Des fleurs et des portraits déposés en face de l'ambassade russe à Londres, pour commémorer la mort d'Alexei Navalny,
lundi 19 février 2024. Photo Kin Cheung / AP
Ils ont tué Alexeï Navalny. "Ils", c'est-à-dire ? Tous les regards sont évidemment braqués sur Vladimir Poutine, qui avait fait mettre au cachot, dans le froid Sibérien, son principal opposant, et s'est empressé de décorer Valery Boyanirev, le directeur adjoint du Service pénitentiaire russe, trois jours après la mort de Navalny... dont il avait la responsabilité. Mais Poutine n'est pas le seul assassin, écrivait André Markowicz dans l'une de ses chroniques régulières sur Facebook, au lendemain de l'annonce de la mort de Navalny. Dans le viseur : l'entreprise (française) Yves Rocher qui, la première, avait engagé des poursuites judiciaires contre Navalny. Et plus largement : "cet assassinat est le résultat de l’inaction criminelle et délibérée des gouvernements occidentaux contre Poutine, le résultat de leur volonté de ne pas humilier la Russie".
Chronique publiée sur Facebook le 17 février 2024, reproduite ici avec l'aimable autorisation d'André Markowicz
Les faits : Alexéï Navalny a été assassiné le vendredi 16 février 2024 par le régime de Poutine. Assassiné. Le communiqué officiel de l’administration pénitentiaire russe explique qu’il s’est senti mal pendant une promenade et serait décédé d’une thrombose. La phrase comporte deux mensonges flagrants :
1. Navalny était au cachot (il en était sorti le 11 février dernier, et y avait été replacé le 14). Le cachot se caractérise par le fait que les promenades sont interdites (mais il n’avait droit à aucune communication, il n’avait pas de linge de lit (avec des températures polaires dehors), dormait, ou essayait de dormir sur une planche. Donc, il n’a pas pu se sentir mal pendant une promenade, parce que, de promenade, il n’y en avait pas.
2. Pour savoir que tu es mort d’une thrombose, il faut faire une autopsie. Et il n’y a pas eu aucune autopsie, – du moins au moment où j’écris. Donc, l’explication de sa mort est de l’ordre de celles qui étaient données sous le régime de Staline, – elle est donnée pour montrer qu’elle n’existe pas, et que l’assassin se fiche de la vérité : il a tué, – un point, c’est tout.
Cela, c’est simplement clair et net, indiscutable.
A-t-il été réellement assassiné dans son cachot, empoisonné, ou est-il mort d’épuisement ? Ce qui est sûr, c’est que, la veille, pendant une séance vidéo d’un des multiples procès qu’il avait en cours contre l’administration pénitentiaire, il avait l’air en forme, on le voyait même rigoler. Il plaisantait de l’absurdité des sentences. Il est, hélas, plus que vraisemblable qu’il ait été assassiné physiquement. Mais quoiqu’il en soit, ça n’a pas d’importance. Il a été assassiné.
Par qui ?
Évidemment par Poutine, parce que Navalny a mis en lumière la nature mafieuse de son régime, à sa nature mafieuse à lui personnellement, et son goût du luxe (un goût, littéralement, de chiottes, – je dis ça parce que même les brosses des WC de Poutine sont plaquées or... sérieusement). C’est-à-dire qu’il a mis en lumière non seulement le fait que le dictateur de la Russie est un mafieux et un assassin, mais qu’il est fondamentalement, intimement, ridicule, obscène. Et donc, Poutine l’a fait assassiner.
Mais Poutine est-il le seul assassin ? Non.
