Manoel de Oliveira ? Il danse, il danse...
- Jean-Marc Adolphe
- 2 avr.
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 3 avr.

Manoel de Oliveira à Venise en 2007. Photo Jean-Michel Frodon
Kseniya Paetrova, russe anti-guerre, croupit depuis près de deux mois dans une prison en Louisiane, et le gouvernement américain veut l'expulser vers les geôles de Poutine. Son crime ? Dans le cadre de son travail, cette jeune chercheuse rattachée à l'université de Harvard a ramené de France des embryons de grenouilles ! Elle n'est pas la seule à subir les foudres de Trumpland : bientôt la Blanchamérique ? Et sinon, dans les éphémérides du jour : Casanova (300 ans aujourd'hui), Manoel de Oliveira, en danse, et... trois poèmes anonymes.
Ephémérides

Ci-contre : Donald Sutherland dans le "Casanova"
de Federico Fellini (1976)
Il y a exactement trois cents ans, le 2 avril 1725, naissait dans la République de Venise un certain Giacomo Casanova. Fils de saltimbanques, il est précisément né rue de la Comédie : ça prédispose. Promu abbé de l'église San Samuele, il doit mettre un terme prématuré à sa carrière ecclésiastique après un sermon catastrophique qu'il prononce totalement ivre. Après moult aventure, il est jugé pour libertinage, athéisme, occultisme et appartenance maçonnique : à 30 ans, il prend la direction de la célèbre prison vénitienne des Plombs – surnom donné aux prisons de Venise à cause de la couverture des toits en plomb, qui transmettait le froid en hiver et la chaleur en été-, dont il s'évade 15 mois plus tard. Commence alors une longue vie de voyages et errances.
Pour le plaisir de la langue, on se contentera ici de reproduire le portait que fit de Casanova son contemporain, le prince de Ligne :
« Ce serait un bien bel homme s’il n’était pas laid ; il est grand, bâti en Hercule, mais a un teint africain ; des yeux vifs, pleins d’esprit à la vérité, mais qui annoncent toujours la susceptibilité, l’inquiétude ou la rancune, lui donnent un peu l’air féroce, plus facile à être mis en colère qu’en gaieté. Il rit peu, mais il fait rire. Il a une manière de dire les choses qui tient de l’Arlequin balourd et du Figaro, ce qui le rend très plaisant. Il n’y a que les choses qu’il prétend savoir qu’il ne sait pas : les règles de la danse, celles de la langue française, du goût, de l’usage du monde et du savoir-vivre. Il n’y a que ses ouvrages philosophiques où il n’y ait point de philosophie ; tous les autres en sont remplis ; il y a toujours du trait, du neuf, du piquant et du profond. C’est un puits de science ; mais il cite si souvent Homère et Horace, que c’est de quoi en dégoûter. La tournure de son esprit et ses saillies sont un extrait de sel attique. Il est sensible et reconnaissant ; mais pour peu qu’on lui déplaise, il est méchant, hargneux et détestable. Un million qu’on lui donnerait ne rachèterait pas une petite plaisanterie qu’on lui aurait faite. Son style ressemble à celui des anciennes préfaces ; il est long, diffus et lourd ; mais s’il a quelque chose à raconter, comme ses aventures, il y met une telle originalité, une naïveté, cette espèce de genre dramatique pour mettre tout en action, qu’on ne saurait trop l’admirer, et que, sans le savoir, il est supérieur à Gil Blas et au Diable boiteux. Il ne croit à rien, excepté ce qui est le moins croyable, étant superstitieux sur tout plein d’objets. (...)
