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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Mirta Courage, jusqu'au dernier souffle, en quête de vérité

Mirta Baracalle lors d'un rassemblement des Mères de la Place de Mai à Buenos Aires, avec la photos de sa fille et de son gendre,

enlevés en 1976 par la dictature argentine. Photo DR


Hommage à Mirta Baracalle, qui vient de décéder à Buenos Aires à l'âge de 99 ans. Figure pionnière des Mères de la Place de Mai, elle aura combattu toute sa vie pour obtenir la vérité sur les 30.000 disparus de la dictature militaire du général Videla et sur le sort des "bébés volés". Avec, en prime pour les lecteurs des humanités, un texte magistral, inédit en français, du journaliste et écrivain argentin Sergio Ciancaglini : « Comment transformer la douleur en action. Il était une fois un pays au nom de femme, où la mort était en liberté, chassant les rêves, accaparant la vie. Et dans ce pays au nom d'argent, les rêves et la vie ont dû apprendre à affronter les bourreaux ».


« Mon corps est fatigué », confiait-elle récemment. Jusqu’au dernier souffle, elle n’aura pourtant jamais abandonné son combat. Le combat d’une vie. En Argentine, l’annonce de son décès à 99 ans, ce 2 novembre 2024, a suscité une vive émotion, tant la figure de Mirta Acuña de Baracalle imposait le respect.


La vie de Mirta Baravalle a basculé dans la soirée du 27 août 1976, cinq mois après le coup d’état militaire qui instaura en Argentine la dictature du sinistre général Videla. Ce soir-là, des hommes armés font irruption dans son appartement, alors qu'elle joue tranquillement au scrabble avec sa fille enceinte de 5 mois, Ana María, 28 ans, qui terminait sa licence de sociologie, et son gendre, Julio César Galizzi. Tous deux sont emmenés, sans un mot d’explication, par les hommes en armes. Dès le lendemain, Mirta part à leur recherche, écume postes de police, commissariats et prisons. Elle réussit même l’impensable : pénétrer dans l’enceinte du Campo de Mayo, vaste camp militaire à une trentaine de kilomètres de Buenos Aires, qui fut le principal centre de détention clandestin de la junte militaire.


Très vite, Mirta Baravalle s’aperçoit qu’elle n’est pas seule, que d’autres femmes cherchent leurs disparus. Au début de l’année 1977, en sortant du ministère de l’Intérieur, elle rencontre l’une de ces femmes, Azucena Villaflor. Elles vont s’asseoir sur un banc de la Plaza de Mayo, face à la Casa Rosada, siège de la Présidence de la République. Et là, tout en faisant mine de tricoter, elles imaginent ce qui allait devenir le mouvement des Mères de la place de Mai. «  Si nous sommes nombreuses, Videla devra nous répondre », glisse Azucena à Mirta. Le premier rassemblement a lieu le 30 avril 1977. Ce jour-là, elles sont 14 "Mère Courage" à braver la dictature argentine. Habillées en noir, elles portent des mouchoirs blancs sur lesquels sont écrits les noms des enfants disparus. Leur marche silencieuse d'une demi-heure marque la naissance de l'Association des mères de la Plaza de Mayo. Rapidement, elles deviennent des centaines à marcher ainsi chaque jeudi.


Lors de l'une des premières manifestations des Mères de la Place de Mai, à Buenos Aires. Photo DR

 

Encore aujourd’hui, depuis près de cinquante ans, des femmes se battent sans relâche pour retrouver les enfants volés et faire la lumière sur le sort des 30.000 disparus de la dictature militaire qui a ensanglanté le pays entre 1976 et 1983. Mirta, elle, n’a jamais revu son gendre, sa fille et le bébé qu’elle portait, qui aurait dû s’appeler Camila ou Ernesto. En janvier 1977, un homme vient annoncer à Mirta Baravalle que le bébé est né et qu’il est en bonne santé. Mais ce mystérieux messager a lui aussi “disparu” peu après, emportant avec lui le secret de la localisation de l’enfant.


