Paul Klee, Rue principale et rues secondaires (1929 ; huile sur toile, 83,7 x 67,5 cm ; Cologne, Museum Ludwig)
CHRONIQUE En paysactes, pour la seconde de ses chroniques sur les humanités, Isabelle Favre, chercheure en géographies, arpente les chemins socio-politiques du remembrement agricole, avec le poète Jean-Loup Trassard, le géographe Kenneth Olwig ou encore Félix Guattari, jusqu'à faire lien avec la "pensée créatrice" de Paul Klee.
La forme est mort, la formation est vie.
Paul Klee (1)
Avec ses Champs de bataille, Inès Léraud a récemment remis en mémoire L’histoire enfouie du remembrement, en Bretagne (2). Une histoire qui s’est déroulée peu ou prou dans la France entière. Une histoire de champs, une histoire humaine, d’une violence délibérée ou en sourdine : disparition d’une culture collective, disparition de paysages, histoire enfouie mais qui a laissé des traces. Inès Léraud a traité à sa manière (3) cette histoire de remembrement, qui était aussi le sujet de Verdure du poète Jean-Loup Trassard (4), décrivant ici les effets de la destruction de tout ce qui avait été créé et entretenu patiemment par une culture de la terre :
On abat les arbres et les haies, on entoure les exploitations de ronces artificielles placées à 50 cm du fonds voisin […] J’apprends que le remembrement prétend gouverner aussi les ruisseaux ! Que dans une commune remembrée il n’y a plus un seul ruisseau originel ! Au lieu choisi par l’administration est creusé le plus droit possible, d’un diamètre égal du début à la fin, un caniveau qui est censé conduire les sources, pluies et petits cours d’eau le plus vite possible jusqu’à la rivière. […]. L’accélération, non seulement élimine tournants et cavités, écrevisses et vairons, mais fait que l’eau n’a plus le temps de pénétrer dans le sol; les puits en sont moins riches […] Et que l’on ne vienne pas nous parler de passéisme ou de paysans braquant un fusil de chasse à la limite de leur champ pour empêcher le progrès d’entrer ! Les passéistes, qui s’ignorent mais font de grands dégâts, ce sont ceux qui continuent à croire que l’homme est là pour asservir la nature, qui assurent que c’est pour un mieux-être de tous alors que c’est pour le profit de quelques-uns, qui possèdent une notion partielle et partiale du rendement financier admis pour but unique et qui, avec un entrain communicatif (changez donc aussi votre voiture, votre machine à laver, votre tracteur), peuvent déclarer, comme le chef du bureau d’études de remembrement et de voirie au ministère de l’Agriculture et du développement rural (interview publiée dans la presse le 29 août 1973) : « On crée une nouvelle géographie rurale. Œuvre passionnante car on remodèle la campagne pour plusieurs siècles. » Si nous nous contentons d’envoyer une giclée d’encre à la face d’une telle imbécillité, croyez-vous que les ruisseaux et nous-mêmes pourrons continuer longtemps à suivre les méandres qui nous plaisent ?
Mes propres souvenirs racontent ce que le remembrement a fait au paysage avec l’élargissement des chemins pour laisser passer les gros engins agricoles ; il y en avait bien peu dans mon pays jurassien, d’élevage laitier (bien loin des pays de "grande culture", d’openfield, dont l’industrialisation des pratiques culturales a fait disparaître les marques du soin donné par une communauté agricole). Dans mon village, les chemins de terre élargis aux dépens des bordures (arbres, arbustes, haies avec leurs insectes, leurs oiseaux) furent recouverts par de la caillasse blanche. Il fallut attendre quelques années et passages de troupeaux de vaches pour qu’ils redeviennent chemins de terre avec leurs résurgences de pierre calcaire et que la végétation reprenne ses droits ; mais on ne revit jamais la mare où nous allions chercher des têtards.
La machine a démembré la communauté agricole
Cette communauté agricole avait déjà connu bien des transformations des repères qui conduisaient à dialoguer, être attentif, prendre une initiative et écouter la réponse, anticiper, sachant qu’on ne peut pas calculer à coup sûr, et aussi participer, apprendre des autres, coopérer, partager. (5)
Ces repères, ancestraux, désignaient des besoins vitaux : la présence de l’eau nécessaire à la vie des hommes et des bêtes en lien avec la trame bocagère, les chemins pour se déplacer. Ces repères contribuaient au découpage des terres à cultiver, également dessiné par la projection des corps dans l’espace… jusqu’à l’adoption du système métrique : la main, la coudée, le pied, parties du corps qu’on peut mettre à plat pour s’en servir d’étalon. Le soin des bêtes, l’espace-temps du labour, des semailles, des récoltes créaient un rythme singulier, un paysage à partir de ces mesures humaines, vécues dans des gestes et des temps en résonance intime avec ce sol qui est là et pas ailleurs, mais dont on partage l’usage.
