
Image: The Economist/Getty Images
"Stand up for science". Aujourd'hui, aux États-Unis comme en France, la science manifeste contre l'obscurantisme forcené de Donald Trump et de sa clique. Au fait, le chantre du Make America Great Again, drogué à la surenchère permanente, connaît-il la fable de La Fontaine du boeuf et de la grenouille ? Pourtant, ce n'est pas de la science. Avec, en prélude, un "poème impossible" de Marc Delouze.
En guise d’introduction, un tableau-poème envoyé aux humanités par le poète Marc Delouze (1), à partir du vocabulaire que Trump décide de bannir de toute forme de recherche scientifique aux États-Unis.
Le poème impossible
ou Le Petit Goebbels Illustré
Et quand il n’y aura plus rien à dire, il n’y aura plus à voter.
Washington. Février 2025. Un logigramme a été envoyé aux responsables des programmes scientifiques de la Fondation Nationale pour la Science, leur intimant de « couper » tout financement dès lors qu’apparait dans la présentation d’un projet, ou son titre, ou son résumé, l’un des mots suivants :
activisme, interdit ! activistes, interdit ! plaidoyer, interdit !, défenseur, interdit ! barrière, interdit ! partialité, interdit ! biaisé vers, interdit ! noir et latins, interdit ! diversité communautaire, interdit ! équité communautaire, interdit ! différences culturelles, interdit ! patrimoine culturel, interdit ! culturellement adapté, interdit ! handicaps, interdit ! discrimination, interdit ! origines diverses, interdit ! communautés diverses, interdit ! communauté diversifiée, interdit ! groupe diversifié, interdit ! diversification, interdit ! diversité et inclusion, interdit ! équité de la diversité, interdit ! amélioration de la diversité, interdit ! égalité des chances, interdit ! égalité, interdit ! équité, interdit ! ethnicité, interdit ! exclus, interdit ! promotion de l’inclusivité, interdit ! genre, interdit ! diversité des genres, interdit ! discours haineux, interdit ! minorité hispanique, interdit ! historiquement, interdit ! biais implicite, interdit ! préjugés implicites, interdit ! inclusion, interdit ! inclusif, interdit ! inclusivité, interdit ! accroître la diversité, interdit ! communauté autochtone, interdit ! inégalités, interdit ! iniquité, interdit ! injustice, interdit ! institutionnel, interdit ! LGBT, interdit ! marginaliser, interdit ! minorités, interdit ! multiculturalisme, interdit ! polarisation, interdit ! politique, interdit ! préjugés, interdit ! privilèges, interdit ! promotion de la diversité, interdit ! race et origine ethnique, interdit ! diversité raciale, interdit ! inégalité raciale, interdit ! justice raciale, interdit ! racisme, interdit ! sentiment d’appartenance, interdit ! préférences sexuelles, interdit ! justice sociale, interdit ! socioculturel, interdit ! socioéconomique, interdit ! statut, interdit ! stéréotypes, interdit ! systémique, interdit ! traumatisme, interdit ! sous-évaluation, interdit ! sous-représentation, interdit ! sous-servi, interdit ! sous-évaluée, interdit ! victime, interdit ! femmes, interdit ! femmes et sous-représentée. interdit !
(Réf. AOC, 20 février 2025)
Marc Delouze
« Trait malhabile. Composition confuse. Ignorance des techniques. Imagination conventionnelle. ». Hitler était un peintre autrichien raté. Par deux fois, à 19 ans et 20 ans, il fut recalé aux Beaux-Arts de Vienne. Cette frustration l’a-t-elle conduit à ne plus vouloir voir le monde en peinture (les Juifs tout particulièrement), contribuant à fabriquer le Führer qu’il allait devenir ?
Les dictateurs et autres tyrans sont souvent des psychopathes en puissance. Dans la biographie de Donald Trump, pionnier d’un fascisme 2.0 aux États-Unis, on n’a repéré aucune appétence artistique qui eut été contrariée. Il s’agit là d’autre chose, qu’a narré Mary L. Trump, la nièce de "Donny" -comme on l’appelait dans son enfance-, dans un ouvrage paru en 2020, intitulé Too Much and Never Enough: How My Family Created the World's Most Dangerous Man ("Trop et jamais assez: comment ma famille a créé l'homme le plus dangereux du monde", paru en France aux éditions Albin Michel). Si l’on a bien compris ce voyage assez ébouriffant en névroses familiales, le patriarche, Fred Trump Sr, était du genre sociopathe "à haut niveau". Et le petit Donald, observant que son frère Fred Jr., de sept ans son aîné, était sans cesse humilié pour sa timidité et autres "insuffisances", aurait adopté sa propre forme de caractère (brutale, insensible et agressive) pour montrer au cher papa que lui, au moins, n’était pas une merde. « L'ego de Trump est une chose fragile qui doit être renforcée à chaque instant parce qu'il sait au plus profond de lui qu'il n'est rien de ce qu'il prétend être », écrit Mary Trump.