En mai 2017, les "Mères de la Place de Mai", qui réclament inlassablement la vérité sur le sort de leurs enfants, disparus durant la dictature argentine, célébraient à Buenos Aires le 40e anniversaire de leur premier rassemblement. Reportage France 24.

 

La quête sans fin des bébés volés

 

Au fil des ans, le mouvement s’est structuré et amplifié. En 1977, Mirta Baravalle a participé à la création de l’association des Grands-mères de la Place de Mai, spécifiquement dédiée à la recherche des enfants nés en détention et donnés illégalement à des familles proches du régime. Selon les estimations, entre 300 et 500 bébés auraient ainsi été « appropriés », dans le but d’en faire des enfants « bien-pensants ».


Depuis 45 ans, au prix d’un travail d’enquête acharné et grâce aux progrès de la génétique, les Grands-mères sont parvenues à "résoudre" 130 cas, c’est-à-dire à restituer leur véritable identité à des personnes qui ignoraient tout de leurs origines. Mais plus de 300 autres, parmi lesquels le petit-enfant de Mirta Baravalle, restent introuvables. Une tragédie que cette militante infatigable, décrite par ses proches comme une femme de principes, intègre et stratège, a portée jusqu’à son dernier souffle.

 

Mirta n’aura pas eu le temps de connaître toute la vérité et de serrer dans ses bras ceux qui lui ont été arrachés. Mais par sa lutte obstinée, sa ténacité et son courage en dépit de l’adversité, elle laisse un exemple qui forcé le respect et continuera d’inspirer des générations de défenseurs des droits humains, en Argentine et au-delà. Son combat était celui d’une mère, d’une grand-mère, mais aussi celui de tout un peuple avide de justice et de mémoire. Sur les réseaux sociaux, les Grands-mères de la Place de Mai lui ont rendu un vibrant hommage : « Nous disons adieu à une camarade de lutte (…). A 99 ans, Mirta est partie sans l’étreinte de son petit-fils ou de sa petite-fille. Nous continuerons à les chercher. Pour toujours, chère Mirta ! »

 

La rédaction des humanités

 

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Pour mémoire :

"Il était une fois 14 femmes : l'histoire des Mères de la Place de Mai"

(texte inédit en français du journaliste et écrivain Sergio Ciancaglini)


Cette nuit-là, une naissance a eu lieu.

Au milieu des ténèbres, une naissance.

Une histoire est née.


De nombreux pères et mères sont partis à la recherche de leurs enfants. Ils ont quitté leur maison, ils ont quitté le ventre de leur routine habituelle pour affronter l'appareil répressif le plus imposant de l'histoire du pays. Le désespoir et l'amour se sont imprimés sur leur peau, et c'est là qu'est né leur courage. Ils ont visité des hôpitaux, arpenté des salles d'audience, osé se rendre dans des commissariats et des casernes. Ils ont fouillé les morgues. Personne ne savait rien. La loi du silence. Chaque jour, c'est l'espoir des nouvelles. Chaque nuit, la frustration du silence.


Les pères, peu à peu, ont repris leur travail.

La plupart des mères étaient au foyer : elles avaient leur temps intact et le sentiment qu'il n'y avait rien d'autre à faire que de consacrer chaque heure, chaque minute et chaque seconde de leur vie à la recherche.

Elles étaient seules, se déplaçaient, posaient des questions inutiles, assommées par tant de silence. Peu à peu, elles ont commencé à traverser les mêmes labyrinthes, à se reconnaître et à découvrir qu'il y avait d'autres personnes qui partageaient ce genre de signe que chacun portait comme un code secret dans ses yeux : le désespoir et l'incertitude.


Ce fut une première victoire contre l'isolement. Elles ont commencé à se rencontrer, à se réunir, à s'accompagner les unes les autres. Être ensemble était le moyen d'échapper à la terreur de la solitude. Mais c'est bien plus que cela.

