Second long-métrage d’Emmanuel Parraud tourné à la Réunion, Maudit ! brasse vivants et spectres, dans une quête qui fait resurgir la mémoire esclavagiste de l’île aux paysages « paradisiaques ».
Film fantastique, film réaliste, film documentaire ? Film poétique, Maudit !, qui sort en salle ce mercredi 17 novembre, l’est assurément. Après Sac la mort (2016), c’est le second long-métrage d’Emmanuel Parraud tourné sur l’île de La Réunion. Et ce n’est pas simple décor, mais sceau d’une mémoire marquée par un passé colonialiste et esclavagiste, qui devient le terreau d’une fable déroutante.
Alix, le personnage central du film (joué par l’épatant Farouk Saidi) tient avec son ami Marcellin (Aldo Dolphin) une buvette illégale sur le passage des randonneurs. La disparition de Marcellin, après une nuit fort arrosée, projette Alix dans une quête aux contours incertains, qui devient celle du film.
Au fur et à mesure qu’Alix se laisse envahir par les esprits des esclaves marrons qui hantent les lieux avec une violente rancœur prête à exploser, nous sommes associés, sans vraiment comprendre, au délitement de la réalité et à l’entrée dans un espace-temps qui relève du fantastique. Un espace-temps trouble, marqué par la coexistence des morts et des vivants, l’influence que les uns peuvent avoir sur les autres. Le fantastique est ici ce qui permet d’accéder à cette part de culture réunionnaise quasiment exotique pour le spectateur occidental : celle des afro-descendants. Un espace d’altérité, qui oscille entre distance et extrême proximité, que renforce l’usage du créole (le film est sous-titré) avec son vocabulaire à la fois proche du français et différent (des mots inconnus comme le si simplement suggestif « fénoir » qui signifie « crépuscule » à la Réunion).
C’est par les moyens du cinéma que le trouble nous saisit progressivement, rupture après rupture. Jeux de lumières : rouges (et vacillantes comme la caméra dans la séquence du billard), émergeant de l’obscurité (ces visages à la peau noire, ces regards surtout qui surgissent et disparaissent), brusque éclairage artificiel dans la nuit, brume atmosphérique qui nous rattache à la localité du tournage. Bande son, vrai protagoniste de film : les sons agressifs de l’action ou une musique stridente dominent. Montage avec ses ruptures d’ambiances, ses mises en échos : course de jogger au début du film, course du fugitif vers la fin. Fugitif, où cours-tu ?, c’est le titre d’un livre qui retrace l’enquête sur le marronnage que mène l’Afropéen Dénètem Touam Bona (philosophe, écrivain, commissaire de l’exposition Sagesse des lianes actuellement au Centre d’art et de paysage de Vassivière en Limousin). Le film comme le livre tentent de jeter un pont « entre des mondes que vrille, aujourd’hui encore, la ligne de couleur ».
Le marronnage, libération des esclaves par eux-mêmes, est aussi le sujet de Maudit !. On le perçoit plus clairement lors d’une rupture majeure annoncée par la bande son lorsqu’on entend tout d’un coup un piano, retour à une certaine « douceur de vivre » à l’européenne. Alix poursuit sa fuite en faisant irruption dans une riche villa du XVIIIe siècle, ancienne propriété de planteur. Il surgit dans la réalité touristique d’un lieu d’interprétation de l’histoire de l’esclavage, représenté dans les pièces que nous traversons avec lui. Il rencontre un homme blanc qui le conduit sur un terrasse où se trouve une « cage de verre » à hauteur d’homme.
Sans déflorer le sujet, on indiquera seulement que cette cage de verre est une création faite pour le film, conçue par le réalisateur avec un artiste contemporain de La Réunion : « un dispositif, dans une fausse transparence. Dans cette installation Alix est une sentinelle, un veilleur, et dans le même temps il est assigné à cette place par le fantôme du maître des lieux, retour aux origines… enfermé comme pouvaient l’être les esclaves tous les soirs dans leur cabane », commente le cinéaste. […] « Tout est marqué du sceau de l’esclavage sur cette île, le paysage actuel ce sont les esclaves qui l’ont façonné. Si on regarde le paysage à travers les verres de la cage, notre vision est parasitée par les numéros des esclaves inscrits en noir sur le verre, nous empêchant de voir le paysage comme un paysage innocent. »
Le paysage « paradisiaque » de la Réunion fait partie du film, singulièrement dans les séquences tournées dans le Parc national de la Réunion. Comme il est rappelé clairement à un moment, ce Parc est protégé, surveillé. Le générique précise que le tournage a été « autorisé dans le respect des milieux naturels, des paysages et du caractère des lieux ». Aurions-nous plus d’égards pour le paysage, pour cette forêt qui grimpe et s’impose sur les flancs d’un volcan que pour certains humains ? Ce paysage est le théâtre de la fin du film où la violence, réelle ou fantasmatique, libère (de) la malédiction. Qu’a-t-elle à faire, cette violence, de la beauté, de la pureté de l’eau d’un torrent : image qui revient à plusieurs reprises dans le film et s’impose à la fin, à contre-courant, rebroussant chemin ?
Isabelle Favre
Bande annonce du film :
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