Avec ou sans seigneur, les paysans géraient leurs champs en commun, chacun ayant des droits d'usage sur une partie plus ou moins déterminée des terres entourant son village ou son hameau qui, selon les années, serait propice à telle ou telle culture. […] Les prairies fournissaient du fourrage pour les animaux qui, à leur tour, fournissaient du fumier pour les terres cultivées ainsi que du lait, des peaux. [On fendait du bois] pour les outils agricoles et le transport. L’association de différents sols dans les terres cultivées permettait un équilibre entre les sols humides et les sols secs, les années pluvieuses et les années de sècheresse. Les prairies et les pâturages des agriculteurs étaient souvent utilisés en commun. (6)
Avec la Révolution française s'affirme le désir d'unifier les mesures héritées de l’Ancien Régime. Une nouvelle mesure est inventée, adoptée en 1793 puis en 1799 : le mètre qui est défini comme la dix-millionième partie du méridien passant par Paris et reliant le pôle Nord à l’Équateur. Cette mesure "objective" qui ne se réfère plus au corps humain se surajoute à la connaissance des capacités de la terre qu’on cultive, corps et âme, alors que, au même moment, le droit de propriété vient d’être institué (dans la déclaration des droits de l’homme de 1789). On peut imaginer comment cela a progressivement créé d’autres repères qui ont progressivement conduit, 150 ans plus tard, à accepter de donner la priorité aux machines et de livrer les terres au remembrement, en sacrifiant la connaissance fine des équilibres ayant constitué, au fil d’un temps parfois très long, le territoire et l’histoire de chaque ferme.
Chemin creux au voisinage de la maison de Gérard Chouquer
(avec Martin de la Soudière, octobre 2020, photo Pierrick Bourgault
Quand le géographe Kenneth Olwig décrit les enclosures en Angleterre principalement au XVIIe siècle, il présente des objectifs similaires à ceux du remembrement, trois siècles plus tard. Le fait d’entourer les champs de haies et de murets (en expulsant ceux qui auraient pu les travailler) n’était pas seulement destiné à créer de beaux domaines "paysagers" : le but était d’abord de contrôler et de cartographier les terres pour inscrire les limites de propriété d’un espace productif, marchand et imposable, un espace euclidien absolu et mesurable qui ne peut être celui de « l’attention mutuelle d’humains engagés en commun dans une activité concrète » (7), s’exprimant par des gestes et des temps en résonance intime avec le lieu où l’on vit, champs où l’on travaille, maisons, hameaux, villages où l’on habite.
Le remembrement vient désintégrer toute cette composition en mouvement, son intensité, d’autant que chaque élément avait sa propre histoire, millénaire peut- être pour les ruisseaux, séculaire pour les chemins et les haies, sans cesse actualisée pour leur entretien et la culture des parcelles.
A priori loin des questions agricoles, cette intensité et ses vibrations s’expriment dans plusieurs tableaux de Paul Klee : trame des parcelles, lignes majeures tracées par les ruisseaux, les chemins et éléments singuliers de l’habitat humain. Cette composition apparaît comme un des fondements de sa Pensée créatrice avec la basse continue dividuelle-rythmique et l’accentuation individuelle. La résonance des dividus et des individus accompagne leur tissage dans un processus créatif, « une augmentation de vitalité communiquée par sympathie », d’ordre artistique ou social. Le répétitif (humain, des gestes de culture de la terre) n’est pas le reproductible (mécaniquement). On développera une autre fois l’obligation très actuelle, à laquelle nous invitait Félix Guattari contre le remembrement des esprits, d’une « réappropriation individuelle collective et [d']un usage interactif des machines » (8), dans un « réseau social » libre (comme ce fut le cas, dans les années 1970, avec le mouvement des radios libres).
Isabelle Favre
NOTES
(1). Nulle part ni jamais, la forme n’est résultat, acquis, parachèvement, conclusion. Il faut l’envisager comme genèse, comme mouvement. Son être est le devenir et la forme comme apparence n’est qu’une maligne apparition, un dangereux fantôme. Bonne donc la forme comme mouvement, comme faire, bonne la forme en action. Mauvaise la forme comme inertie close comme arrêt terminal. Mauvaise la forme dont on s’acquitte comme d’un devoir accompli. La forme est fin, mort. La formation est Vie. Paul Klee, Das bildnerische Denken, 1945 –Théorie de l’Art moderne, Denoël (1964).
(2). Inès Léraud, Pierre Van Hove, Champs de bataille. L’histoire enfouie du remembrement. Revue dessinée, Delcourt, 2023.
(3). Une enquête, travaillée avec un conseiller historique, (Léandre Mandard), dessinée par Pierre Van Hove, mise en couleur par Mathilda. Elle fait suite à Algues vertes. L’histoire interdite, 2019.
(4). Verdure, recueil de textes de Jean-Loup Trassard, Le Temps qu’il fait, 2019.
(5). Joëlle Zask, La démocratie aux champs, La Découverte, 2018, 4e de couverture.
(6). Kenneth Olwig, “Epilogue to Landscape as mediator. The non-modern commons landscape and modernism’s enclosed landscape of property” in Benedetta Castiglioni, Fabio Parascandolo, Marcello Tanca, Landscape as mediator, landscape as commons. International perspectives on landscape research, “Coop. Libraria Editrice Università di Padova”, 2015.
(7). Tim Ingold. Ma traduction, au sein de ses deux articles autour de son néologisme de taskscape, dont j’ai tenté de rendre compte avec un autre néologisme : paysacte, qui alimente cette chronique
(8). Félix Guattari : "Vers une ère post-média", Terminal n° 51, octobre-novembre 1990 (ICI).
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