
Femmes Algériennes 1960, photos d'identité, commandées par l'armée française à la fin de la guerre d'Algérie,
dans les villages de regroupement. Photos Marc Garanger (*)
Comme chantait Guy Béart, "le premier qui dit la vérité / Il doit être exécuté" . Pour avoir comparé les exactions commises par la France lors de la conquête d’Algérie au massacre nazi d’Oradour-sur-Glane, le 25 février dernier dans la matinale de RTL, le journaliste et chroniqueur Jean-Michel Aphatie a été fissa interdit d'antenne, et cloué au pilori par les réactionnaires de tout poil. Jean-Michel Aphatie n'est pourtant pas "le premier qui dit la vérité" : avant lui, bien des historiens de renom. Et il ne dit pas toute la vérité, car l'Algérie n'a pas été le seul "théâtre" des exactions coloniales européennes. Michel Strulovici revient sur une mémoire qui reste vive, voire brûlante.
« Là ou le sang a coulé, l'arbre de l'oubli ne peut grandir »
Proverbe brésilien
Le scandale créé par les propos de Jean-Michel Aphatie évoquant « les centaines d’Oradour » ravagés par les troupes françaises pendant la colonisation de l’Algérie ne manque pas d'étonner. Car l’émotion feinte ou réelle provoquée par la comparaison du journaliste sur RTL (1) bouscule certaines doxas. Elle éclaire crûment le silence, l’enfouissement et le déni qui marquent le récit d’une partie de notre histoire nationale.
Ce retour du refoulé à l’égard de l’Algérie et de sa guerre de conquête de près de trente ans, à la fin du XIXe siècle, en dit long sur les réalités biaisées de l’enseignement de l’Histoire dans notre pays. Et pourtant, cette expédition mobilisa « sous les ordres du général puis maréchal Thomas Bugeaud, 111.000 soldats, le quart des effectifs de l’armée française […] Au total, probablement bien plus d’un million de soldats français, compte tenu des rotations, des remplacements et des décès, et plusieurs centaines de milliers de civils foulèrent le sol de l’Algérie » (2). Un nombre considérable de familles françaises ont donc eu des aïeux directement concernés par cette guerre sanglante, d’un côté et de l’autre de la Méditerranée. Et pourtant, nous avons bien jeté cette tragédie aux oubliettes.
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Les protestations des réactionnaires à la comparaison de Jean-Michel Aphatie entre le massacre d’Oradour « et ce que nous avons fait en Algérie » sont révélatrices d’une consternante ignorance ou d’une amnésie généralisée (Je notais dans une de mes chroniques pour les humanités (ICI) que les élèves en savaient plus sur Clovis et le fameux vase de Soissons que sur les conditions dans lesquels l’empire français se constitua. Une mission dite “civilisatrice” au moyen des canonnières et au rythme des massacres). La polémique suscitée par "l'accusation" de Jean-Michel Aphatie permet de revenir sur la terreur criminelle qui s’exerça contre les populations civiles algériennes pendant de longues années.
Le travail universitaire sur cette période est riche. L’historien Benjamin Stora, parmi d’autres, a mené nombre d’études sur le sujet. Il a même remis au président de la République, le 20 janvier 2021, un rapport sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie ». Des groupes de travail réunissant des historiens des deux rives de la Méditerranée ont été créés à l’initiative des deux présidents. Cette commission mixte d’historiens français et algériens se réunit, à un rythme soutenu. La cinquième rencontre a eu lieu du 20 au 24 mai 2024 aux Archives nationales à Alger. (3)
Les discussions sont loin d’être académiques et tournent parfois à la confrontation de points de vue différents. Mais tous s’accordent à poursuivre le travail qui dépend, toutefois, des relations diplomatiques et politiques entre les deux pays. Parmi les propositions déjà émises, la commission demande « la restitution à l’Algérie des biens symboliques, comme ceux ayant appartenu à l’émir Abdelkader ou à d’autres personnalités algériennes ».