Un jour, ces femmes se sont retrouvées dans une église militaire, où un prêtre psychopathe leur recommandait la sainte patience et les embrouillait avec des rumeurs, des insinuations et des informations erronées. L'intuition des femmes : on leur mentait systématiquement, personne ne faisait rien pour sauver leurs enfants.

L'une de ces femmes a dit : « Assez, c'est assez ! »

Et elle a dit : nous devons aller sur la Plaza de Mayo, nous devons faire en sorte que les gens voient et entendent ce qui nous arrive. C'était une femme qui portait le nom d'une fleur.

Et ce groupe de femmes a décidé qu'Azucena Villaflor avait raison : leur place serait la Plaza de Mayo.

La place serait le territoire de ces mères.


Elles n'avaient pas de bureau, mais elles avaient trouvé un endroit spacieux, aéré, bien éclairé et très central.

Elles n'avaient pas de fauteuils moelleux, mais il y avait des bancs sur la place.

Il n'y avait pas de bureaux, mais elles avaient les jupes pour y mettre des dossiers, des fichiers, des cahiers ou tout ce qui était nécessaire.

Il n'y avait pas de tapis, juste des pavés et quelques pigeons qui volaient autour.


Elles pouvaient se voir de loin en arrivant. Elles n'avaient pas de téléphone, mais elles se passaient des petits bouts de papier avec des messages, des rapports ou des points de rencontre futurs. Elles cachaient ces messages dans des pelotes de laine, au cas où la police ou les militaires croiseraient leur chemin.

Elles ne voulaient pas être découvertes. Une fois les pelotes de laine en main, elles prenaient des aiguilles et tricotaient sur la place, tout en se transmettant des informations, en inventant ce qu'il faut faire, comment chercher, comment éviter l'impuissance de l'inaction. Pénélope tricote en attendant le retour de son mari. Ensemble, elles ont tissé des actions pour rechercher leurs enfants et dénoncer ce qui se passait.


La première fois, c'était le samedi 30 avril 1977. Il n'y avait que 14 personnes sur la Plaza de Mayo. Comme il n'y avait presque personne, elles ont décidé de revenir le vendredi suivant. Par la suite, l'une des mères a prévenu, comme pour conjurer les mauvais présages : « Le vendredi, c'est le jour des sorcières ». La semaine suivante, elles ont commencé à se réunir le jeudi, jour où elles ne sortiraient plus jamais, pour échapper aux sorcières.

"Elles ont commencé à marcher, dans le sens inverse des aiguilles d'une montre : comme si elles se rebellaient contre chaque minute passée sans leurs enfants"

La police se méfiait. En raison de l'état de siège, tout rassemblement de trois personnes ou plus était interdit car considéré comme potentiellement subversif.


À vrai dire, dans ce cas, ils avaient raison : chercher la vie était subversif. Comme des oiseaux en uniforme, les policiers ont commencé à tourner autour de ces femmes qui parlaient et s'agitaient depuis les bancs de la place. Ils ordonnaient : « Marchez, avancez, vous ne pouvez pas rester ici ». Elles ont commencé à marcher et à circuler autour du monument de Belgrano, dans le sens inverse des aiguilles d'une montre : comme si elles se rebellaient contre chaque minute passée sans leurs enfants.


Elles marchaient, tous les jeudis, sous le nez du plus redoutable des gouvernements dictatoriaux. La place était déjà le territoire des Mères.


Des journalistes étrangers ont découvert ces étranges tours et détours. Ils ont consulté les militaires. On leur a dit qu'il s'agissait de femmes dérangées, de Mères folles qui cherchaient des gens introuvables. Une grande partie de la société a préféré ne rien savoir. La censure bloquait les oreilles, les cerveaux et les cœurs. Les mères folles étaient les seules à ressembler à des cordes, à tisser et à tourner dans le sens inverse des aiguilles d'une montre.