Certes, la psychologie fêlée du magnat de l’immobilier n’explique pas à elle seule le phénomène Make America Great Again, fomenté depuis des années par The Heritage Foundation et autres officines ultra-conservatrices voire néo-fascistes, qui sont les nouveaux pairs de Donald Trump, lequel s’acharne à leur montrer qu’il n’est pas une merde (bis) et qu’il va faire le job au-delà même de ce qu’ils pouvaient espérer. On ignore si Trump connaît Monsieur Jean de La Fontaine, notamment la fable de « La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf » : « La chétive pécore / S'enfla si bien qu'elle creva. »
Trump vit dans une bulle (réalité alternative, ou parallèle) qui risque fort d’exploser au train où vont les choses. Un mois et demi après son élection, Wall Street commence déjà à avoir des hoquets. The Economist qualifie de "MAGAlomanie" « les délires économiques de Donald Trump [qui] nuisent déjà à l’Amérique » : « Les investisseurs, les consommateurs et les entreprises montrent les premiers signes d'aigreur face à la vision de Trump. (…) Lorsque M. Trump a remporté les élections en novembre, les investisseurs et les chefs d'entreprise l'ont applaudi. (…) Hélas, ces espoirs s'envolent en fumée. Le DOGE d'Elon Musk sème le chaos et fait la une des journaux, mais il n'y a encore guère de signes d'une manne dérégulatrice. (L'ordonnance de M. Trump interdisant l'achat fédéral de pailles en papier ne fera pas grand-chose pour les résultats financiers d'America Inc.). (…) Bien que la croissance économique reste correcte, le rendement des bons du Trésor à dix ans a chuté ces dernières semaines, les mesures de confiance des consommateurs ont plongé et la confiance des petites entreprises s'est effritée, laissant présager un ralentissement à venir. Pendant ce temps, les prévisions d'inflation augmentent. (…) Autre élément important, les proches du président semblent également manquer d'influence. Scott Bessent, le secrétaire au Trésor, et Howard Lutnick, le secrétaire au Commerce, sont tous deux des financiers, mais s'ils essaient de freiner M. Trump, ils ne s'en sortent pas très bien. Au lieu d'être de sages conseillers, ils passent pour des larbins, expliquant pourquoi les droits de douane sont essentiels et que Wall Street n'a pas d'importance. Peu d'hommes d'affaires veulent dire la vérité au pouvoir de peur de s'attirer les foudres de M. Trump. Et ainsi, le président et la réalité semblent s'éloigner de plus en plus. (..) Alors que le message selon lequel M. Trump nuit à l'économie se fait de plus en plus fort, il pourrait s'en prendre aux messagers, y compris à ses conseillers, à la Fed ou aux médias. Le président risque de s'accrocher à son fantasme protectionniste pendant un certain temps. Le monde réel en paiera le prix. »

Donald Trump et la surenchère... Lors d'un spectacle de catch, en 2007 (capture d'écran)
Donald Trump est, de fait, un grand drogué. Sa came à lui, c’est la surenchère. Celle qui a fait son succès dans l’émission The Aprentice, ou sur les rings de catch professionnel, dont il goûte la mise en scène propres aux arènes (où s’affrontaient autrefois les gladiateurs) et auxquels il a emprunté pour une bonne part un vocabulaire de provocation surjouée. Mais dans les deux cas, Aprentice ou catch, c’est du show à l’américaine. La Maison Blanche, c’est du réel, et le réel, ça a vite fait de vous revenir en pleine poire. On n’en est pas encore là, mais ça pourrait arriver plus vite qu’on ne pense. Même, si sous la pression des constructeurs automobiles, Trump vient de faire une première marche arrière sur les droits de douane, il reste pris dans la spirale addictive de la surenchère. S’en dégager ? Primo, ce n’est pas son genre. Secundo, il risquerait alors de décevoir les plus fanatiques de la secte MAGA dont il s’est entouré, quasiment sans aucun garde-fou.
Pour l’heure, même les atermoiements de Wall Street ne le perturbent guère, tant il voue désormais sa croyance à une nouvelle religion, celle des crpytomonnaies (2). Une religion, et un veau d’or pour certains, dont Donald Trump himself. « Les annonces de Donald Trump sur une potentielle réserve stratégique d’actifs numériques ont provoqué une onde de choc dans l’écosystème des cryptomonnaies. De nombreux experts y voient la plus grande opération de spéculation de tous les temps », écrit Emma Confrère dans Le Figaro du 5 mars dernier, qui cite Claire Balva, vice-présidente de la néobanque Deblock. En fin de semaine dernière, le président des États-Unis a listé sur son réseau Truth Social les actifs qui pourraient constituer sa future réserve fédérale, à savoir le Ripple (XRP), le Solana (SOL) et le Cardano (Ada). « On se demande s’il n’a pas cité ces cryptomonnaies pour aider certaines personnes», commente Claire Balva, qui estime que cette publication « sonne comme une annonce personnelle presque impulsive pour faire plaisir à des personnes ou des entreprises ». Comme par hasard, Donald Trump et sa femme, Melania, ont tous les deux lancé des "meme coins" à leurs effigies, inscrits sur la blockchain de Solana, l’une de celles qu’a recommandé Trump. « Ce que Trump fait ici sent la corruption. Un conflit d’intérêts évident », commente un internaute. Des "initiés", tels que l’investisseur David Sacks, la sénatrice Cynthia Lummis et Elon Musk lui-même ne sont pas en reste, qui ont engrangé, en quelques minutes après l’annonce de Trump, plusieurs centaines de milliers de dollars supplémentaires.
