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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Malevitch, enfin dérussifié



Le Stedelijk Museum d'Amsterdam vient de "requalifier" Kasimir Malevitch, pionnier de l’art abstrait, abusivement présenté comme « peintre russe ». Ce mouvement de "décolonisation", qui a commencé en avril dernier à la National Gallery de Londres, gagne des musées du monde entier. Sauf en France…


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En avril dernier, la National Gallery, à Londres, avait donné le ton. Du jour au lendemain, les Danseuses russes, d’Edgard Degas, étaient devenues les Danseuses ukrainiennes. Ce tableau n’est pas isolé, il fait partie d’une série de dessins, disséminés dans plusieurs musées. Fondateur du groupe des impressionnistes, Edgar Degas (1834-1917) n’est pourtant jamais allé en Ukraine ni davantage en Russie. Son inspiration trouve sa source dans les spectacles des troupes de danse “russes” qui, à la fin du 19ème siècle, se produisaient en costume folklorique dans les théâtres et les cabarets parisiens, par exemple aux célèbres Folies Bergère. On ne saurait le blâmer : à l’époque où fut réalisée cette série de Danseuses russes (1899), l’empire des tsars englobait la Finlande, la Pologne, les Pays Baltes, l’actuelle Biélorussie et l’Ukraine. Et en 1896, Paris avait accueilli en grande pompe le tsar Nicolas II, deux ans après la signature entre la France et la Russie d’une alliance défensive contre l’Empire allemand, l’Autriche-Hongrie et l’Italie. Degas épousait donc l’air du temps, mais ses danseuses folkloriques n’ont rien de russe ; avec dans les cheveux et sur les jupes des rubans bleus et jaunes qui sont aujourd’hui les couleurs de l’Ukraine.

Edgar Degas, "Danseuses russes" (désormais ukrainiennes), vers 1899


Vladimir Poutine « a une des plus grandes armées du monde, mais il a aussi d'autres armes. La culture et l'histoire ont un rôle prédominant dans son arsenal », avait commenté, en mars dernier, Olesya Khromeychuk, directrice de l'Institut ukrainien à Londres, appuyant la démarche entreprise auprès de la National Gallery par Tanya Kolotusha, une Ukrainienne vivant à Londres : « Depuis que la Russie a lancé la guerre en Ukraine, je ne fais que penser à cette œuvre. Le fait est que les danseuses ne sont pas russes et ne l'ont jamais été. La Russie/les Russes se sont approprié et s'approprient encore de nombreux éléments de la culture ukrainienne. C'est important de retrouver notre patrimoine culturel et de le nommer correctement. »

Oksana Semenik, historienne de l’art, a repris le flambeau de ce combat pour la « décolonisation des musées américains et européens », comme le proclame son compte twitter, Ukrainian Art History.

En tant que conservatrice adjointe au Zimmerli, la plus grande collection d'art non-conformiste soviétique aux États-Unis, Oksana Semenik a examiné les archives du musée pour découvrir que sur 900 artistes étiquetés "russes", 71 étaient ukrainiens et 80 étaient des artistes d'autres nationalités comme le Belarus, la Lettonie, la Lituanie, etc.


« Personne n'appellerait un artiste indien "britannique" ou un artiste péruvien "espagnol", alors pourquoi les musées continuent-ils à qualifier les artistes ukrainiens de "russes" ? », écrit la journaliste et autrice ukrainienne Lisa Korneichuk, qui vit aujourd’hui à Chicago. « Lorsque les puissances impériales détruisent un musée ou volent sa collection, elles dépouillent le camp adverse de sa culture matérielle et, par conséquent, de toute preuve tangible de la légitimité de son existence. En ciblant le patrimoine culturel ukrainien, la Russie oblitère la représentation matérielle de l'identité ukrainienne. Et en volant le patrimoine et en s'appropriant les noms, la Russie dénie aux nations opprimées tout droit à l'indépendance et à l'auto-identification. » (Lire ICI, en anglais)

