, via ses activités de transports et de logistique. Dans les pays africains dont il a exploité les ressources, Vincent Bolloré pourrait, avec sa fortune, financer la moitié de l’aide humanitaire nécessaire en 2025, et ainsi sauver 40 millions de vies."

(voir aussi, sur les humanités, "Découper Bolloré en tranches")


Incluons à cet état des lieux du capitalisme en mutation, le dévoiement de certaines réformes  comme celle du CICE prévues par un État compatissant pour faciliter les investissements productifs sur notre territoire et qui se transforment en profits et bénéfices à distribuer à des actionnaires avides. C'est encore là un manque à gagner pour nos finances publiques, la survie de nos services publics, ainsi que pour le remboursement de la dette de l’État, brandie comme épouvantail pour mieux faire "passer la pilule" de coupes budgétaires à la tronçonneuse (comme le secteur artistique et culturel le vit aujourd'hui).


Si l'on ajoute à cet immense manque à gagner, l'instauration de la dérégulation totale de l’impôt sur les sociétés et de cette fraude permise par l’État, subtilement appelée "optimisation fiscale", dont le montant atteignait en 2016 entre 60 à 80 milliards d'euros (5). Depuis, selon les sources du ministère de l’Économie et des Finances, l’évasion fiscale pourrait même atteindre 80 à 100 milliards d’euros par an si l’ensemble des facteurs était pris en compte, soit l’équivalent de plus de la moitié du déficit de l’État français (154,8 milliards d’euros en 2023).


Le total de ces transferts de richesses produites, dont une partie s'exile vers des paradis fiscaux à visée spéculative, explique la maladie de langueur économique et sociale qui atteint la France et les pays occidentaux.

L'arrivée au pouvoir du couple Trump-Musk, néo fasciste et néo nazi mêlés deux points zéro, et les annonces fondées sur le "Make America Great Again" s'accompagnent de mesures de protectionnisme. Ce qui ne peut que multiplier les difficultés pour le fonctionnement de notre économie ( comme de celles des autre pays européens) et détériorer, encore plus le fonctionnement de notre modèle social, si la politique suivie se poursuit.. Car la concurrence inter-capitaliste pour la conquête des Marchés ne peut qu'accentuer le transfert de la richesse produite par les salariés vers le capital. Et la concurrence des salariés entre eux dans une période de chômage de haute intensité en train de renaître.


Comme le remarque Florian Fayolle dans le magazine économique Challenges du 29 janvier 2025 : « Le nombre de chômeurs inscrits en catégorie A, soit ceux qui n’ont pas travaillé dans le mois, a bondi de 3,5 % sur un an, pour s’élever à 3,14 millions de personnes ». (6) Cette détérioration de notre modèle social existant, plus ou moins bien, depuis la Libération, fait valser toutes les certitudes. Particulièrement concernés sont ceux qui en ont le plus besoin. Touchés de plein fouet par la précarité ou qui craignent, au bord du précipice, d'y tomber, déqualifies dans leur vie de travail, déconsidérés par les pouvoirs économiques et politiques, dépossédés de touts espoir d'amélioration pour eux et leur famille, voici en France comme en Europe, l'armée des aigris s'avancer, portant la haine en sautoir, à la recherche de boucs émissaires. C'est bien sur ce terrain des promesses non tenues par la démocratie que l'extrême droite bâtit sa puissance, ici comme ailleurs. L'analyse de Bernie Sanders sur la défaite de la démocrate Kamela Harris à la dernière élection présidentielle états-unienne est valabe pour tous les pays occidentaux : « Il n’est pas surprenant qu’un parti démocrate qui a abandonné la classe ouvrière découvre que la classe ouvrière l’a abandonné ». Il faut être atteint de sévère cécité pour ne pas comprendre que la progression des idées néo-fascistes voire néo-nazies (relookées sous le vernis de la tech et désormais de la cryptomonnaie) est directement liée à l'extension du domaine de l'injustice économique et sociale qui désespère salariés et retraités, étudiants et chômeurs, "petits" paysans "petits" entrepreneurs. En France, comme partout dans le monde.


Michel Strulovici, Jean-Marc Adolphe


NOTES


(1). Oxfam International (Oxford Committee for Famine Relief) est une confédération d'une vingtaine d'organisations caritatives indépendantes à travers le monde. Celles-ci travaillent ensemble et en collaboration avec des partenaires locaux dans 66 pays dans le monde.


(2). Sous réserve d'omissions, en France, seuls TV5 Monde (ICI), l'hebdomadaire Politis (ICI) le média en ligne Mediabask (ICI), et quelques autres, et en Belgique la RTBF (ICI) ont mentionné la publication de ce rapport.


(3). Karl Marx, Le Capital, p. 1224 de l'édition de la Pléiade, chapitre XXXI de la VIIIème section sur « l'accumulation primitive ». 


(4). Gaston Bachelard, La formation de l'esprit scientifique (1938).


(5). Eric et Alain Bocquet, Milliards en fuite, éditions du Cherche midi, 2021.


(6). « Le nombre de chômeurs inscrits en catégorie A, soit ceux qui n’ont pas travaillé dans le mois, a bondi de 3,5 % sur un an, pour s’élever à 3,14 millions de personnes. » L’explosion s’est surtout concentrée sur la fin de l’année : au quatrième trimestre 2024, le nombre de demandeurs d’emploi, en catégorie A, a augmenté de 3,9 % par rapport au trimestre précédent. Cette envolée du chômage confirme le retournement de l’économie hexagonale. Défaillances d’entreprises au plus haut, plans sociaux qui se multiplient, incertitudes politiques qui paralysent les entreprises… Tous les ingrédients sont réunis pour faire caler la « job machine » française. Conséquence : le taux de chômage pourrait grimper jusqu’à 8,5 % . »


Documents à télécharger en PDF


Résumé en français (23 pages) du rapport d'Oxfam :



Focus France (13 pages) :



"Prendre sans entreprendre", rapport intégral (100 pages) d'Oxfam, en français :



 

Parce que vous le valez bien, et que vous avez le droit d'être informé sans œillères, les humanités ce n'est pas pareil. Nous avons choisi la gratuité, et refusé toute forme de publicité. Mais la liberté de dire a un coût. Pour souscrire (dons ou abonnements), ICI


429 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Heil Trump !

Comments


nos  thématiques  et  mots-clés

Conception du site :

Jean-Charles Herrmann  / Art + Culture + Développement (2021),

Malena Hurtado Desgoutte (2024)

bottom of page