
Nurith Aviv, photo à l'affiche du film "Woman with a camera" (2023)
Mercredi 26 mars 2025, direction Genève, avec Nurith Aviv qui, comme nulle autre, sait "filmer la parole". Avec quelques éphémérides du jour, en compagnie de sainte-Larissa (et aussi de l'autre Larissa, la nymphe), de Roland Barthes et de Richard Serra, avec petite halte plus moins obligée à Trumpland, où l'on s'active à effacer les traces de "Black Lives Matter" avant d'effacer... le Congrès (qui ne sert plus à grand chose) ? Mais quand ils nous auront tout pris, il nous restera le reste. Le langage.
Il paraît que « pour la sainte-Larissa, souvent de bonnes nouvelles tu auras. » Ça tombe bien, parce qu'aujourd'hui, c'est jour de sainte-Larissa (pour les catholiques en tout cas, chez les orthodoxes, c'est le 8 avril). La pauvre Larissa fut brulée vive dans une église avec une vingtaine d'autres personnes, il y a environ 1.650 ans. C'était une jeune grecque de Crimée, convertie au christianisme. A l'époque, il y avait de la concurrence. Au début du IVème siècle, un prêtre d'Alexandrie nommé Arius s'était mis à prêcher une doctrine hétérodoxe. En 325, le concile de Nicée déclara comme hérétiques les disciples de l'arianisme. Mais en Crimée, là où vivait Larissa, un souverain goth ne l'entendit pas de cette oreille et prit un malin plaisir à persécuter ceux qui ne suivaient pas sa voie et sa foi. C'est ainsi que Larissa rencontra les flammes, pas celles de l'Enfer, mais de l'église où elle priait.
Mais attention, une Larissa peut en cacher une autre, voire deux. Dans la mythologie grecque, Larissa fut aussi le nom d'une nymphe de Thessalie, petite-fille de Triopas, roi d'Argos, qui fut la maîtresse de Poséidon à qui elle donna trois enfants, Achaios, Phthios et Pélasgos. L'équivalent romain de Poséidon s'appelle Neptune, c'est pour ça que le nom de Larissa a été donné à un satellite naturel de la planète Neptune, qu'Elon Musk n'a pas encore envisagé de conquérir.

Le Moulin de Pappas, centre culturel, à Larissa. Photo Iolchos07 (Creative commons)
Sur Terre, Larissa a donné son nom à la ville principale de la Thessalie, en Grèce, au bord du fleuve Pénée. Même si le climat y est globalement méditerranéen, les montagnes qui entourent la plaine thessalienne et l'isolent de la mer rendent les hivers plutôt rudes. Bien avant l'actuel réchauffement climatique, au IIIe siècle avant notre ère, le philosophe Théophraste, élève d’Aristote, remarquait déjà (dans son célèbre ouvrage Causes des plantes, ICI) : « D’une façon générale, les lieux qui auparavant n’étaient pas soumis aux gelées, parce que l’air y était lourd, y sont maintenant sujets, comme la région de Larissa en Thessalie. Autrefois, alors que l’eau y était abondante et que la plaine était marécageuse, l’air était épais et le pays plus chaud ; après l’évacuation de cette eau, que l’on a empêché de stagner, le pays est devenu plus froid et les gelées plus abondantes. »
Et aujourd'hui, que faire à Larissa (en grec : Λάρισα, 150.000 habitants) ? On peut, par exemple, suivre les activités du Moulin de Pappas, à l’origine un moulin de farine, classé monument du patrimoine industriel en 1989. La municipalité de Lariisa en a fait un centre culturel qui abrite aujourd'hui l'École supérieure de ballet, le Théâtre municipal, la Troupe municipale de marionnettes, le Musée des marionnettes et le Musée du blé et de la farine, avec des espaces mis à disposition des organisations locales, groupes et collectifs... A venir bientôt : la Semaine de la danse (dernière semaine d’avril) et le Festival du théâtre de marionnettes (fin mai).

Roland Barthes chez lui. Image issue du documentaire "Roland Barthes (1915−1980), le théâtre du langage", film de Thierry Rhomas (2015).
D'autres éphémérides ? Ce 26 mars 2025 : centenaire de la naissance (à Montbrison, dans la Loire) de Pierre Boulez. On peut écouter, sur France Culture, la série "Pierre Boulez, un musicien et son siècle" : cinq entretiens accordés en 1985 par lecompositeur et chef d'orchestre à Michèle Reverdy (ICI).
"Aimer l'amour. Annulation. Bouffée de langage au cours de laquelle le sujet en vient à annuler l'objet aimé sous le volume de l'amour lui-même : par une perversion proprement amoureuse, c'est l'amour que le sujet aime, non l'objet." Roland Barthes, "Fragments d'un discours amoureux", éditions du Seuil, 1977)
Se souvenir aussi qu'il y a tout juste 45 ans, le 26 mars 1980, Roland Barthes passait de vie à trépas, après avoir été renversé par une camionnette de blanchisserie, rue des Écoles, alors qu'il se rendait à son cours au Collège de France où il occupait la chaire de sémiologie. Quelqu'un enseigne-t-il encore la sémiologie ?