« Fumez-les »
Benjamin Stora, qui co-préside cette commission, rappelait cette recommandation du général Bugeaud quand il devient gouverneur colonial, le 11 juin 1845 : « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, fumez-les à outrance comme des renards ». Le gouverneur voulait en terminer avec la rébellion dans le village de Dahra. Puis, fort de son “succès”, il proposa à l’armée d’étendre cette tactique à toutes ses opérations.
En avez-vous entendu parler ? Moi, je ne l’ai appris qu’à l’université. À la sortie du lycée, il ne me restait de cette période que le célèbre tableau d’Horace Venet, La prise de la smala d’Abd-El-Kader par le Duc d’Aumale. Il me restait en mémoire également cette chansonnette, vantant le courage du général et qui dit : « As-tu vu la casquette, la casquette / As-tu vu la casquette au père Bugeaud ? / Elle est faite la casquette, la casquette / Elle est faite avec du poil de chameau. » (4)
Certains, en France, s’indignèrent de l’extrême brutalité de la hiérarchie militaire et des soldats en campagne. Dans un ouvrage remarquable, l’historien et journaliste Alain Ruscio recense « les chansons coloniales et exotiques françaises » (5). Dans cette anthologie étonnante, il est des auteurs qui osent prendre parti, par l’arme de la chanson, pour les Algériens martyrisés. Alexandre Dumas fils écrit par exemple, en 1888, Le vieux Cheik. La musique est écrite par Ernest Reyer, un compositeur célèbre alors. En voici le premier couplet :
« Ils ont pillé les gourbis de mes pères, brulé mes blés, dévasté mes troupeaux / Les aigles seuls connaissent nos repères, ils sont venus y planter leurs drapeaux / Je leur pardonne et ma maison en flammes / Et leur drapeau qui flotte triomphant / Et leur sérail où vont gémir nos femmes / Mais les maudits ont tué mon enfant ! »
L’historien Jacques Frémeaux, qui participe au travail de la commission mixte, recense, lui, pour la Revue Historique des Armées un certain nombre de “faits d’armes” des troupes de l’expédition coloniale française (6). Il y cite des témoins qui s’indignent de la violence du corps expéditionnaire, comme Tocqueville. En 1841, celui-ci écrit son écœurement : « J’ai rapporté d’Afrique la notion affligeante qu’en ce moment nous faisons la guerre d’une manière beaucoup plus barbare que les Arabes eux-mêmes »… (7) Et Tocqueville poursuit : « Depuis onze ans, proclame à la même époque le général Duvivier, on a renversé les constructions, incendié les récoltes, détruit les arbres, massacré les hommes, les femmes, les enfants avec une furie toujours croissante… » (8)
L’historien américain James Barnhart, professeur à l’université de Chicago, expliquait que : « Le général Le Flô confiait à Victor Hugo, exilé comme lui à Jersey après le Deux-décembre que, “après les razzias, il n’était pas rare de voir les soldats jeter à leurs camarades des enfants qu’ils recevaient sur la pointe de leurs baïonnettes. Ils arrachaient les boucles d’oreilles des femmes, les oreilles avec, et coupaient les doigts pour avoir les anneaux”. » (9)
Les généraux français avaient donc généralisé à toute l’Algérie cette pratique de la terreur. Ils ordonnaient à leurs troupes d’exhiber les têtes des vaincus, pendues à l’arçon des selles ou plantées à la pointe d’une baïonnette. D’autres procédés comme l’essorillement ont été assez largement mis en œuvre. Des soldats, après avoir coupé les oreilles des populations emprisonnées, les empilaient dans des jarres puis, le soir venu, près des feux de camp, le trophée du jour était remis à l’unité ayant effectué le plus grand nombre d’amputations. Forts de leur puissance militaire, les colonisateurs considéraient le monde comme leur jardin. Un monde encore inconnu qu’ils imaginaient en attente de civilisation… et de pillages. Des contrées habitées au mieux par des sauvages et, au pire, par des “sous-hommes”.