En octobre 1977, elles se joignirent au pèlerinage de Luján, qui rassemble un million de jeunes. Le problème était de se retrouver et de se reconnaître dans la foule. Quelqu'un a suggéré de porter un foulard de la même couleur. La couleur pose problème, mais l'une des mères a alors une idée : pourquoi ne pas porter une couche de nos enfants ? Les couches jetables n'existaient pas et la plupart des mères conservaient encore leurs couches en tissu, pensant peut-être à leurs petits-enfants.


Devant la basilique, elles ont réclamé et prié pour les disparus. Tous ceux qui étaient là pouvaient les voir, identifiées par les couches blanches sur leur tête. Peu après, une marche des organisations de défense des droits de l'homme s'est achevée par l'arrestation de 300 personnes, dont - par erreur - plusieurs journalistes étrangers. Grâce à cette efficacité, le monde a commencé à savoir ce qui se passait. Dans le commissariat, les Mères récitaient des Notre Père et des Je vous salue Marie. Les policiers n'osaient pas déranger ces femmes si pieuses. Entre les prières, faisant des croix, elles regardaient les hommes en uniforme, les traitaient d'« assassins » et continuaient à prier. Amen.


Le fait de se réunir, de rompre l'isolement, de rechercher leurs enfants, est devenu en soi un crime. En décembre 1977, un officier de marine se faisant passer pour le frère d'une personne disparue a organisé l'enlèvement et la disparition de trois des mères, de deux religieuses françaises et d'autres parents et amis. Tel est le courage militaire.


Les mères organisaient la collecte pour publier une pétition le 10 décembre, dénonçant les disparitions.

Le 8 décembre, Esther Careaga et Mary Ponce de Bianco ont été enlevées dans l'église de Santa Cruz, avec huit autres personnes, dont la religieuse française Alice Domon. Esther était paraguayenne. Elle avait déjà retrouvé sa fille adolescente, libérée par les militaires. Les autres mères lui ont demandé de rentrer chez elle, de ne pas prendre davantage de risques. Esther les a ignorées, décidant de rester avec elles jusqu'à ce qu'elles retrouvent chacune leurs enfants.

Azucena avait eu l'idée que les mères devaient s'organiser pour ne plus jamais être seules dans leur lutte. Et elle avait dit ceci : « Tous les disparus sont nos enfants ».

Deux jours plus tard, la femme au nom de fleur disparaissait [Azucena Villaflor, l'une des premières Mères de la Place de Mai, a été enlevée par des militaires, devant son domicile, le 10 décembre 1977. Elle aurait été détenue dans le camp de concentration de l’École supérieure de mécanique de l'armée. Son corps, avec ceux de deux autres mères, a été identifié en juillet 2005 par une équipe d'anthropologues argentins. Les cendres d'Azucena Villaflor ont été enterrées sur la place de Mai le 8 décembre 2005. NdT]. La terreur de cette époque dépasse tout ce que l'on peut imaginer. Ceux qui cherchaient les disparus disparurent. Mais les militaires avaient été sélectifs : ils avaient enlevé celles que tout le monde avait toujours considérées comme « les trois meilleures mères ». Sans Azucena, il fallait choisir : continuer, se cacher ou rentrer à la maison. Pour les mères, le doute n'était plus permis : elles devaient désormais rechercher non seulement leurs fils et leurs filles, mais aussi leurs amis et leurs compagnons. Elles parvinrent à surmonter la paralysie et la terreur pour continuer leur marche.


Azucena avait eu l'idée que les mères devaient s'organiser pour ne plus jamais être seules dans leur lutte. Et elle avait dit ceci : « Tous les disparus sont nos enfants ». Ainsi, elle socialisait la maternité, donnait du pouvoir à chaque mère et donnait de la grandeur à chaque minute de résistance.


