Sophie Taeuber-Arp en costume pour une pendaison de crémaillère organisée par l'artiste Walter Helbig, Ascona, Suisse, août 1925.
En 1918, Sophie Taeuber-Arp crée des marionnettes abstraites pour un spectacle total à Zurich qui révèle sa prodigieuse pluridisciplinarité. Une série en 3 épisodes.
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« Tentez de parvenir à un bon rythme, en plaçant par exemple, à côté d'une forme de grande taille, trois petites formes ou de taille décroissante, et cela plusieurs fois, côte à côte.»
Sophie Taeuber-Arp, 1922. Extrait d'un texte à destination de ses élèves à l'Ecole des arts appliqués de Zurich.
CULTURES VIVES Sophie Taeuber-Arp est une exploratrice, une expérimentatrice. Son projet général est double : créer dans tous les arts et créer une nouvelle alliance entre eux.
Continuité des arts
Chez elle, tout se passe comme si chaque art tendait à se prolonger et à se réaliser dans un art différent. La peinture, ou le textile, sort de son cadre et se réalise dans l'art du relief peint. Le relief se dépasse et se réalise dans la sculpture et la marionnette. La sculpture se dépasse et se réalise dans la décoration d'intérieur et l'architecture.
Aux deux extrémités de la chaîne, la peintre est devenue architecte : elle peint des tableaux géométriques et conçoit l'atelier-maison de Clamart. La créatrice de textile est également devenue décoratrice d'intérieur : elle emporte l'artisanat textile dans l'avant-garde et développe le programme décoratif de l'Aubette à Strasbourg, avec Hans Arp et Theo Van Doesburg. On parlera d'une logique de continuité entre les arts.
Continuité, unification par l'abstraction, mais aussi couplages de disciplines : le relief en bois peint comme interrègne peinture-sculpture, ou les sculptures-mobiles comme fusion sculpture-marionnette. Sublime continuum esthétique.
Sophie Taeuber-Arp, Envol, Relief rond en trois hauteurs, 1937. Huile sur bois, diamètre 60 cm.
© Weber 1937/7.
Mais ce n'est pas tout. Sophie Taeuber-Arp envisage un problème plus large, plus inouï, celui de l'inclusion d'un art dans un autre, à la manière de l'emboîtement des poupées russes.
Ainsi la grande question : quel art peut contenir tous les autres ? Le théâtre ou l'opéra sont souvent évoqués pour leur capacité à accueillir et réunir les autres arts.
Sophie Taeuber-Arp, Portrait de Jean Arp, 1918, bois tourné et peint, hauteur : 25 cm. © Collection privée.
Sophie Taeuber-Arp, quant à elle, mise sur Le Roi-Cerf (1918), son spectacle, pour opérer cette synthèse tant recherchée. Seul problème : le théâtre de marionnettes, considéré comme mineur, ne jouit pas du même prestige que les autres arts de la scène. Qu'à cela ne tienne, elle va l'imposer comme l'art qui présente, qui met en présence l'ensemble des arts. Comme un micro-théâtre capable d'absorber aussi bien les arts mineurs que les arts majeurs, les formes utiles autant que les formes libres.
Ce théâtre réclame une trilogie créatrice : Texte, Sculptures-mobiles, Espace scénique. Chaque section commande sa série de disciplines artistiques : le Texte, qui n'est pas de l'artiste, se présente comme un texte à l'intérieur d'un autre texte, une farce dadaïste dans une fable du XVIIIe siècle. Les Sculptures-mobiles commandent une autre série : la sculpture pour les figures, l'artisanat textile pour les petits costumes en tulle et plumes, les arts de scène, théâtre-mime-danse, pour déployer l'intention dramatique de la pièce. Ne manque que la musique. L'Espace scénique, lui, mobilise des peintures agrandies de l'artiste pour les décors et une architecture constructiviste, miniaturisée pour l'occasion.
Photographie du décor du Roi-Cerf, La Forêt de Roneisloppe, 1918, deux cerfs et Léandro.
Cette nouvelle alliance des arts doit être considérée comme une révolution esthétique, longtemps restée confidentielle, discrète. Une révolution sur un mode mineur.
De plus, Le Roi Cerf s'arrêtera après trois représentations en raison de l'épidémie de grippe espagnole qui sévissait à la fin de la Première Guerre mondiale. Déjà un virus perturbait le monde. Ce spectacle légendaire fut toutefois très apprécié dans le cercle de l'avant-garde, Tristan Tzara déclara que « les décors et les personnages firent sensation. »
Œuvre totale miniature
La miniaturisation des êtres en pantins (50 cm environ) sert aussi l'idée de manipulation qui est au cœur de la pièce de Gozzi. Finalement, ce microcosme est aussi un regard critique porté sur notre société. Une caverne de Platon grotesque qui, malgré les apparences, ne s'adresse définitivement pas aux enfants. D'ailleurs Sophie Taeuber-Arp s'identifiait elle-même à ses pantins, surtout à la danseuse Angela, qu'elle percevait comme son double.