Prise d’un village tenu par le Viêt-minh par l’armée française. Crédit photo : ECPAD
Terreur en Indochine
En Indochine, les troupes françaises appliquèrent une stratégie d’occupation et des tactiques de terreur ressemblant à celles utilisées lors des expéditions algériennes. Pour la seule prise de la ville impériale de Hué au Vietnam : 11 morts français, 1.500 morts vietnamiens dont 80 % étaient des civils. Au Tonkin (le Nord du Vietnam), le corps expéditionnaire fort de 30.000 soldats français et de 6.500 tirailleurs locaux, organisé en colonnes, pratique l’incendie de tous les villages, l’exécution sommaire des prisonniers et des civils, le vol des vivres et du bétail. Entre 1882 et 1896, le docteur Jules Harmand, délégué du Tonkin, note : « Moyen barbare mais efficace. » (10)
Il serait trop long ici de faire la recension des massacres accomplis pendant l’occupation des pays de l’Indochine (Viêtnam, Laos, Cambodge). Les historiens Pierre Brocheux et Daniel Hémery en citent de nombreux cas dans Indochine, la colonisation ambigue : « Le delta du Fleuve rouge connaît les horreurs de la guerre coloniale : levée des coolies pour l’armée, réquisitions de vivres et du bétail, saccage des dinh (maison commune), incendie des villages, exécutions sommaires, (baïonnettades) ordonnées par le général de Negrier […] la violence répressive se généralise comme en témoigne ce journal de marche de la colonne du Bay Say à la saison sèche 1885-1886, éloquent par son laconisme : “18/9, la battue ne trouve rien mais à son retour, elle ramasse deux petits groupes d’Annamites installés dans les joncs, dans des hutes sur pilotis,-ces gens égarés sont fusillés. 19/9. : une colonne volante de 70 légionnaires fouille un village. Un grand nombre de pirates sortent à toute vitesse et s’enfuient vers le Nord, conduits par deux hommes à cheval, ces hommes passent sous nos feux […] Bon nombre d’entre eux restent sur le terrain. À 6h15, irruption dans le village […] un groupe de 25 pirates s’échappent… La moitié est fusillée par les postes extérieurs d’observation. » (11)
Dans le Viêtnam occupé, une fois la résistance à l’occupant français vaincue, les massacres répondront à toute velléité de révolte. En 1909, une tentative supposée d’empoisonnement de la garnison de Hanoï conduit les tribunaux à prononcer par centaines des condamnations à la décapitation. En septembre 1930, dans le centre du Viêtnam, les aviateurs sont autorisés par une circulaire du Résident supérieur de l’Annam (centre du pays) à bombarder sans sommation tout attroupement. Ils incendient les villages “coupables”, faisant plusieurs milliers de morts. Un des aviateurs, revenu après quelques jours au-dessus du théâtre de ses exploits, disait : « Cela puait tellement que là-haut même j’en étais malade ». (12)
Continuons la série des “exploits” de l’armée coloniale. La Légion étrangère, dans la province centrale du Nghê Tinh, s’est particulièrement illustrée dans l’exercice de la terreur. Certains de ces militaires se vantant d’avoir décapité à la scie leurs prisonniers (Le Petit Populaire du Tonkin, 15 mars 1931).

En Namibie, six camps de concentrations furent construits en 1905 par l'Allemagne
pour exterminer les trois-quarts de la population héréro et la moitié de la population nama.
