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Photo du rédacteurAndré Markowicz

Les plateformes Navalny. Chronique d'André Markowicz

Dernière mise à jour : 21 juin


Lioudmila Navalnaïa, la mère de l'opposant russe Alexeï Navalny, sur la tombe de son fils au cimetière Borisovo, à Moscou,

le 2 mars 2024, accompagnée d'Alla Abrossimova, mère de la veuve de Navalny. Photo Olga Maltseva / AFP.



A Moscou, bravant le froid et surtout les menaces d'arrestations, des dizaines de milliers de personnes ont tenu à assister aux obsèques d'Alexeï Navalny, le 1er mars 2024. Comme nous l'avons déjà fait dans le passé, nous reprenons ici une chronique du poète et traducteur André Markowicz, initialement publiée sur Facebook, qui cite un formidable témoignage de la traductrice Natalia Mamlévitch, et qui rappelle, comme personne ne l'a jamais vraiment fait, les grandes lignes de la plateforme "programmatique" de Navalny.

     

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Jusqu’au bout, ils avaient tenté d’empêcher, de gêner, ils ont mis des bâtons dans les roues. Il avait fallu retourner le monde pour trouver une voiture qui transporte le corps, parce que, brusquement, tous les corbillards de Moscou avaient des rendez-vous, et les autorités ont mis deux heures à faire donner le corps, dans l’espoir de retarder la cérémonie, sachant que le cimetière fermait à 17h, et le service lui-même, auquel n’ont pu assister qu’un nombre très restreint de gens, a été abrégé, sur demande expresse du Patriarche, – abrégé au minimum (on aurait cru, pour ceux qui ont lu, celui du service de Podsékalnikov dans Le Suicidé, et, contrairement à tous les usages religieux, sitôt le service achevé, le couvercle du cercueil a été posé, pour que même le peu de monde qui se trouvait là ne puisse pas rendre les hommages nécessaires. – Ça n’avait aucune importance. Les gens arrivaient. Par milliers, non, par dizaines de milliers. – En fait, sans doute plus, parce que les queues se sont étendues sur plusieurs kilomètres, – dans la neige et le froid, pendant des heures et des heures.

*

Moi, le vendredi, je suis au Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique - PSL et, donc, je n’ai pas vu ça en direct. Je suis rentré vers 18h, j’ai tout de suite allumé internet, et j’ai vu les quelques chaînes youtube que je suis, – la chaîne Dojd, les chaînes d’opposition, et ce que je voyais, c’étaient ces foules, et le visage des commentateurs, – tous d’un grand sérieux et comme à la fois bouleversés et incrédules. Incrédules qu’il y ait tant de monde, et que le monde arrive et arrive encore. Et qu’on entende, par milliers et par milliers, des slogans comme « Non à la guerre ! ». – Vous comprenez ce que ça veut dire ? Si vous êtes arrêté après avoir crié ce slogan, c’est cinq, voire sept ans de prison. Et là, des milliers et des milliers de voix qui scandent.

Ou qui ne scandent rien. Juste des gens qui sont là, avec des fleurs et des chants. Le mieux est que je vous donne une traduction d’un post de mon amie Natalia Mamlévitch, une formidable traductrice de la littérature française et une femme formidable, d’un grand, grand, grand courage. Une femme dont je suis fier, je puis le dire, d’être l’ami. Elle a écrit ceci :


« C'est très dur de rassembler mes pensées. Quelles pensées...quelles images... Parfois avec du son, et on veut les retenir, de ne pas les perdre. Je n'ai probablement jamais vu autant de couleurs de ma vie. Ce n'est pas simplement qu'on les portait. Les fleurs étaient une extension des mains, elles s'étiraient, les agitaient, communiquaient avec les conducteurs de voitures - un dialogue de couleurs et de klaxons, elles étaient chargées. Sans elles, tout aurait été graphiquement en noir et blanc : la neige et les gens coulant comme des ruisseaux noirs - le long du boulevard, des deux côtés du pont, à travers les cours et les ruelles. Des ruisseaux ou des artères. Mais le long de ces ruisseaux ou de ces artères flottaient des fleurs lumineuses.