Sophie Taeuber-Arp. Marionnette, "Le Roi-Cerf", 1918 : Angela (danseuse), 1918.
Bois tourné, métal et matériaux divers, 50 cm x 15 cm, Zürich.
— Il appartient à Sophie Taeuber-Arp d'avoir inventé avec son théâtre de marionnettes
une étrange anti-œuvre d'art totale, miniature et modeste. —
Ce théâtre intérieur, psychanalytique et esthétique, révèle une autre face de l'œuvre de Sophie Taeuber-Arp, à savoir, une profonde méditation sur les changements de niveaux et d'échelles à l'intérieur des arts et entre eux. Par là, elle semble en apparence se rapprocher de l'art total de Wagner, mais pour en réalité mieux s'en éloigner.
Décor de Parsifal par Wieland Wagner, carte postale éditée lors de la représentation
du Festival de Bayreuth de 1937.
Un point significatif : elle a couvert tout le spectre de l'art total (Gesamtkunstwerk en allemand), depuis la danse jusqu'à l'architecture, à l'exception de la musique, art unificateur par excellence pour Richard Wagner (1813-1883).
Scénographie de Sophie Taeuber-Arp pour Le Roi-Cerf, 1918.
Le Roi Deramo et Angela. © Photographie par E. Linck. Archives photographiques de la Fondation Arp.
Alors que Wagner tentait de réaliser une grandiose synthèse des arts à l'époque de leur épanouissement romantique, Sophie Taeuber-Arp réalise une synthèse des arts, plus fragile, à l'époque de leur extrême décomposition formelle. Unification grandiloquente contre unification dérisoire. A la réflexion, il peut apparaître que le dérisoire se loge plus facilement dans l'esprit de sérieux romantique que dans le chaos dadaïste, conscient lui, de la folie d'une telle entreprise.
D'un côté, Wagner rêve d'une œuvre d'art totale, dix-neuviémiste, grandiose, romantique, mythologique, religieuse, unitaire, pure, tragique, sacralisée ; de l'autre, Sophie Taeuber-Arp invente une nouvelle œuvre d'art totale, avant-gardiste, miniature, dadaïste, psychanalytique, athée, multiple, impure, comique, désacralisée. Wagner recherchait de manière héroïque les grandes lois de l'art, Sophie Taeuber-Arp en recherche les lois minuscules.
Il appartient à Sophie Taeuber-Arp d'avoir inventé avec son théâtre de marionnettes une étrange anti-œuvre d'art totale, miniature et modeste. Mais, ce geste, elle ne l'a fait qu'une fois dans sa courte vie qui s'est achevée, en 1943, à l'âge de cinquante-trois ans. Sa gloire : avoir initié une révolution secrète qui emporte tout dans un grand éclat de rire.
Eric Monsinjon
(texte initialement publié sur le blog Mediapart d'Eric Monsinjon,
reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur)
Post-scriptum : Sophie Taeuber-Arp, l'histoire d'une redécouverte.
Autoportrait photographique de l'artiste à Ascona (Suisse), 1925.
On s'étonnera de la reconnaissance tardive de cette artiste prodigieuse. Plusieurs raisons à cela : la difficulté pour elle de sortir de l'ombre de son mari Hans Arp et de s'imposer dans les cercles très masculins de l'avant-garde ; le problème de développer une œuvre pluridisciplinaire très souvent perçue comme un éparpillement ; la lutte pour imposer l'artisanat textile comme un art d'avant-garde à part entière ; l'ambition utopique d'intégrer l'art abstrait dans la vie quotidienne.
Enfin, elle fut peu exposée de son vivant. Aussi, son décès précoce, le 13 janvier 1943, a entraîné une méconnaissance de son travail dans les décennies qui suivirent. Précisons que Hans Arp a toujours défendu la propagation de son œuvre jusqu'à sa mort, en 1966.
« En décembre 1915 j’ai rencontré à Zurich Sophie Taeuber qui s’était affranchie de l’art conventionnel. Déjà en 1915 Sophie Taeuber divise la surface de ses aquarelles en carrés et rectangles qu’elle juxtapose de façon horizontale et perpendiculaire. Elle les construit comme un ouvrage de maçonnerie. Les couleurs sont lumineuses, allant du jaune le plus cru au rouge, ou bleu profond.
Dans certaines de ses compositions elle introduit à différents plans des figures trapues et massives qui rappellent celles que plus tard elle façonnera en bois tourné. » Hans Arp, extrait des Jours effeuillés, 1966.
Depuis quelques années, elle fait l'objet d'une redécouverte. En 2021, une rétrospective "Sophie Taeuber-Arp : abstraction vivante" a célébré son œuvre à Bâle et à Londres. Consécration ultime, une rétrospective se tient actuellement au MoMA de New York (jusqu'au 12 mars 2022).
Sophie Taeuber-Arp. Marionnette, "Le Roi-Cerf", 1918 : Clarissa.
Huile sur bois, laiton, œillets en métal. 50 x 14 x 13 cm. Zurich.
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