Danse d'homme, photogramme issu du film de László Moholy-Nagy, "Grossstadt Zigeuner" (Les Tziganes de la grande ville), 1932.
Le peintre et photographe László Moholy-Nagy, né en 1895 dans une famille juive hongroise, s’installe à Berlin en 1920. En 1923, il est invité à enseigner au Bauhaus de Weimar par son fondateur et directeur, Walter Gropius. Dix ans plus tard, avec l'arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne en 1933, Moholy-Nagy n'est plus autorisé à travailler à cause de ses origines juives. Il s’exile aux Pays-Bas puis à Londres, avant d’embarquer pour les États-Unis. Il fonde à Chicago le New Bauhaus, qui deviendra ensuite l'Institute of Design. Moholy-Nagy obtiendra la nationalité américaine en 1946, quelques mois avant de mourir d’une leucémie.
L’une de ses dernières œuvres, avant de devoir quitter Berlin, est un film de 11 minutes, Grossstadt Zigeuner, réalisé en 1932 (1). Pendant le tournage, on lui tire dessus. Moholy-Nagy, pourtant, continue de filmer. Peut-être a-t-il « pensé que sans lui personne n’allait sauvegarder ce bout de monde perdu », comme l’écrit dans un texte inédit pour l’atelier du regard des humanités, le poète et écrivain Patrick Beurard-Valdoye.
Le film muet de László
en souvenir de Hattula Moholy-Nagy
& de Levente Nagy
Auprès de la boulaie
l’impassible Tisza sans retenue
murmure au passant deux
ou trois vieux secrets
s’il n’est pas débordé ni
ne fait la sourde oreille
sur sa rive en face du kiosque
avec enseigne en néon FUTURA
– au numéro 53 –
une fermière serbe ouvre le portail
pour que vous voyiez la demeure en L
elle sait que des Hongrois résidaient
là naguère avant la guerre mais de
la famille elle ignore tout et
du renom du petit László
l’ado a fui Mohol où
il n’a plus remis les pieds
sa fille ni son neveu n’y sont venus
les Weiss ayant dû magyariser leur
nom avaient opté pour Nagy que
l’artiste fit précéder de Moholy
écrivant un signe égal entre eux
tout au long de la rue Fö devenue
rue Tito à Mol-sur-Tisa le marcheur en
visage la configuration ancienne
la rue telle une lime – gránicz –
séparant les strates culturelles de Mohol
entre Tisza et voie ferrée
d’un côté Hongrois de l’autre Serbe
– sans parler du quartier juif –
dans ce cadastre la kumpania de Rroms
est en filigrane – la mobilité n’était jamais
représentée – vous la devinez débarquant
pour réparer les bassines
les paniers vendre des chevaux
lire l’avenir prometteur dans la main
des gadjé tandis que
le tintamarre chamarré
enchante les enfants du village
* * * * *
au fil de la Tisza le passant
saisit l’urgence de László
plus d’art abstrait pour l’instant
ni scéno d’expo plus de typo ni photo
grammes ni même de Modulateur Espace
Lumière mais un docu berlinois
sur une kumpania avant tout
juste avant qu’il ne soit trop tard
le premier jour tout se passe au mieux
son contact est l’épouse juive
d’un Rrom laquelle organise une
partie de cartes et des danses
avec musiciens ça tourne
le lendemain rien n’est pareil
aucune âme dehors
László sort de sacoche sa caméra
pour tourner à l’épaule un panorama
des roulottes avec enfants et femmes
derrière les vitres
or la boîte aspire les parcelles
lumineuses de vie
elle les traduit en vieux
souvenirs lugubres
filmer les enfants
est hors de question
les prendre c’est leur prendre
quelque chose on ne sait quoi
un bout d’âme un bout d’eux
un coup de feu part d’un toit
Moholy sans broncher tourne en
zieutant de biais d’où se poste
le tireur qui hurle en rromani
en langues mixées
László sourit et répète
les mots hongrois il filme
la deuxième balle l’effleure
il filme sans désemparer
durant trois minutes rivales
deux acteurs jouent gros
tous deux combattants
celui qui tire des balles
celui qui tire des images
tous deux aussi précis qu’objectifs
avec la prescience du danger
– celui de la caméra pour l’un et celui
au sommet de l’état d’ici peu pour l’autre –
jusqu’au clic de fin de film en cassette
calmement il remballe l’Ica Kinamo
et s’en tire
ta vie compte-t-elle moins que
le film demande Sybil peu après
László pétrifié de peur
a peut-être pensé que sans lui
personne n’allait sauve
garder ce bout de monde perdu
Moholy n’aurait voulu empêcher
que la chambre mobile
sur roues et la caméra
mobile avec rouages se croisent
sur cette voie de la destinée
le film d’art expérimental
étant tout autant au ban
que la vie nomade selon les
vœux industriels et discriminants
de la nouvelle année
malgré tout Grossstadt Zigeuner
est projeté en salle à
Zürich l’an d’après
* * * * *
Patrick Beurard-Valdoye
(Attentif au retour d’une forme d’oralité dans la pratique des arts poétiques, Patrick Beurard-Valdoye s’est très vite orienté du côté de l’épique, en particulier avec le « cycle des Exils » entamé dès 1985 et auquel Lamenta des murs est venu mettre le point final en février 2024 : écriture engagée dans le cours d’une existence et du monde qu’elle affronte, soucieuse de prendre en charge les tourmentes et les errements de l’Histoire, contemporaine ou non. Les deux épisodes antérieurs : Gadjo-Migrandt (2014) et Flache d’Europe aimants garde-fous (2019) ont été publiés dans la collection Poésie/ Flammarion. On peut retrouver de nombreux textes de Patrick Beurard-Valdoye sur le site de Sitaudis, dédié la poésie contemporaine (voir https://www.sitaudis.fr/Poetes-contemporains/patrick-beurard-valdoye.php) ainsi que sur la revue remue.net.
Pour voir en entier le film de László Moholy-Nagy -avec musique additionnelle : ICI
(1). « En 1932, László Moholy-Nagy a tourné plusieurs rouleaux de pellicule 16 mm pendant plusieurs jours dans les quartiers berlinois de Wedding et Weissensee, sur les lieux des campements habités par les Roms et les Sintis à cette époque à Berlin. L'intérêt de Moholy-Nagy pour les Roms était déjà visible dans son film Marseille de 1929, qui contient une brève scène avec une charrette tirée par des chevaux et un ours. [...] Cependant, dans de nombreux cas, les clichés sont transcendés par l'intérêt honnête et engagé du cinéaste pour les gens. Grossstadt-Zigeuner se concentre sur les enfants (un thème récurrent dans la photographie humaniste, mais aussi un sujet important dans les autres films de ville de Moholy-Nagy) et sur les visages des individus, dont beaucoup regardent directement la caméra. En conséquence, le film a un aspect spontané et intime de cinéma vérité , qui est également souligné par l'utilisation de sauts de caméra et d'une caméra mobile qui tourbillonne même parmi les gitans qui dansent. De plus, la caméra tenue à la main de Moholy évoque la présence très physique du cinéaste parmi ses sujets » (Steven Jacobs, Sabzian).
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