Deux écueils : paralysie ou naufrage. Comment s’orienter, "aujourd’hui où aucune direction ne l’emporte", à l’aune d’une "communauté mondiale émergente" où "nous devons reconnaître que les humains ne sont pas au centre de la terre" ? Métaphore d'une pensée vive qui aura ouvert des pistes pour "nous orienter dans ce grand bazar", Mireille Delmas-Marty, récemment disparue, avait conçu pour le château de Goutelas, centre culturel de rencontre, une singulière boussole-sculpture.
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"Ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force,
ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force afin que la justice et la force fussent ensemble,
et que la paix fût, qui est le souverain bien."
(Blaise Pascal, Pensées, 1670)
Disparue en février dernier, Mireille Delmas-Marty restera une grande figure intellectuelle de la recherche et l’enseignement du Droit. Elle était avant tout une femme engagée, invitant sans cesse les “forces imaginantes de notre esprit” qu’elle avait découvertes chez Gaston Bachelard, dans les premières pages de L’Eau et les rêves.
Mireille Delmas-Marty aimait comparer les juristes à des paysagistes, cultivant les lois à travers leurs processus de transformation, les faisant vivre dans un enchevêtrement de contradictions. Loin d’en être exclue, la poésie l’aidait à penser : dans son enseignement comme dans ses livres, elle aimait recourir à des métaphores liées aux nuages, aux vents, au « pot-au-noir », cette zone au milieu des océans où les vents qui soufflent en sens contraires se neutralisent ou se combattent : « Dans un monde pris dans ces tourbillons, entre paralysie et naufrage, où trouver la boussole qui permettrait d’en sortir ? Pour échapper au désordre, stabiliser l’instable et penser l’imprévisible, il ne suffit pas de placer l’humanité et ses valeurs au centre du monde, comme a tenté de le faire la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948. Il faut réguler les vents autour de principes communs et inventer la boussole d’un humanisme élargi à la planète qui guiderait les humains sur les routes imprévisibles du monde. » (Mireille Delmas-Marty, Sortir du pot au noir. L'Humanisme juridique comme boussole, Buchet-Chastel, 2019, 112 pages, 12 €, à commander ICI)
La boussole des possibles, au château de Goutelas.
Pour dépasser les limites qu’elle ressentait dans les mots, elle a choisi de prolonger cette idée de boussole par une œuvre d’art destinée au château de Goutelas, dans le Forez, demeure de la Renaissance érigée sur une ancienne place forte médiévale, un lieu devenu Centre culturel de rencontre en 2015, qu’elle a fait rayonner de son intelligence jusqu’à ses derniers jours.
La Boussole des possibles est une sculpture qu’elle a conçue avec le plasticien-bâtisseur Antonio Benincà, un « objet-manifeste », comme elle dit dans un film de François Stuck, produit par l'association IDÉtoria ; emblème d’un monde où l’on puisse « changer en échangeant, sans se perdre, ni se dénaturer », selon ces mots d’Édouard Glissant, son poète de prédilection. Mireille Delmas-Marty y décrit un monde pris dans les tourbillons des vents entre sécurité et liberté, compétition et coopération, innovation et conservation, exclusion et intégration, ajoutant : « C’est pour nous repérer dans ce désordre et accompagner, voire orienter, le destin commun de notre planète, que nous avons besoin d’une boussole.» Une « boussole singulière », pour « nous orienter dans ce grand bazar », et montrer « que l’effondrement n’est pas inéluctable, et qu’il est encore possible d’orienter nos sociétés vers une gouvernance qui les stabilise sans les immobiliser, et les pacifie sans les uniformiser. »
Deux écueils : paralysie ou naufrage. Comment s’orienter, « aujourd’hui où aucune direction ne l’emporte », à l’aune d’une « communauté mondiale émergente » où « nous devons reconnaître que les humains ne sont pas au centre de la terre » ? « Le futur n’est pas écrit » disait-elle devant l’Académie des sciences morales et politiques dont elle était membre depuis 2007. Elle ajoutait : « aux récits d’anticipation à l’œuvre qui dessinent un monde du Tout marché (la main invisible du marché), du Tout numérique (le post-humanisme), voire un Empire monde (les nouvelles routes de la soie) ou le récit catastrophe d’un Grand effondrement (la crise climatique) », il faut opposer un autre "récit-aventure" ».
Ce « récit-aventure », le château de Goutelas, dont Mireille Delmas-Marty fut si proche, en poursuit la ligne d’horizons. Dans ce centre culturel de rencontre qui a pour devise « Humanisme, droit, création », « la mondialisation sauvage peut devenir « mondialité », apaisée et apaisante, qui ré-enchante le monde au lieu dele dominer. »
Parmi les événements à venir : un temps fort intitulé « Droit de regards. Démocratie(s) et états d’urgence », les 18 et 19 mars (voir ICI), et une exposition collective, du 19 mars au 18 septembre, intitulée This Land Is Your Land, qui « aborde le paysage comme lieu d’altérité et potentiel espace commun, aussi bien entre humains qu’avec l’ensemble du vivant. Elle évoque le déplacement toujours possible hors de nos limites, la liberté de migrer, d’investir de nouveaux espaces, entre humains et pour les autres espèces » (commissaire d’exposition Thierry Fournier, avec des œuvres de Cécile Beau, Joseph Beuys, Céline Cléron, Juliette Fontaine, Bruno Gadenne, Harold Guérin, Laurent Lacotte, Luce Moreau, Flavie Pinatel, Enrique Ramírez, Erik Samakh, Stéphane Thidet, Marie Voignier), vernissage le vendredi 18 mars à 18h30. A voir ICI.
Isabelle Favre
A lire sur les humanités :
« Zemmour l’a tuer, hommage à Mireille Delmas-Marty », 13 février 2022, à lire ICI.
« Des images pour faire hospitalité », 27 novembre 2021, à lire ICI.
« Face au délit de solidarité », 23 novembre 2021, à lire ICI.
A lire également :
Entretien avec Mireille Delmas-Marty, « Je vois le droit comme un processus de transformation et le juriste comme un paysagiste », Revue du Collège de Droit de la Sorbonne, 23 juillet 2020.
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