Sur le pont, quelqu'un d'âge moyen a touché ma manche : "Vous allez au cimetière ? S'il vous plaît, prenez ceci ! On m'a libéré du travail pendant deux heures. Notre groupe s'est cotisé et acheté des fleurs, ils m'ont aussi demandé de les déposer. Mais je ne vais pas y arriver. Pouvez-vous le faire pour moi ?" Et j'ai porté ce double bouquet, de roses blanches et des œillets rouges, attachés avec un ruban noir avec l'inscription "Mémoire éternelle". Nous étions tous là pour quelqu'un. Je marchais pour Vika, pour Lioussia, pour Ania...

Les gens marchaient à côté, et puis se tenaient à côté, ils se parlaient facilement. Il semblait que tout le monde pensait la même chose, et c'est pourquoi chaque remarque était comprise par tout le monde.

Aussi sur le pont – devant moi, un homme âgé qui marche avec une béquille. Soudain, il se retourne – le visage en larmes, et il sourit. Il montre les voitures qui passent en klaxonnant : "Il y a des gens bien ! Regardez combien il y en a."

Près de l'église, un jeune homme, ressemblant à Dobrolioubov, parle avec ferveur à une compagne plus âgée : "Nous ne sommes pas dignes de lui ! Nous sommes restés silencieux, et ils l'ont tué !" - "Que pouvions-nous faire !" - dit la compagne. "Maintenant, rien, nous aurions dû tout faire en 2012 !" - "Quel âge aviez-vous en 2012 ?" - "Six ans... Eh bien... Mais maintenant je peux..." – et il s'arrête net.

Avant d'arriver au cimetière, la foule s'est arrêtée. Pas une foule – un serpent en plusieurs rangées, autant que possible sur le trottoir. La police a tranché ce serpent avec des barrières métalliques – en segments. Dans notre segment – environ trois cents personnes. Des conversations spontanées - tous des gens comme nous, comme nous ! Cela rappelle août 91, le même sentiment, que vous êtes une cellule d'un seul organisme, mais une humeur complètement différente. Un mélange indescriptible de tristesse et d'espoir. Comment ne pas espérer, quand il y a ces gens autour. Comme si la croûte de glace avait craqué, et qu'on sentait en-dessous de la chair vivante, vivante. Ça fait très mal. Si ça fait mal, ça veut dire que nous ne sommes pas des zombies, nous sommes vivants.

Derrière, ils chantent – un beau chœur d'église, je me retourne - je vois Olia Mazourova, elle tient une icône dans ses mains, avec elle un chœur de quatre personnes. Un jeune homme et une jeune fille se regardent tendrement, ils sont ensemble, et une cheffe de chœur s'est jointe par hasard, une basse profonde aussi. Ils chantent "Dieu est saint", "Mémoire éternelle", des tropaires de Pâques. Tout le monde autour s'est tu. Ce chant est pour nous tous, qui n'avons pas pu entrer dans l'église, un petit service, réel, et peu importe si vous êtes croyant ou non. Fleurs, voix pures, douleur pure. Tout le monde a remercié, a demandé de chanter plus. Moi-même, j'ai même un peu participé.

Comparer hier et aujourd’hui. »


Pour mémoire : les obsèques d'Alexeï Navalny à Moscou, le 1er mars 2024. Images TV5 Monde  


Ce qui était essentiel dans ces obsèques, c’est ça : les gens se sont convaincus que, non, ils n’étaient pas seuls, et qu’il n’y avait pas, en Russie, que les horreurs du pouvoir, que la perversité et la terreur du poutinisme. Il y avait des gens – vivants. Et beaucoup. Et que non, les gens n’étaient une masse veule. Ou pouvaient ne pas l’être. Il y avait cette beauté-là : d’être vivant au milieu de vivants. Avec, comme le dit Natalia, ce mélange d’immense tristesse et d’immense espoir.