Les autres pays colonisateurs ne sont pas en reste. Il en est un qui est souvent oublié dans la liste des oppresseurs, c’est l’Allemagne. Pourtant le Reich accomplit le premier génocide du XXème siècle. Celui des peuples Herero et Nama sur un territoire du Sud-Ouest africain, aujourd’hui la Namibie (13). Il fut perpétré sous les ordres du général Lothar Von Trotha. À partir de 1884 et jusqu’en 1911, pour mettre la main sur cette région, ses troupes appliquent un programme d’extermination. 80 % des autochtones insurgés et de leurs familles, soit 65.000 Hereros et près de 20.000 Namas sont exterminés. Ce génocide oubliée de la Namibie, l'auteure Penda Diouf, artiste associée au Théâtre du Nord, en a écrit le récit. Son titre : Pistes. Ce seul en scène est joué par l'artiste Nan Yadji Ka-Gara, elle raconte un voyage, où, en creux, les exactions l'accompagnent (Pistes tourne en ce moment en France). Le tueur de masse Von Trotha continuera ses exploits ensuite à Pékin, lors de la révolte dite des boxeurs. (14)
La philosophe Simone Weil établissait en 1943, dans son ouvrage L’enracinement, un parallèle entre ces expéditions coloniales et le nazisme. Elle expliquait nécessaire de penser l’hitlérisme en ces termes : « L’application par l’Allemagne au continent européen, et plus généralement aux pays de race blanche, des méthodes de la conquête et de la domination coloniale » (15). Les liens entre ces deux phénomènes historiques ont été également étudiés par Hannah Arendt. La philosophe considérait, elle aussi, la colonisation en Afrique comme l’antichambre du système totalitaire nazi. (16)
Un roi exterminateur
Et que dire de l’extermination de 10 millions de Congolais (un tiers de la population) en vingt-trois ans, pendant le règne du roi des Belges, Léopold II. Le vaste territoire du Congo lui avait été attribué lors de la conférence de Berlin, organisé par Bismarck en 1885. L’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France, les Pays-Bas, l’Espagne, le Portugal, l’Italie et la Belgique s’y partagèrent l’Afrique ! Si les États-Unis y étaient représentés, aucun Africain n’était présent.
Léopold II, le roi des Belges, magnifiait ainsi sa mission : « Ouvrir à la civilisation la dernière région du globe où elle n’a pas encore pénétré, renvoyer les ombres enveloppant encore des populations entières, est, j’ose le dire, une croisade digne de ce siècle de progrès ». Résultat : le pillage de l’ivoire et du caoutchouc. Sans vergogne. Cette exploitation, à l’ère de l’essor industriel, apporta la félicité au roi, aux industriels et aux investisseurs du pays. Cette mise à sac du Congo s’accompagna d’une violence rare dont l’amputation des mains fut l’image récurrente. Conan Doyle la dénonça en 1909 comme « le plus grand crime de tous les temps ». (17)
La quasi-totalité de la population congolaise se retrouva donc en esclavage et les survivants furent christianisés avec furie. C’était une époque où le sabre accompagnait toujours le goupillon et vice versa. On pourrait multiplier les exemples des nations occidentales qui accompagnèrent de massacres de masse l’occupation de nations étrangères, de l’autre côté des mers.
Jean-Michel Aphatie vient de réveiller, ou de faire savoir aux ignorants et aux oublieux volontaires, combien les pays impérialistes furent coupables. Cette maladie haineuse et ces massacres accompagnent toujours cette volonté de créer ou de maintenir des empires. Nous la voyons à l’œuvre dans la guerre d’agression de la Russie poutinienne en Ukraine. Avec des formes nouvelles de terreur comme le rapt d’enfants. Nous l’avions constaté sous des formes concentrationnaires au Tibet occupé en 1959 par les troupes de Mao et, aujourd’hui, nous en sommes les témoins impuissants pour les Ouïgours du Xin Jiang chinois.