Kasimir Malevitch, Auto-portrait, 1911


Lisa Korneichuk prend l’exemple de Kasimir Malevitch (1879-1935), pionnier de l’art abstrait, que le Centre Pompidou, à Paris, continue de présenter comme peintre "de nationalité russe" (voir ICI). En mai dernier, le Centre Pompidou a été contraint de suspendre l’alliance scellée en 2017 par Bernard Blistène avec la fondation de Vladimir Potanine, le milliardaire qui a fait fortune dans le nickel et reste l’oligarque le plus proche de Poutine, mais de là à revoir la "marque" des collections….

Or, souligne Lisa Korneichuk, « pour Malevitch, l'Ukraine était bien plus qu'un lieu de naissance. Il est né à Kyiv en 1879 dans une famille polonaise et a vécu en Ukraine jusqu'à l'âge de 25 ans. C'est là qu'il a commencé à apprendre l'art. Malevitch connaissait [le peintre réaliste]Nikolaï Pymonenko et s'est inspiré de certaines de ses œuvres qu'il avait vues à Kyiv. Il parlait et écrivait l'ukrainien et déclarait sa nationalité comme "ukrainienne" dans de nombreux documents officiels au cours des années 1920. (…) Malevitch, qui a vécu en Ukraine pendant 28 ans - au moins la moitié de sa vie - et a conservé des liens étroits avec la scène d'avant-garde ukrainienne tout au long de sa carrière, doit être considéré comme une figure importante de l'avant-garde ukrainienne et russe et comme un artiste aux identités polonaise, ukrainienne et russe.»


Ces arguments ont été entendus par le Stedelijk Museum d'Amsterdam, qui vient d’apporter des changements ont été apportés à son site web et au texte des cartons d'information. « Nous signalons désormais que Malevitch est né en Ukraine de parents d'origine polonaise », indique un représentant du musée. Cela fera-t-il tache d’huile ? « La question des appellations erronées n'est pas nouvelle », indique encore Lisa Korneichuk. « Depuis des années, des chercheurs et des conservateurs ukrainiens contactent des institutions comme le Museum of Modern Art (MoMA) et le Centre Pompidou pour leur demander de reconnaître l'origine ukrainienne de certains artistes de leur collection russe. Pour la plupart, ces demandes restent ignorées. »

Ilya Répine, "Les Cosaques Zaporogues écrivant une lettre au sultan de Turquie", Musée d’État russe de Saint-Petersbourg – 1880/91


Ainsi, à Paris, le Petit Palais avait présenté une exposition Ilya Répine (1844-1930), en le présentant présenté comme « l’une des plus grandes gloires de l’art russe », sans la moindre mention de ses origines ukrainiennes. Ilya Répine est pourtant né et a vécu dans la région de Kharkiv les dix-neuf premières années de sa vie, et il a toujours cherché à garder un lien avec sa région d'origine. Nombre de ses tableaux ont des sujets inspirés de l'Ukraine : sa toile majeure Les Cosaques zaporogues écrivant une lettre au sultan de Turquie, dont une version est conservée à Kharkiv, mais également des paysages et des scènes ethnographiques, comme la Vetchernika, peinture d'une soirée paysanne, ou encore un portrait du grand poète ukrainien Taras Chevtchenko, en 1888, dix-sept ans après la mort de ce dernier, à partir de photographies et de portraits, mais également, pour rendre « l'éclat de ses yeux », d'échanges avec des personnes l'ayant connu personnellement.