Il convoite tout, et, après avoir eu de tout, il sait se passer de tout. Les femmes et les petites filles surtout sont dans sa tête ; mais elles ne peuvent plus en sortir pour passer ailleurs. Cela le fâche, cela le met en colère contre le beau sexe, contre lui-même, contre le ciel, contre la nature et surtout contre l’année 1725. Il se venge de tout cela contre tout ce qui est mangeable, buvable ; ne pouvant plus être un dieu dans les jardins, un satyre dans les forêts, c’est un loup à table : il ne fait grâce à rien, commence gaiement et finit tristement, désolé de ne pas pouvoir recommencer. S’il a profité quelquefois de sa supériorité sur quelques bêtes, hommes et femmes, pour faire fortune, c’était pour rendre heureux ce qui l’entourait. Au milieu des plus grands désordres de la jeunesse la plus orageuse et de la carrière la plus aventureuse et quelquefois un peu équivoque, il a montré de la délicatesse, de l’honneur et du courage. Il est fier parce qu’il n’est rien. Rentier, ou financier ou grand seigneur, il aurait été peut-être facile à vivre ; mais qu’on ne le contrarie point, surtout qu’on ne rie point, mais qu’on le lise ou qu’on l’écoute ; car son amour-propre est toujours sous les armes. Ne lui dites jamais que vous savez l’histoire qu’il va vous conter ; ayez l’air de l’entendre pour la première fois. Ne manquez pas de lui faire la révérence, car un rien vous en fera un ennemi. Sa prodigieuse imagination, la vivacité de son pays, ses voyages, tous les métiers qu’il a faits, sa fermeté dans l’absence de tous les biens moraux et physiques, en font un homme rare, précieux à rencontrer, digne même de considération et de beaucoup d’amitié de la part du très petit nombre de personnes qui trouvent grâce devant lui. »
Manoel de Oliveira, une improvisation, Porto, 2008
Chapeau l'artiste : il avait 106 ans. Le cinéaste portugais Manoel de Oliveira est mort il y a dix ans jour pour jour, le 2 avril 2015. En hommage, Arte diffuse actuellement un cycle Manoel de Oliveira, avec cinq films en version restaurée, auxquels s'ajoute un documentaire de Virginie Apiou sur l'oeuvre du cinéaste, N'oublie pas que je joue.
Cycle Manoel de Oliveira sur Arte : https://www.arte.tv/fr/videos/RC-026281/le-cinema-de-manoel-de-oliveira/
Plus modestement, nous proposons ici une séquence filmée à la volée à Porto (la ville de Manoel de Oliveira), le 24 septembre 2008. Le cinéaste avait été invité à assister à la présentation des "Fragments d'expériences" qui clôturaient à Porto la quatrième édition du SKITE (*). Les présentations venaienttout juste de débuter, Manoel de Oliveira lève la main, puis rejoint sur le plateau les jeunes danseurs. Il dit quelques mots pour saluer leur créativité : « Vous êtes l'avenir », dit-il. Puis il ajoute : « Pour vous remercier, j'aimerais chanter. Mais comme je ne sais pas chanter, je vais danser... »
(*) - Qualifié de "chantier d'utopies", le SKITE est un projet artistique conçu par Jean-Marc Adolphe, qui a connu cinq éditions en 1992 (Paris, Théâtre de la Cité Internationale, Londres et Leuven), 1994 (Lisbonne Capitale européenne de la culture), 2007 (Performing Arts Forum, Saint-Erme-Outre-et-Ramecourt, et Reims), 2008 (Porto) et 2010 (Caen). A chaque fois, il s'agissait de réunir des artistes de différentes disciplines, sans aucune obligation de production. Le SKITE 2008 à Porto a été réalisation en association avec le collectif Sweet and tender collaborations.
Séquence filmée en clôture du projet SKITE, "chantier d'utopies", à Porto, le 24 septembre 2008.
En pièces détachées
Quand l'actualité abonde, elle abonde... jusqu'à submerger certains informations jugées moindres. Aux humanités, on aime bien le moindre.
Disney dans le viseur de Trumpland. Vu l'âge moyen de la rédaction des humanités, ça fait un petit moment que l'on n'est plus abonnés à Picsou magazine ; il nous est donc difficile de juger sur pièces. La Grande Inquisition Trumpiste, elle, a les yeux partout. Et dans la CHASSE AU WOKE, après les programmes d'aide humanitaires, après les universités et centres de recherche scientifique, après les musées et bibiothèques, voici l'heure de l'entertainment. Dans le collimateur de l'administration Trump : Disney et sa filiale ABC, accisés de faire une rtop grande part aux programmes de diversité, d’équité et d’inclusion. C'est indéniable : Mickey, c'est une souris, Donald, un canard, Bambi, un bambi, etc. Voilà qui commence à bien faire !
C'est sérieux, mais plus sérieusement encore : au début du mois, l’historien Kevin Levin, spécialiste de la guerre civile américaine, a signalé que le cimetière national d’Arlington avait commencé à effacer de son site web l’histoire des anciens combattants noir et hispaniques et des femmes militaires. Et de leur côté, les descendants des Amérindiens, qui ont joué un rôle essentiel pour les forces américaines pendant la Seconde Guerre mondiale, ont déclaré qu’ils avaient été choqués de découvrir que les contributions héroïques de leurs ancêtres avaient été supprimées des archives publiques. Selon des informations confidentielles non encore confirmées, la TRUMP MAFIA ORGANISATION prévoit de rebaptiser les Etats-Unis qui s'appelleraient désormais "la Blanchamérique".