Patrice Lumumba, ramené à Léopoldville, le 2 décembre 1960. Photo Rue des Archives
Le martyre de Lumumba
Mais il est un autre aspect récurrent de la lamentation exprimée par les ex-colonisateurs sur l’état lamentable de la direction des pays anciennement sous leur domination, particulièrement en Afrique. Ces larmes de crocodile versées sur leurs anciennes propriétés “si mal dirigés” évacuent leur responsabilité dans cet état de fait. Je ne prendrai ici que l’exemple de la décolonisation du Congo et du martyre de son premier dirigeant Patrice Lumumba. Le Congo (dit Belge) en révolte, dirigé par le jeune Patrice Lumumba, obtint son indépendance le 30 juin 1960. La Belgique du roi Baudouin Ier, contrainte et forcée par le mouvement de décolonisation qui secoue toute l’Afrique, tente bien de freiner le mouvement en proposant un long cheminement de trente ans vers l’indépendance aux Congolais. Mais le mouvement politique animé par Patrice Lumumba devient, en mai 1960, le plus important parti du pays lors des premières élections. Nommé Premier ministre en juin, il prononce un discours de dénonciation en règle du colonialisme et de ses crimes qui offusquera le roi Baudouin qui faisait la grâce d’être présent à cette célébration de l’indépendance :
« Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des “nègres”. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses ; exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort même. [...] Qui oubliera enfin les fusillades où périrent tant de nos frères, les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d’injustice, d’oppression et d’exploitation. Nous qui avons souffert dans notre corps et dans notre cœur de l’oppression colonialiste, nous vous le disons tout haut : tout cela est désormais fini. »
Son appel à l’organisation de l’unité africaine pour asseoir les indépendances, sa volonté de briser là les pratiques de pillage des richesses du pays, notamment celles nécessaires à l’industrie et à l’armement nucléaire, est des plus affirmées. Et le message est reçu cinq sur cinq par les puissances occidentales qui vont dès lors créer les conditions de son assassinat. En prélude au complot, la province du Katanga dirigée par Moïse Tshombé, un des hommes politiques africains parmi les plus corrompus, fait sécession le 11 juillet 1960. Il s’agit là d’une riche région minière (cuivre, cobalt, manganèse, diamants) exploitée par l’entreprise belge de l’Union minière du Haut Katanga. Pour appuyer Tshombé et le démembrement du pays, la Belgique envoie un véritable corps expéditionnaire de 11.000 hommes, précédés par des troupes spéciales de paras-commandos.
Bruxelles, aidé par Washington, décide d’aller plus loin avec le soutien de la France et de la Grande-Bretagne. Le 14 septembre 1960, le colonel Mobutu organise un coup d’État avec l’aide de Joseph Kasa-Vubu, le président de l’État et accède lui-même au pouvoir. Lumumba est arrêté par les troupes de Mobutu le 1er décembre 1960. Il est transféré dans une prison au Katanga, le 17 janvier 1961. Des rapports ont révélé que Lumumba et ses codétenus, Maurice Mpolo et Joseph Okito, sont torturés par la police provinciale à leur arrivée dans la province rebelle du Katanga.
Cette même nuit, Lumumba et ses deux compagnons sont exécutés. Dans son livre Le meurtre de Patrice Lumumba (1999), l’historien et sociologue Ludo De Witte dénonce un crime d’État. Il affirme que le commissaire de police belge Frans Versscheure conduit les prisonniers jusqu’à leur lieu d’exécution. Le policier belge Julien Gat ordonne aux militaires de tirer. Les corps des suppliciés n’ont jamais été retrouvés. Ils auraient été dissous en 1961 dans 200 litres d’acide sulfurique par Gerard Soete. En février 2002, à la suite d’un rapport établi par une commission parlementaire belge, le gouvernement de ce pays reconnaît avoir eu « une responsabilité indéniable dans les événements qui ont conduit à la mort de Lumumba ».