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Le premier assassin de Navalny, rappelons-le, encore et encore, c’est la firme française – non, il faut dire « bretonne » – Yves Rocher, qui a porté plainte contre Navalny et son frère pour escroquerie, permettant à Poutine de condamner l’opposant russe à une peine de prison avec sursis avec obligation de contrôle judiciaire. « Yves Rocher » (la firme) a depuis assuré que l’entreprise n’avait subi aucun dommage de la part des frères Navalny, mais, après sa tentative d’assassinat au novitchok, quand Navalny est rentré à Moscou, la raison formelle de son arrestation a été le fait qu’il était soustrait à son contrôle judiciaire. Les autres condamnations, qui se sont accumulées, sont venues ensuite... – J’ai consacré à ce sujet une longue chronique écrite avec Françoise Morvan. Je n’y reviendrai pas ici. Sauf pour dire ceci : la firme Yves Rocher est, aujourd’hui, présente en Biélorussie, en Ukraine et aussi en Russie. Elle possède, à ce jour, 407 « boutik » (c’est le barbarisme russe inventé par la firme pour désigner ses points de vente) et 12 spa-centers (une grande opération publicitaire est d’ailleurs lancée en Russie en février : les consommatrices ont droit à 30% de réduction dès qu’elles achètent je ne ne sais plus quoi). C’est-à-dire que, depuis 2021, Yves Rocher s’est développé très tranquillement, et a continué de faire ses affaires en Russie, malgré tous les embargos. Pendant que Poutine détruit l’Ukraine, bombarde et torture ses habitants, et impose la terreur dans l’ensemble de la Russie. Yves Rocher est donc, il faut appeler les choses par leur nom, le premier assassin d’Alexéï Navalny. Quelqu’un le rappelle-t-il, cela ? Et qui demande des comptes à cette entreprise, l’un des piliers du lobby patronal de Bretagne ?
Qui sont les autres assassins ?
Comment, qui sont-ils ? Mais nous, – nous tous, Occidentaux. Parce que cet assassinat est le résultat de l’inaction criminelle et délibérée des gouvernements occidentaux contre Poutine, le résultat de leur volonté de « ne pas humilier la Russie », comme a dit qui nous savons – et comme qui nous savons l’a dit très tôt. À partir de ce moment (et ceux qui me lisent s’en souviennent peut-être), j’ai dit que Poutine allait voir s’ouvrir devant lui un grand boulevard, parce qu’il était clair qu’on ne le laisserait pas perdre. Certes, il s’agit toujours d’aider l’Ukraine, mais, encore une fois, – de l’aider pas trop. Pas au point où une défaite russe pourrait mettre en danger ce qu’on appelle « la stabilité » de la Russie...
Et souvenez-vous de ce que disait Biden, à l’arrestation de Navalny. S’il venait à mourir, disait-il, les conséquences pour Poutine seraient catastrophiques. Que dit-il aujourd’hui ? Qu’il est scandalisé. Parce qu’il a compris que ce n’est plus lui qui a l’initiative. Ce qui s’est passé, c’est que, dés aujourd’hui, avec quasiment un an d’avance, le pouvoir aux USA, c’est Trump qui le détient – les Républicains. Et que les Républicains ont fait alliance avec Poutine, parce que leur programme est celui d’un isolationnisme aussi complet que possible. Et ce n’est pas un hasard, donc, si l’assassinat de Navalny survient quelques jours après l’interview de Poutine avec Tucker Carlson, âme damnée’ de Trump, – une interview qui se caractérisait par deux choses fondamentales. D’abord, l’affichage au grand jour de la complicité de Trump et de Poutine (Trump a surenchéri le lendemain en affirmant qu’il demanderait à Poutine d’attaquer l’OTAN qui, soi)-disant, ne payait pas pour les défenses militaires, – ce qui est simplement un mensonge), – Trump offrait à Poutine une plateforme médiatique, et Poutine laissait Trump jouer les matamores. La deuxième chose est encore plus sérieuse : les grandes digressions historiques de Poutine, qui étaient totalement délirantes. J’ai dit à un journaliste que ce qu’il disait la naissance d’un État russe centralisé en l’an 862 était du même ordre que d'affirmer que c’était Vercingétorix qui, chez nous, avait créé l’État. Pour toute personne un tant soit peu « civilisée », des arguments pareils seraient simplement disqualifiants, ridicules.
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Ce qui s’est joué pendant cette interview est, justement, d’un ordre civilisationnel : l’Histoire, soudain, a été décrétée nulle et non avenue par le pouvoir, et, oui, c’est l’importance de la culture en tant que telle qui a été abolie. La question n’était pas que Poutine racontait des bêtises : il racontait ce qu’il voulait, parce qu’il avait le pouvoir, et la force. Et que, le pouvoir et la force, il était en train de les prendre au niveau mondial. Il n’avait pas besoin de ces vieilles lunes, l’Histoire, la « civilisation », l’humanité, l’humanisme, la réalité ou la vie des gens – il n’avait plus besoin de faire semblant que, d’une façon ou d’une autre, il s’y intéressait. – Il voulait, il prenait. Il utilisait la langue comme l’administration pénitentiaire : pour dire que la vérité ne sert à rien.