La Coupe du monde de 1978 est arrivée. Le football couvrait la réalité avec des cris et des sourires, alors qu'à quelques rues du stade de River, des personnes étaient toujours torturées dans l'enceinte du camp de l'ESMA. La Coupe du monde était de l'oxygène pour les militaires : continuer à tuer et à punir de plus en plus de gens en planifiant la misère. Les mères ont changé de lieu et d'heure de rendez-vous. Elles ne se rendaient pas sur la place tous les jeudis, pour éviter d'être repérées. Lorsqu'elles s'y rendaient, la police lançait les chiens sur elles. Chacune d'entre elles portait un journal roulé pour éviter que les morsures des chiens, l'une des rares choses utiles à laquelle les journaux servaient à l'époque.


Souvent, l'une d'entre elles était arrêtée ou détenue dans les commissariats de police. Elles ont eu une idée : lorsque l'une d'entre elles était arrêté, elles se présenteraient toutes et demanderaient à être arrêtés à leur tour. La police voyait arriver des dizaines et des dizaines de femmes qui demandaient à être emprisonnées . Une fois, elles étaient si nombreuses à demander à être arrêtées qu'ils ont dû les faire monter dans un bus de la ligne 60.

Des mères folles, disaient les policiers, qui ne savaient pas quoi faire : ils les laissaient souvent partir pour qu'elles leur lâchent la bride.


Lorsqu'ils ont demandé des documents à l'une d'entre elles sur la place, toutes les autres se sont approchées des policiers pour leur remettre les leurs. Des centaines de documents, des cartes d'identité et des livrets municipaux, que la police a dû vérifier. Les mères sont d'ailleurs restées plus longtemps sur la place.


En 1979, la Commission interaméricaine des droits de l'homme est arrivée dans le pays. Le football a également joué contre elles. La Coupe du monde avait focalisé l'attention de tous sur Maradona, et les militaires en ont profité pour faire venir des journalistes de football sur la place de Mai, et pour désavouer celles qui avaient fait la queue pour témoigner devant la Commission. Ils voulaient montrer ce qu'ils appelaient « la vraie image du pays ». Ils ont dit : « les disparus ont dû faire quelque chose », ou « ils ont dû être emmenés pour une raison ».


(...)

"Les militaires représentaient la rigidité et la violence. Les mères, c'est la fluidité et l'énergie."

Ce n'est qu'en 1980, grâce au soutien international, que les Mères ont pu disposer d'un bureau. Mais c'est aussi cette année-là qu'elles ont décidé de retourner sur leur territoire, la Place de Mai, pour ne plus jamais la quitter.

Elles y sont allées un jeudi, et le jeudi suivant, un escadron entier les attendait, armes au poing. Elles changèrent les horaires, circulaient là où on ne les voyait pas. Peu à peu, elles enveloppèrent la Pyramide de Mai [La pyramide de Mai se dresse au centre de la place de Mai à Buenos Aires et est le premier monument patriotique ― c'est-à-dire commémorant l’indépendance ― dont se dota la capitale argentine - NdT] de leurs marches que personne ne pouvait arrêter. Elles portaient des journaux roulés. Elles ont aussi apporté des petites bouteilles d'eau et de bicarbonate au cas où ils seraient accueillis par des gaz lacrymogènes. Elles n'avaient pas besoin de gaz lacrymogène pour pleurer. Mais elles ont décidé de passer des pleurs à l'action.


Les militaires représentaient la rigidité et la violence. Les mères, c'est la fluidité et l'énergie. Les militaires et les policiers étaient la mort. Les bourreaux. Les mères étaient la vie.


(...)


En 1983, il y eut des élections, Alfonsín devint président, et les mères firent défiler les silhouettes pour que personne n'oublie les absents. Sur les affiches, elles disaient que ces fils et filles de disparus avaient lutté pour la justice, la liberté et la dignité.


Le gouvernement a créé la CONADEP, la commission nationale pour la disparition des personnes. Les mères étaient méfiantes, elles ne voulaient pas en faire partie. Elles ont toujours préféré la rue aux commissions. Elles ont créé un journal, l'association grandissait et continuait à exiger la comparution en vie et la punition des coupables.