En juillet 2002, des documents déclassifiés par les États-Unis révèlent le rôle de la CIA dans ces assassinats. La CIA aurait soutenu politiquement, militairement et financièrement les opposants à Lumumba, et notamment Mobutu qui occupera le pouvoir pendant trente ans. Dans un télégramme en date du 26 août 1960, le directeur de la CIA, Allen Dulles, indiquait à ses agents à Léopoldville au sujet de Lumumba : « Nous avons décidé que son éloignement est notre objectif le plus important et que, dans les circonstances actuelles, il mérite grande priorité dans notre action secrète. »
Dans Le Siècle des dictateurs (éditions Perrin), le journaliste Jean-Pierre Langellier trace ainsi, en ouverture, le portrait de “Joseph-Désiré Mobutu, le prédateur du Zaïre” : « Pendant près de trente-deux ans, de 1965 à 1997, Joseph-Désiré Mobutu règne d’une main de fer sur l’ancien Congo belge, rebaptisé Zaïre (aujourd’hui RDC). Il impose une dictature féroce alliant crimes de sang, corruption et pillage éhonté des richesses nationales. L’homme à la toque de léopard joue pendant la guerre froide un rôle stratégique en promouvant son pays comme “rempart du communisme” en Afrique. »
Depuis l’assassinat de Patrice Lumumba, la prévarication règne en maître. Le Congo a continué d’être pillé par les anciens propriétaires des richesses du pays et ses nouveaux dirigeants postcoloniaux. Les peuples du Congo dit démocratique n’ont pu profiter des fruits de leur travail, ni des immenses ressources de ce vaste pays, comme le voulaient Patrice Lumumba et ses amis. Les Occidentaux, dans leur diversité, ont choisi le pire, qu’ils ne viennent pas pleurer dans le giron de la démocratie.
En 1963, Jean-Paul Sartre traçait le portrait de Lumumba et analysait les raisons de son échec : « Le leader noir ne soupçonne pas que cet ogre [le colonialisme, ndlr) encore si vif et si méchant, est, en réalité, déjà mort ; que les gouvernements impérialistes et les grandes compagnies ont décidé, en face de la crise coloniale, de liquider les formes classiques de l’oppression et les structures ossifiées, nuisibles, qui se sont établies au cours du siècle précédent. Il ne sait pas que les anciennes métropoles veulent confier le pouvoir nominal à des “indigènes” qui, plus au moins consciemment, gouverneront en fonction des intérêts coloniaux ; il ne sait pas que les complices ou les hommes de paille sont désignés d’avance en Europe, qu’ils appartiennent tous à la classe recrutée et formée par l’administration, à la petite bourgeoisie d’employés et de fonctionnaires, à sa propre classe. » (18)

Thomas Sankara et François Mitterrand à Vittel, le 3 octobre 1983,
lors du 10e sommet franco-africain. Photo Jean-Claude Delmas/AFP
Mitterrand contre Sankara
Ce choix du pire, les gouvernements français n’en sont pas exempts. Un exemple parmi d’autres : l’élimination de Thomas Sankara, le dirigeant du Burkina Faso. Le symbole de l’intégrité pour de nombreux Africains, pour de nombreux progressistes de par le monde. Établir la liste de ses décisions et actions fait preuve. Thomas Sankara est ainsi le seul président africain à avoir vendu les luxueuses voitures de fonctions de l’État pour les remplacer par des Renault 5. Il décide de supprimer les voyages en classe affaires des dirigeants, les salaires des ministres et hauts fonctionnaires sont baissés. Sankara explique ces prises de décision ainsi en février 1986 : « Karl Marx le disait, on ne pense ni aux mêmes choses ni de la même façon selon que l’on vit dans une chaumière ou dans un palais ».
Thomas Sankara fait de la lutte contre l’analphabétisme un combat. Et il le réussit. Le taux d’alphabétisation passe de 13 % en 1983 à 73 % en 1987. Il organise en outre la lutte contre les maladies et les épidémies par une politique de vaccination de masse par des brigades qu’il nomme « vaccinations commandos ». Il lance le premier programme africain de lutte contre la désertification et la déforestation. Il crée un ministère de l’Environnement (pionnier sur le continent) et multiplie les campagnes de lutte contre le déboisement, les feux de brousse et la chasse illégale. Il développe une politique active d’égalité entre homme et femme, en cassant le pouvoir traditionnel des chefs de tribus. Il met fin à la dot et au lévirat, qu’il considère comme une marchandisation des femmes. Il met aussi un terme aux mariages forcés en instaurant un âge légal. Il interdit l’excision, et tente de s’opposer à la prostitution et à la polygamie.