Malgré un « signalement » fait le mois dernier, le Petit Palais n’a toujours pas daigné modifier la fiche sur internet consacrée à cette exposition. Le Petit Palais est géré par la Ville de Paris. Autant dire, jusqu’à preuve du contraire qu’Anne Hidalgo cautionne le colonialisme pictural du régime de Vladimir Poutine…


Car contrairement aux instances parisiennes, les conservateurs du Metropolitan Museum of Art de New York ont dérussifié le mois dernier, trois artistes majeures : outre Ilya Répine, Ivan Aivazovsky et Arkhyp Kuindzhi. Désormais, le site internet du Met décrit ainsi Arkhyp Kuindzhi comme ukrainien, précisant que le site de son œuvre Red Sunset (1905-08) a été « identifié comme l'un des sujets préférés de Kuindzhi, le fleuve appelé Dnipro, qui traverse les trois pays vers le sud jusqu'à la mer Noire ». Le texte comprend également de nouvelles informations, indiquant par exemple qu’« en mars 2022, le musée d'art Kuindzhi à Marioupol, en Ukraine, a été détruit par une frappe aérienne russe. »

Oleksandra Ekster, conception de costume pour Roméo et Juliette, 1920-1921, crayon, gouache et huile, collection privée.


On pourrait encore citer le cas d’Oleksandra Ekster, fréquemment présentée, y compris sur Wikipedia, comme « artiste de l'avant-garde russe », alors qu’elle a passé plus de la moitié de sa vie en Ukraine (principalement à Kyiv, où elle a suivi les cours de l’École d’art) et seulement quatre ans à Moscou. Ajoutons qu’alors qu’elle est morte en France (à Fontenay-aux-Roses, en 1949), où elle a été l’amie de Guillaume Apollinaire, Braque, Léger, Picasso (excusez du peu !), un seul tableau d’Oleksansra Ekster figure dans une collection publique, celle du Musée d’Art Moderne de Saint-Étienne (certaines de ses œuvres sont conservées dans plusieurs musées russes, en Ukraine, en Ouzbékistan, en Allemagne, en Grèce, en Espagne, en Suède, en Grande-Bretagne, au Canada et aux États-Unis). Aucune exposition ne lui a encore été consacrée. Il y a, comme qui dirait, un oubli à réparer…

Il y aurait, à vrai dire, bien d’autres oublis à réparer. Pour ne prendre qu’un seul exemple : l’histoire passionnante du mouvement moderniste à Kyiv a été totalement occultée par la domination soviétique. Les humanités ont déjà parlé (ICI) de l’un de ses animateurs, Les Kurbas, réalisateur et metteur en scène dont le Théâtre Berezil, fondé en 1922, mettait en scène des pièces ambitieuses du monde entier dans des productions multimédias abstraites. La popularité qu’il a connu à l’époque n’a cependant pas suffi à protéger Les Kurbas de la répression de l'État. Comme de nombreux autres membres de la Renaissance fusillée [une expression utilisée pour décrire la génération d'écrivains et d'artistes ukrainiens des années 1920 et du début des années 1930 qui faisaient partie de l'élite intellectuelle de la République socialiste soviétique d'Ukraine et qui ont été fusillés ou réprimés par le régime totalitaire de Staline. Lire sur Wikipedia], Kurbas a été victime de l'idéologie politique de Staline. Il a été emprisonné en 1933 dans un camp de travail à Sandarmokh, dans le nord de la Russie, avant d’y être abattu le 3 novembre 1937, avec plusieurs autres représentants de l'intelligentsia ukrainienne.


Réprimée, occultée, russifiée, la culture ukrainienne reste encore à découvrir. En France, les musées et autres institutions culturelles n’ont pas réellement commencé ce travail. Il n’est jamais trop tard.


Jean-Marc Adolphe


Illustration en tête d'article : Kasimir Malevitch, Jeunes filles dans les champs, 1928-1932


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1 comentario


Invitado
03 mar 2023

Génialissime, un de mes maîtres préférés de l'art abstrait, et que dire de son Carré Noir (à l'Ermitage) ! Qui a enfin retrouvé ses origines! La Hollande est très attachée à ce genre de mal-entendu...Brigitte Wilputte Membrive

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