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Les aphorismes de Gilles Defacque. Atelier du regard #12

Photo du rédacteur: Jean-Marc AdolpheJean-Marc Adolphe

La dernière leçon de conduite du clown-poète Gilles Defacque aurait pu s'énoncer ainsi : "Mieux vaut mourir vivant que vivre déjà mort". Depuis son lit d'hôpital, avant sa disparition fin décembre, il a conçu une ultime exposition, à voir jusqu'au 8 février au Théâtre du Nord à Lille.


« Pour l’exposition tu leur diras bien, tu leur expliqueras bien que c’est pas morbide, bien sûr il y a l’hôpital, il y a la mort, mais c’est le processus créatif qui ne peut pas s’arrêter. C’est pas morbide. C’est pas un hommage ». Depuis la chambre d'hôpital où il s'est éteint le 28 décembre dernier, Gilles Defacque, clown-poète ou poète-clown, fondateur du théâtre du Prato à Lille (lire ICI), a conçu et légué les matières vives d'une ultime exposition, joyeusement titrée "Aujourd'hui c'est mon anniversaire !". Comme un pied de nez à la mort ? Oui et non. Quand on est mort, on fait moins le malin. Et d'ailleurs, Gilles Defacque n'a jamais fait le malin. Il a fait bien pire, et bien mieux : il a fait de l'espièglerie un art de vivre, jusqu'à l'imminence de la mort. Un art de vivre, et aussi de se donner, de transmettre. Au fond, c'est assez simple : mille fois mieux vaut mourir vivant que vivre déjà mort.


Des hommages, bien sûr, il y en eu, lors du vernissage de l'exposition, le 17 janvier 2025 dans le hall du Théâtre du Nord à Lille. Martine Aubry, maire de Lille, en a donné le ton, et après elle le vice-président de la Région Hauts-de-France en charge de la culture, puis le directeur régional des affaires culturelles. De mémoire de Cronope (1), jamais on n'entendit aussi souvent prononcer le mot "poésie".


Et puis, il y eut, avant que les musiciens du Tire-Laine fassent résonner leurs instruments pour célébrer « 47 ans et demie d’amitié, profonde, sincère, engagée, artistique, familiale, loyale faite de rigueur et de folies », prélude à une "Fête à Gilles" qu'ils fomentent pour bientôt ; Patricia Kapusta s'est emparée du micro, à moins que ce ne soit le micro qui se soit emparé d'elle. Patricia Kapusta, la compagne et l'accompagnatrice (ce qui ne va pas toujours ensemble), sans qui le livre-mémoire du Prato (2) n'aurait peut-être jamais vu le jour, évoquant pudiquement les 13 semaines d'hospitalisation de Gilles Defacque, mais concluant en rappelant les combats toujours à mener pour créer / résister, en citant in fine Évelyne Dorothée : « La ligne... ligne de vie, ligne du dessin qui dessine la pensée, l'écriture... ligne graphique, voire graphologique... Le théâtre, le musée, comme à la maison, le quotidien, à vivre au quotidien, sans différence, sans arrêt, en toute continuité ... Il faut tirer le fil, la ligne, le fil de l'idée, la ligne de l'idée, la ligne du geste ... et la ligne dessine, suit l'idée ou la précède...Et tout se rejoint, tout est lié, tout se tient, tout se parle ... par la ligne de la pensée, prolongement de la pensée par la main, la ligne du mot comme la ligne du dessin. » (3)

Patricia Kapusta, lors du "vernissage" de l'exposition "Aujourd'hui c'est mon anniversaire !"


On a vu aussi David Bobée, metteur en scène-directeur du Théâtre du Nord, s'improviser guide de l'exposition, et s'arrêter devant un grand "tableau" coloré (ci-dessous) en commentant, à qui voulait l'entendre : « c'est une œuvre numérique. » La première et dernière "œuvre numérique" d'un jeune plasticien" de 79 ans. Sur la palette de Gilles Defacque (textuelle ou "graphique"), il y avait, inlassablement, la vie. Le reste, c'est des outils...



« C’est dur de perdre un Gilles, c’est que ça court pas les rues un Gilles, ça saute partout, ça change un bistrot en cabaret et un EHPAD en tournage imaginaire, ça improvise inlassablement autour du verbe, capable de faire rire en trois paroles, mais aussi de faire pleurer avec rien… », écrit l'équipe du Tire-Laine. Maintenant que Gilles Defacque n'est plus là, qu'est-ce qui nous regarde encore dans cette exposition qu'il nous invite à voir ? Peut-être précisément cette capacité de composer avec trois fois rien. « L'art », disait le plus simplement du monde Fernando Pessoa, « c'est quand quelque chose existe ». Mais quel est ce "quelque chose" ? Ici, le trait qui fait ligne et dessin, et puis des mots dont la graphie danse : « Danse les mots », dit Gilles Defacque dans l'un de ses aphorismes (4). Et ce "quelque chose" existe parce que cela trouve le moyen de respirer (ou de danser) dans l'espace. Voilà qui nous regarde, dans cette ultime "scène" où Gilles Defacque s'expose : contenir le débordement (pour qui a fait feu de tout bois), en retenir l'essence en quelques déliés et traits aphoriquement ciselés, et pour autant inlassablement inviter à la débauche du sens, parce que chaque aphorisme ouvre un espace (en nous) et qu'à la dernière minute, une page est encore est train de s'écrire.


Jean-Marc Adolphe



NOTES


(1). « Un Cronope trouve une fleur solitaire au milieu des champs. Il est sur le point de la cueillir. Mais il pense que c’est une cruauté inutile et il s’agenouille auprès de la fleur et joue joyeusement avec elle, à savoir : il caresse ses pétales, il souffle dessus pour qu’elle danse, il bourdonne comme une abeille, il respire son parfum et finalement il se couche à son ombre et s’endort dans une grande paix. La fleur pense : "Il est comme une fleur" ». Julio Cortázar, Cronopes et Fameux.


(2). Le Prato, un théâtre international de quartier, éd. Invenit, 2023.


(3). Texte extrait du livre Le Prato, un théâtre international de quartier, op. cit.


(4). L’aphorisme (en grec : ἀφορισμός / aphorismós ("délimitation"), du verbe ἀφορίζειν / aphorízein ("définir, délimiter"), est une sentence énoncée en peu de mots — et par extension une phrase — qui résume un principe ou cherche à caractériser un mot, une situation sous un aspect singulier (Wikipédia).


DATES


 

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