En 1986, le Burkina Faso atteint son objectif de deux repas et de dix litres d’eau par jour et par personne. Le rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation pour les Nations Unies déclare, au sujet de Sankara : « Il a vaincu la faim : il a fait que le Burkina, en quatre ans, est devenu alimentairement autosuffisant » (Wikipedia). Mais les relations avec la France mitterrandienne se dégradent. Les attaques de Thomas Sankara culminent avec le déplacement de François Mitterrand au Burkina Faso en novembre 1986. Le président burkinabé critique violemment la politique de la France pour avoir reçu Pieter Botha, le Premier ministre d’Afrique du Sud, et son allié Jonas Savimbi, le chef de l’ UNITA qui combat l’Angola et l’ANC de Mandela. L’un et l’autre sont « couverts de sang des pieds jusqu’à la tête », s’indigne Thomas Sankara. À la suite de cette visite, l’aide économique française chute de 80 % entre 1983 et 1985 ! Cette politique mitterrandienne pousse un peu plus Thomas Sankara vers les pays auto-proclamés socialistes et particulièrement Cuba qu’il vit comme une sorte de modèle. Le voici considéré désormais comme un danger, non seulement par la France et les États-Unis, mais également par les chefs d’État africains à la frontière du Burkina Faso. Nous savons qu’il a également provoqué l’ire des chefs traditionnels des tribus dont il a combattu le pouvoir.
Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara et six de ses compagnons sont assassinés par un commando, mandaté par son opposant Blaise Compaoré aidé et certainement commandité par le gouvernement français. C’en est fini de l’expérience de celui qui voulait changer profondément son pays. Depuis… le terrorisme djihadiste salafiste fait des ravages dans le pays. L’incompétence des élites, y compris militaires, leur prévarication, la misère qui submerge les Burkinabés pour qui les programmes de développement de l’ère sankariste ont été abandonnés, ont créé un espace inespéré pour les salafistes.
Le 26 mars Libération titrait : « Au Burkina Faso, nouvelles salves contre la presse et tueries de masse dans l’Est ». Le Monde, deux jours avant : « Burkina Faso ; des membres d’un mouvement politique enlevés ; les atteintes à la liberté d’expression se multiplient ». France 24 : « Burkina Faso, après le massacre de civils peuls, l’inquiétude grandit. » Libération encore, le 18 mars : « Le Niger, le Burkina Faso et le Mali disent ciao à l’Organisation internationale de la francophonie ».
Au total, le choix africain de François Mitterrand et de son conseiller en conneries Guy Penne (19), démontre en ce domaine son manque de vista et son enfermement idéologique hérité d’un passé colonial dont il fut, un temps, un partisan convaincu. L’homme chérissait les incunables. Il avait dû manquer la lecture de Chamfort, ce journaliste, poète, partisan de la révolution qui prévenait : « L’anticipation ouvre la voie à la victoire et est l’aiguillon de la conquête ».
Michel Strulovici
(*). Photos en tête d’article : Marc Garanger est envoyé faire son service militaire en Algérie en 1960, après avoir épuisé tous les sursis. Envoyé dans les villages des contreforts de Kabylie, il est chargé de réaliser des photographies d’identité des « indigènes » en vue de leur faire établir des papiers. Il réalise près de 2.000 portraits en 10 jours, surtout des femmes – les hommes ont pris le maquis – contraintes de se dévoiler devant l’objectif. D’une sordide opération de mise en fiches de la population, il tire une série de puissants portraits cadrés à la ceinture, empreints de dignité. Ensuite, dans la chambre noire qu’il s’est bricolée, il les recadre serrées sur le visage avant de les montrer à ses supérieurs. Il pressent que cette expérience sera déterminante : « J’ai reçu leur regard à bout portant, premier témoin de leur protestation muette, violente. Je me suis juré de lancer un jour ces images à la face du monde. » Ses portraits de femmes algériennes passés clandestinement en Suisse lors d’une permission, lui valent le prix Niépce en 1966, grâce auquel il pourra financer ses futures excursions. En 1984, il en tire un livre : La Guerre d’Algérie vue par un appelé du contingent, aux éditions du Seuil, passé plutôt inaperçu à l’époque.