Et un autre disparu, plus récent (l'an passé, le 26 mars 2024) : le sculpteur Richard Serra. « Quand on voit mes pièces, on ne retient pas un objet », disait-il. « On retient une expérience, un passage. Faire l’expérience d’une de mes pièces, c’est éprouver une notion du temps, du lieu et y réagir. Ce n’est pas se souvenir d’un objet parce qu’il n’y a pas d’objet à retenir ». On peut toujours relire l'hommage que nous lui avions rendu, avec un entretien inédit, et accent mis sur l'unique œuvre chorégraphique à laquelle il ait participé : un Sacre du printemps, créé en 1990 à Paris avec le danseur japonais de Butô Min Tanaka. (ICI)
A Washington, effacement en cours de la fresque "Black Lives Matter".
Peinte en grandes lettres jaunes sur la 16e rue, juste en face de la Maison Blanche, cette œuvre a été créée en juin 2020,
en réponse aux manifestations mondiales contre les violences policières et les injustices raciales.
Elle est rapidement devenue un lieu de rassemblement et un point de repère pour ceux qui soutiennent le mouvement Black Lives Matter.
Un dernier anniversaire pour conclure ces éphémérides : il y a deux cent trente cinq ans, le 26 mars 1790, les jeunes États-Unis institutionnalisaient le racisme en promulguant la loi sur la citoyenneté (Naturalization Act) qui offrait généreusement la citoyenneté aux "free white persons" ("personnes libres blanches"), autrement dit aux immigrants européens de bonnes mœurs, sous réserve qu’ils aient deux ans de résidence dans le pays. La loi excluait sans le dire les immigrants non-européens et surtout les esclaves et affranchis africains, dont la plupart résidaient sur le sol américain depuis plusieurs générations déjà. Les Indiens eux-mêmes, premiers habitants de l'Amérique, demeurèrent des non-sujets jusqu’à la fin du XIXe siècle, même après que les noirs eurent obtenu des droits civiques. Ils furent considérés jusqu'en 1924 comme des nationaux et non comme des citoyens !
Avec cette apparition de la couleur de peau comme catégorie juridique, la jeune République, tout juste libérée de la tutelle coloniale et dotée d'une Constitution démocratique et fédérale, mettait ainsi en place la première législation formellement raciste de l'époque moderne. Il fallut attendre le 3 octobre 1965 pour que soient abrogés les derniers quotas d'immigration hérités du Naturalization Act...
Aujourd'hui, à Washington, l'immense fresque "Black Lives Matter", créée en juin 2020, juste en face de la Maison Blanche, est en cours d'effacement. Elon Musk le disait déjà dans son enfance en Efrique du Sud : "Black Lives don't really matter".
Trumpland
On ne va pas épiloguer sur Trumpland ; il y aurait tant à dire.
Dans la revue de presse du jour : un article de Gilles Paris, correspondant du Monde à Washington : "Juges, avocats, médias, universités… la redoutable et efficace stratégie d’intimidation de Donald Trump. En multipliant les menaces contre les personnes et les institutions qu’il considère comme hostiles, le président américain instaure un climat délétère, qui fragilise les institutions américaines" (ICI). L'article souligne « le fait que jamais auparavant un président pourtant assuré du soutien d’un Congrès tout à sa dévotion n’a autant gouverné par décret ou cherché avec une telle opiniâtreté à tester les limites de ses prérogatives ».
Une simple question : jusqu'où le président des États-Unis peut-il gouverner par décrets-oukases, en se moquanttotalement du Congrès ? Normalement, la Constitution américaine ne donne pas explicitement au président le pouvoir de gouverner par décret. Mais avant Trump, les présidents américains ont utilisé des décrets exécutifs pour diriger les agences fédérales dans l'exécution des lois. Jamais, cependant, de façon aussi systématique et brutale. Théoriquement, les décrets exécutifs ne peuvent pas créer de nouvelles lois ou modifier les lois existantes, ce qui reste du ressort du Congrès. On voit bien que Trum s'en contrefiche.
Dès lors, on peut se demander à quoi sert encore le Congrès des États-Unis ? On s'étonne que, dans son obsession à passer à la tronçonneuse les budgets fédéraux, Elon Musk n'ait pas encore pensé à supprimer ce truc encombrant devenu inutile. La substantielle économie ainsi réalisée pourrait fort opportunément renflouer le portefeuille de Tesla qui boit la tasse. Non ?

Lettre errante, affiche du film homonyme de Nurith Aviv (2024)
Avec Nurith Aviv
Aujourd'hui, il faudrait être à Genève, où débute, au Grütli et à la Maison de l’Enfance et l’Adolescence (jusqu'au 29 mars), une série de projections et de rencontres autour de Nurith Aviv (programme ci-dessous en PDF), avant une rétrospective à New York (si Trump ne l'interdit pas).