En 1985, Alfonsín les a convoquées, mais ne s'est pas rendu à la réunion. Les Mères ont investi la Casa Rosada [siège de la Présidence de la République, NdT] et y sont restées en guise de résistance pacifique. Ces actions ont montré l'écart entre le discours du gouvernement sur les droits de l'homme et la réalité. Elles ont également montré comment le protagonisme politique s'est déplacé des politiciens de musée vers les mouvements générés dans la société pour faire face aux problèmes en prenant en charge leurs propres décisions.


Le procès des responsables de la Junte militaire a eu lieu, mais il n'y a eu que deux condamnations à la prison à vie. Celles de Videla et de Massera. Les autres chefs militaires ont été condamnés à des peines légères ou ont été acquittés. Les Mères se levèrent et quittèrent la salle d'audience.


"Ces femmes au foyer, déchirées par le désespoir, avaient réussi à transformer la douleur en action et en pensée."

Les actions se sont poursuivies, les marches, les escarmouches avec les militaires dans leurs maisons, les voyages et les campagnes dans le monde entier, la lutte contre les lois du Punto Final et de l'Obediencia Debida, la lutte contre les rébellions de la Semana Santa et des carapintadas, la marche des mains, la marche des Pañuelos, lorsqu'ils ont couvert le palais du gouvernement de mouchoirs blancs, les prix internationaux.


Le soutien aux conflits, aux grèves, aux réprimés et aux persécutés.

Elles ont commencé à s'approprier une idée : l'autre, c'est moi.

Les Mères, en plus de dénoncer ce qui était arrivé à leurs enfants, ont fait autre chose : elles ont commencé à faire naître les mêmes idées et les mêmes rêves que ceux pour lesquels ces jeunes s'étaient battus.C'est pourquoi elles ont senti que, même sans être là, leurs enfants les mettaient au monde. Ces femmes au foyer, déchirées par le désespoir, avaient réussi à transformer la douleur en action et en pensée.


Toutes ces luttes se sont multipliées à l'infini lorsque Menem est devenu président [en 1989] pour parfaire, en démocratie, la misère programmée : il a privatisé le pays, abandonné l'État, augmenté massivement le chômage, protégé toutes sortes de mafiosi, d'assassins et de corrompus, et les a aussi mis à gouverner avec lui. Il a d'ailleurs gracié tous les officiers militaires qui avaient été condamnés.


La même chose s'est produite lorsque Fernando de la Rúa est arrivé au pouvoir [en 1999], et les mères étaient là, à nouveau sur la place, les 19 et 20 décembre, lorsque ce gouvernement a tenté d'imposer l'état de siège et a réprimé des milliers et des milliers de personnes qui en avaient assez de tant de décadence et de tant de mensonges.


L'histoire récente est mieux connue, les Mères et leur université pleine de jeunes, de mouvements, de conférences, de projets. Les Mères et leur radio flambant neuve, pour que tout ce qui doit être dit puisse être entendu. L'intervention dans toutes les luttes contre les mafias, contre la misère, contre la mort.

Et tous les jeudis, comme toujours, les mères circulent, tissent des liens de solidarité, construisent ce territoire de la Place pour qu'il soit l'espace de tous.


Il était une fois un pays au nom de femme, où la mort était en liberté, chassant les rêves, accaparant la vie. Et dans ce pays au nom d'argent, les rêves et la vie ont dû apprendre à affronter les bourreaux. Les mères laissent cet héritage.

Comment transformer la douleur en action.

La paralysie et la peur en lutte.

Le désespoir en courage.

Les larmes en action.

Faire reculer la mort, comme au premier jour :

tisser des luttes,faire circuler les rêves,et éclairer la vie.


Sergio Ciancaglini

(texte publié le 30 avril 2024 pat lavaca.org, traduit par la rédaction des humanités)

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