Marc Garanger est mort le 27 avril 2020, à l’aube de ses 85 ans.
NOTES
(1). RTL, 25 février 2025 (ICI). La direction lui demandant de s’excuser pour ses propos tenus à l’antenne, Jean-Michel Aphatie préféra quitter RTL. De temps en temps, Jean-Michel Aphatie se souvient d’avoir débuté sa carrière à Politis.
(2). Alain Ruscio, La première guerre d’Algérie (1830-1852), Éditions de la Découverte, Octobre 2024.
(3). Jacques Frémeaux, « Guerre et violences en Algérie, 1830-1870 ; 1954-1964 », Revue historique des armées, 2003, n°232.
(4). L’origine de cette dénomination a été racontée en 1855 par le duc d’Aumale, dans son ouvrage Les Zouaves et les chasseurs à pied : esquisses historiques. Voir Wikipedia.
(5). Alain Ruscio, Que la France était belle au temps des colonies, Éditions Maisonneuve et Larose, 2001, pages 74-75.
(6). Jaques Frémeaux, op. cit.
(7). Marianne Duvivier, Solutions de la question de l’Algérie / par le général Duvivier, ancien élève de l'École polytechnique, Éditions Gaultier-Laguionie, 1841, page 285. Cité par Jacques Fremeaux, op. cit.
(8). Cité par Jacques Fremeaux, op. cit.
(9). James Barnhart, Violence and the Civilizing Mission: Native Justice in French Colonial Vietnam,1858-1914, University of Chicago, 1999, page 1041
(10). Pierre Brocheux, Daniel Hémery, Indochine, la colonisation ambigüe. 1858-1954 , Éditions de la Découverte, 1994, pages 62-63.
(11). Andrée Viollis, Indochine SOS, Préface d’André Malraux, éditions Gallimard, 1935. Andrée Viollis est une journaliste qui au retour de ses reportages en Indochine va être un(e) des dirigeant(e)s du Comité de défense et d’amnistie des Indochinois, fondé en mars 1933, pour réclamer l’amnistie des prisonniers politiques indochinois.
(12). James Barnhart, op.cit.
(13). Cette extermination sera reconnue comme un génocide par l’Allemagne, le 28 Mai 2021.
(14). Les boxeurs ou boxers sont membres d’une société secrète dont le symbole est un poing fermé, d’où son surnom de Boxers. Ce rassemblement de révoltés chinois contre les puissances impérialistes qui occupent leur nation s’appelle “Poings de la justice et de la concorde”. Ils vont combattre de 1899 et1901 et seront défaits.
(15). Simone Weil l’écrit alors qu’elle travaillait dans les services de la France libre. L’enracinement traite de la Résistance et de la reconstruction du pays. C’est une méditation sur la nécessité de la politique. Elle rappelle que l’éloge de la Résistance française ne doit pas faire oublier les dommages de la colonisation et la condition des prolétaires.
(16). Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Éditions du Seuil, 1972
(17). Cité dans l’ouvrage de Marc Wiltz, Il pleut des mains sur le Congo, éditions Magellan, décembre 2015.
(18). Jean Paul Sartre, « La pensée politique de Patrice Lumumba », Présence Africaine, n°47, 3ème trimestre 1963.
(19). Guy Penne fut conseiller de François Mitterrand pour les affaires africaines de 1981 à 1986. Il fut promoteur d’une politique conservatrice, dans la continuité des législatures de droite précédentes, notamment en opposition à Jean-Pierre Cot, à l’époque ministre de la coopération, qui, lui, était plutôt pour la défense des droits de l’Homme dans les ex-colonies françaises ainsi que pour la promotion de leur émancipation de la France.
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