Cet espoir, allez savoir comment, là, maintenant, il pourra se traduire. L’essentiel, aujourd’hui, est qu’il est là. Et c’est aussi la force d’Alexéï Navalny. C’est sa deuxième plateforme. Je devrais dire dire sa première, parce que c’est celle qui permettra de réaliser la première, – qui était un programme de gouvernement énoncé, depuis la prison, il y a exactement un an.


J’en rappelle les grandes lignes, telles que je les avais décrites le 23 février de l’année dernière :


I) La Russie mène une guerre injuste, et injustifiable, contre l’Ukraine. C’est une guerre menée par le régime d’un dictateur. Cette guerre, ce dictateur est en train de la perdre. Il doit la perdre parce qu'elle remet en cause l’ensemble des traités internationaux, et la victoire de Poutine serait le signe du triomphe du chaos.


II) La Russie est en train de commettre en Ukraine des dizaines de milliers de crimes de guerre. Elle détruit les villes et les infrastructures civiles.


III) La Russie qui pourrait naître de la défaite de Poutine, c’est-à-dire de la chute du dictateur devra coopérer avec la justice internationale sur ces enquêtes et, le cas échéant, livrer les coupables.


IV) Cette Russie, pour son propre avenir, doit reconnaître définitivement l’existence de l’Ukraine dans ses frontières de 1991, c’est-à-dire qu’elle doit reconnaître comme faisant partie intégrante de l’Ukraine non seulement les régions occupées de Lougansk et du Donbass, mais aussi la Crimée.


V) La nouvelle Russie devra payer des dommages de guerre. Navalny, à cette fin, propose de réorienter une partie de l’argent que donneraient les exportations de gaz et de pétrole, une fois les sanctions levées. Ces exportations, une fois lavées de la corruption, doivent suffire à indemniser l’Ukraine et à assurer le développement civil de la Russie.


VI) Les Russes ne sont pas impérialistes par l’ADN. Mais l’impérialisme russe doit cesser en tant que doctrine politique : la Russie est déjà un pays immense dont la population décline. Elle n’a pas besoin d’aucun nouveau territoire.


VII) les impérialistes doivent être vaincus — comme ailleurs dans le monde, par le jeu naturel des élections.


VIII) Les élections doivent être libres et établir un régime parlementaire construit sur l’alternance, la séparation de la justice et du pouvoir exécutif, le fédéralisme, la liberté économique et la justice sociale.


IX) L’avenir de la Russie est en Europe, et uniquement en Europe. Pas seulement sur le continent, mais par le jeu de la démocratie.


*


Cette plateforme, force m’est de l’admettre, sur le moment, elle n’avait été reprise par personne, – les gouvernements de l’OTAN n’en avaient pas même parlé, et les autres opposants à Poutine ne l’avaient pas reprise, alors qu’elle est absolument indispensable. Qu’elle pose les base d’un avenir humain. Elle est, plus que jamais, d’actualité.


Un dernier mot. J’entends toujours les mêmes rengaines sur le fait que Navalny était, en fait, un homme d’extrême-droite, un raciste. Il l’a été, sans aucun doute, au début de son chemin politique. Et je répondrai par un rappel. Victor Hugo, à la fin de sa vie, a republié, et revendiqué, ses « Odes et Ballades ». Parce qu’il pouvait se dire fier du parcours qui l’avait mené de là (d’une position d’ultra monarchiste) à ce qu’il était devenu une fois qu’il avait eu écrit ses grands romans. Ce qui compte, c’est le chemin. Navalny avait fait un chemin immense, – et c’est la raison même pourquoi il a été assassiné.


Je ne prévois pas, là, maintenant, tout de suite, ou dans un mois, la chute de Poutine. Je dis juste ça : ce qui s’est passé hier, à Moscou, dans ce quartier excentré de la capitale, était une grande, grande lumière pour l’ensemble d’entre nous. Qu’elle ne s’éteigne pas, cette lumière. Ne la laissez pas s’éteindre. Navalny écrivait, l’année dernière, que Poutine était en train de perdre la guerre. Il pouvait le penser. Ne laissez pas gagner Poutine. Reprenez les plateformes Navalny.


André Markowicz

(chronique initialement publiée sur Facebook, le 2 mars 2024)


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