Il le faisait, cela, parce que les démocraties occidentales le laissaient faire, lui demandaient d’être raisonnables, l’appelaient, lui, à la table des négociations, cherchaient, d’une façon ou d’une autre, à ne pas « aggraver les choses ». Alors que, lui, il ne comprend que la force. Et ce qu’il aime, vraiment, mais vraiment, c’est les dorures sur les brosses de WC.
Il a tué Navalny quand l’Allemagne a fini par refuser d’extrader contre lui un agent de Kadyrov, un mafieux criminel en série, qu’il présentait, lui, Poutine, il y a encore quelques jours, comme un grand patriote. Il a tué Navalny parce qu’il pouvait le faire. Parce que le rapport de forces le permettait. Parce qu’il savait que nous ne ferions rien, à part nous indigner et montrer, n’est-ce pas, notre « colère ».
Mais d’ici, par exemple, ne serait-ce à titre symbolique que, dans tous les pays de la coalition, on débaptise les noms des rues des ambassades de Russie, et qu’on les renomme « rue Alexéï Navalny »... ne serait-ce que ça... même Macron sera mort de vieillesse avant.
Et Yves Rocher, pendant ce temps, aura continué de faire ses affaires, et de parler, accessoirement, pour les faire, ses affaires, de l’authenticité de nos terroirs bretons qui donnent à la consommatrice russe l’objet de ses désirs. Et c’est – je le dis en passant – à la Gacilly, village natal d’Yves Rocher, que s’est tenue une première « journée culture et économie » du lobby Produit en Bretagne.
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La mort de Navalny marque un degré de plus de la descente dans l’horreur que nous voyons autour de nous. Elle appelle d’autres morts — en Russie, évidemment. Les autres détenus sont en dangers, tous autant qu’ils sont, Kara-Mourza, Iachine, Gorinov et les centaines de femmes et d’hommes moins connus. Tous, – oui, tous – ils sont en danger de mort. Mais beaucoup d’autres, – la terreur se renforce, encore et encore, et elle deviendra une terreur de masse. Et puis, il y aura d’autres morts, en Ukraine, et il y en aura ailleurs, parce que, maintenant, Poutine a compris que nous lui avons laissé les coudées franches. Par cet esprit munichois qui est celui de nos gouvernements – et de nos opinions publiques.
Navalny comprenait ce qu’il faisait quand il rentrait. Tous les débats sur « il n’aurait pas dû » sont donc, comment dire ça ? futiles. Ce qu’il a fait, c’est que, jusque dans cette mort, dans ces tortures qui l’ont tué, il a montré qu’on pouvait vivre, qu’on devait vivre, pour ses idées, et pour ce quelque chose en nous qui nous dépasse et nous fait pressentir que même notre vie (qui est pourtant la nôtre) perdrait son sens si nous le trahissions par peur ou par indifférence, ou pour le goût du luxe.
Juste quelques jours avant sa mort, quand il en avait eu le droit, il avait envoyé à un de ses amis, Serguéï Parkhomenko, une lettre depuis sa prison du cercle polaire. On l’y avait expédié sans qu’il ait eu le temps de prendre ses livres. Mais il y avait là-bas quelques livres dans la bibliothèque de la prison. Il lisait, quand il pouvait – pas souvent – les nouvelles et les pièces de Tchekhov.
André Markowicz
(Poète et traducteur, co-fondateur avec Françoise Morvan des éditions Mesures, André Markowicz tient sur Facebook un journal régulier, tous les deux jours, qui est quasiment exclusivement consacré à la guerre en Ukraine et à la Russie depuis 2 ans. Le 25 février 2022, c'est d'ailleurs en publiant une chronique d'André Markowicz, "Effacer l'Ukraine, purement et simplement" que les humanités avaient débuté le suivi éditorial de la guerre en Ukraine)
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