Née en 1945 à Tel Aviv, à l'époque en Palestine mandataire, de parents originaires de Berlin et de Prague, Nurith Aviv vit en France depuis de nombreuses années. Formée à l'Institut des Hautes Études Cinématographiques (IDHEC) à Paris, elle devient en 1969 la première cheffe-opératrice en France reconnue par le CNC, et travaille très vite avec René Allio (sur Moi, Pierre Rivière ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, 1976), Agnès Varda (Daguerréotypes, 1975), Henri Van Effenterre (Mais ou et donc Ornicar, 1979), le trop injustement oublié René Féret (Histoire de Paul, 1975), Amos Gitaï (Ananas, 1984), Jacques Doillon (Pour un oui ou pour un non, 1988). Elle devient documentariste à part entière en 1988, en réalisant Kafr Qar'a, Israël, un documentaire sur les Israélo-Palestiniens de la ville de Kafr Qara.
Dans ses premiers documentaires, Nurith Aviv soulève des questions assez variées au sujet du conflit israélo-palestinien, de la circoncision ou encore sur les enjeux mémoriels autour de la Shoah (Perte, 2002). Ses travaux vont ensuite progressivement se concentrer sur les différentes facettes du langage, parlé ou même signé comme dans Signer (2017). C'est à l'aide de sa caméra qu'elle décide d'explorer les mystères des langues, le plus souvent liées à la judéité. Débute ainsi en 2004 sa trilogie documentaire autour de l'hébreu : Mifasa Lesafa : D'une langue à l'autre (2004) qui se concentre sur le bilinguisme ; Langue sacrée, langue parlée (2008) film axé sur la progressive transformation et résurgence de l'hébreu, autrefois langue sacrée ; et enfin Traduire (2010) dernier volet qui lui a pour sujet la traduction de l'hébreu. Elle réalise ensuite un documentaire sur le yiddish (Yiddish, 2020).
Elle poursuit aujourd'hui ses recherches linguistiques axées sur les dialectes avec Des mots qui restent (2022) où elle aborde les idiomes employés par la diaspora juive, tels que le judéo-marocain ou le ladino, mélange d'espagnol et d'hébreu. En 2024, elle réalise Lettre errante, film entièrement dédié à une unique lettre de l'alphabet : la lettre R. Trailer ci-dessous :
Paremi les commentaires que ce film a inspirés, nous reproduisins ici, depuis le site internet de Nurith Aviv (ICI), celui d'Olivier Beuvelet, docteur en esthétique et sciences de l'Art de l'Université Paris 3 :
Nurith Aviv va en profondeur, de plus en plus et jusqu’à la fin du film, avec légèreté et humour, et avec cet R frais dans la gorge, son dispositif de scansion devient plus aérien, moins architectural... le rapport cinématographique à la parole, de la cinéaste fascinée par la langue dans toutes ses formes, aurait-il changé en passant de la lettre-signe (avec ses fenêtres) à la lettre-son (la couleur du souffle) ? La couleur est à la sonorité ce que la fenêtre était au signe écrit... un corps perceptible avec les yeux...
Reste le souffle, présent, toujours, dans les transitions entre les rencontres, sous la forme d’un poème sonore ou d’une performance poétique averbale... couleur et souffle ! Cela renvoie aux premiers signes «soufflés» sur les parois des grottes où des mains dites négatives, découpées par leurs contours, sont restées pour l’éternité dans leur absence même. Comme des allégories concrètes des mots d’avant l’écriture.
«La parole est radiographiée» a dit le cinéaste Nadav Lapid, invité à commenter le film...je dirais que Nurith Aviv cherche son adn... et ici l’archaïque originaire est dans la vibration du «R» sur les parois de la glotte... on y sent physiquement la parole sortir de soi comme dans ce vers merveilleusement râpeux et disgracieux de Baudelaire : «La rue assourdissante autour de moi hurlait.» Le Resh de l’origine nous renvoie au grognement ou au râle primitifs, premières formes de langage ... les bêtes grognent des rrrrr... mon chat les roule quand il est content et les râpe lorsqu’il s’énerve... c’est presque la seule lettre que nous ayons en commun ... la lettre «R» garderait-elle la trace de ce grognement ayant précédé la naissance des signes ? comme la possibilité d’un plaisir archaïque et originaire caché au milieu du «dire» de l’oral et de l’écrit ?
Et alors, pourquoi le japonais l’aurait-il forclos sinon pour éradiquer ce qui ne pourrait entrer dans l’empire des signes, question de frontière, de limite et de contenance : les grognements qui n’en furent que la matière
ancienne ?
J’ai beaucoup aimé les récits autour du «r» qui ont une portée souvent vitale ...Et j’aurais aimé aussi entendre l’accent rocailleux des paysans du sud de la France où les «R» roulent comme les cailloux des ruisseaux, roulements que la modernité, la ville et le souci de réussite sociale ont errrrrrradiqués...
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