Un visage par jour

Kseniya Petrova. Photo DR
Kseniya Paetrova est russe, personne n'est parfait. Russe, certes, mais anti-guerre (et a déjà été arrêtée pour cela). Elle a 30 ans, elle est bio-informaticienne. En mai 2023, elle parvient à quitter le délétère climat moscovite et trouve refuge auprès de la prestigieuse université de Harvard, aux Etats-Unis. Fin janvier dernier, elle s'offre une quinzaine de jours de congé en France. Le directeur de son unité de recherche lui demande d'en profiter pour récupérer auprès d'un laboratoire affilié à Harvard des embryons de grenouilles. N’ayant aucune expérience préalable du transport d’échantillons biologiques, elle oublie de déclarer la chose. Et patatras : à son arrivée à l'aéroport de Boston, le 16 février, elle a droit à une fouille minutieuse, et se retrouve accusée de contrebande. Depuis plus d'un moiset demi, elle croupit dans une prison de Louisiane. Le gouvernement américain cherche maintenant à l’expulser vers la Russie, tout en sachant qu'elle risque une arrestation immédiate en raison de son « activisme » passé. Le 7 mai s'ouvrira une première audience devant un tribunal de l’immigration. D'ici là, malgré les garanties données par son directeur de recherche et ses collègues scientiques, elle reste en prison.
Poème du jour

Photographie Yannis Roger
Les poèmes du jour sont anonymes. Ils sont parvenus avant-hier aux humanités. Pour des raisons que nous ignorons mais respectons, leur auteur a expressément requis l'anonymat.
Nous les accompagnons (ci-dessus) par une photographie de Yannis Roger, ancien photographe de l'agence VU, dont nous parlerons bientôt.
Je traverse trois regards
Je traverse trois regards, le bleu, le mien et l’autre. Je cours vers la forêt aux racines blanches.
Je vais rencontrer quelqu’un qui fuit le silence. Nous ne nous verrons pas.
Le désir s’ajoute aux autres étoiles. Cela fait une petite ou une grande ourse.
La main caresse le dos. La course s’en trouve apaisée.
L’œil renverse le monde.
Le cri qui reste muet fabrique de la nuit.
Passage à la clandestinité
Au moins.
S’il y avait encore les rumeurs.
Mais plus rien. Tout est loin.
J’y ai cru, c’était déjà trop tard, juste avant les premiers grésillements, et maintenant c’est fait, c’est en train de se faire, le dehors se désagrège, il n’y aura pas de recomposition, là, c’est beaucoup trop tard, cellule après cellule, plus de rumeur, grésillement.
Une prise. En reste-t-il ? Climat moite, sans aspérité, le glissement des évidences, et puis le glissement de tout. Là où les mots sont interdits, peut-être n’existent-ils plus, oubliés depuis si longtemps dans la grotte. La vie et la clandestinité, l’attente de la source qui ne viendra plus, l’attente quand même, longue clandestinité, dans la grotte, et loin, la vie, les rumeurs.
L’histoire du récit qu'il faudrait inventer s’est-elle perdue en chemin ?
Il faudrait, il faut. Je sais bien, avant. L’attente de ce courage, clandestin parmi les vivants, parmi les mots, parmi les rumeurs.
De quelle vie parlais-tu. Au fond
C’est peut-être déjà le soir
C’est peut-être déjà le soir, et vous ne m’avez encore rien dit. Comment dois-je entendre votre silence ; y a t-il seulement quelque chose à entendre ? Cela fait des heures et des jours, ou peut-être des années, que dure cette attente. Mais l’attente de quoi, au juste ? Il semble que cette attente n’attend qu’elle-même. Je guette dans le sommeil de tout ça, de cette parole qui se tait indéfiniment, je guette ce qui ne vient pas.
J’attends pour rien sans doute. Comme d’habitude, la parole ne viendra pas, comme toujours en retrait de l’instant où elle pourrait surgir.
Ce vide, maintes fois repris, échangé, saccagé, et pourtant toujours là ; ce défaut de parole, ce défaut de silence.
J’écoute la respiration du temps, comme un nuage de parole dans un ciel sans nuages. J’aimerais sentir l’odeur de la parole qui ne viendra pas, l’écriture me conduit là où je n’ose m’approcher.
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