« Donald Trump vient de participer à la plus grande opération de spéculation cryptographique de tous les temps », dit dans l’article du Figaro l’économiste Peter Schiff (reconnu pour avoir prédit dès 2006 l’arrivée de la crise des subprimes) : « une enquête du Congrès est désormais nécessaire pour faire toute la lumière sur ce stratagème qui agit sur le marché crypto ». Sauf que pour l’heure, le Congrès est à la botte de Trump, et que, par ailleurs, le président des États-Unis dispose d’une forme d’impunité civile et pénale pendant toute la durée de son mandat.

Jacob Anthony Chansley, alias Jake Angeli, adepte du mouvement QAnon, s’adresse à des supporters de Donald Trump
à Phoenix, le 5 novembre 2020. Photo Dario Loez-Mills / AP
Le propre de la surenchère (permanente) à laquelle se dope Donald Trump, c’est que c’est "trop et pas assez", pour reprendre le titre de l’ouvrage de sa nièce. Pour ne pas sombrer dans une routine qui serait franchement ennuyeuse, ce registre du "trop / pas assez" n’a pas seulement besoin de relever des défis, mais de façon plus pathologique, de s’inventer (comme dans le catch) des ennemis à combattre voire à abattre. Poutine est à peu près dans le même registre, sauf que lui, c’était plutôt le judo.
Les ennemis, c’est comme un punching-ball. Pour Trump, un jour c’est les migrants, le lendemain les "wokistes", puis l'Ukraine, le surlendemain à nouveau les migrants, etc. A la longue, c’est un peu lassant. Mais maintenant qu’il est à la Maison Blanche, Trump peut avoir un ennemi à sa (dé)mesure : le système tout entier, ce que la "complosphère" issue des mouvements d’extrême-droite (de QAnon à The Heritage Foundation), qui a permis sa prise de pouvoir, appelle « l’État profond ». Comme l’a écrit Michel Strulovici dans sa récente chronique pour les humanités ("Le coup d’état qui vient", ICI), « l'instauration d'une dictature fasciste aux États-Unis n'est plus une hypothèse farfelue ».
L’analyse se vérifie avec les dernières nouvelles en provenance de Trumpland. Alors que la censure commence à sévir dans les médias, dans les bibliothèques, dans les musées (3), Donald Trump s’apprête, selon Associated Press, à démanteler le ministère de l’Éducation (lire ICI). A la tête du "département de l’efficacité gouvernementale", le fameux DOGE, Elon Musk a d’ores et déjà liquidé l’Institut des sciences de l’éducation, qui recueille des données sur les progrès scolaires du pays. Est maintenant dans le collimateur l’agence qui accorde prêts et bourses à près de 5 millions d'étudiants en situation de handicap, à faibles revenus ou sans pour domicile fixe : visiblement, ce sont là pour Donald Trump des "merdes" auxquelles Universités ou grandes écoles ne sauraient ouvrir leurs portes.

La bibliothèque de l'université de Pennsylvanie à Philadelphie, qui a annulé les offres d'admission informelles aux nouveaux doctorants
en raison de l'incertitude entourant le financement fédéral. Crédit : Jim Feng/Getty
Christina Nowicki est une jeune et brillante chercheuse postdoctorale à l'Université de Chicago (ICI). Elle étudie les bactéries modifiées pour les utiliser dans le traitement du cancer. Le genre de truc qui n’a strictement aucun intérêt pour Trump-Musk. Ce vendredi 17 mars, elle ira manifester comme des milliers d’autres scientifiques, chercheurs postdoctorants et étudiants en thèse, à l’appel du mouvement « Stand Up for Science ». Les institutions de recherche et d’innovation sont effet la cible du trumpisme-bulldozer. Quelque 1.200 employés du National Institute of Health, la principale agence de recherche biomédicale des Etats-Unis, ont été brutalement renvoyés, et des licenciements massifs de scientifiques ont été annoncés à des agences aussi prestigieuses que la Food and Drug Administration, la Noaa (l’agence américaine d’observation océanique et atmosphérique, et bien d’autres. Le National Weather Service (NWS), chargé d’alerter la population sur les ouragans, les tornades, les tsunamis ou les vagues de chaleur à venir, a été amputé de 170 personnes, selon le Washington Post, alors même que les événements extrêmes se multiplient sous l’effet du changement climatique et qu’environ la moitié des bureaux de prévision locaux manquaient déjà de personnel. Mais puisque le changement climatique est un « canular », selon Trump, à quoi bon payer des gens qui ne servent à rien ?

Un employé du National Hurricane Center de la NOAA ((l’agence américaine d’observation océanique et atmosphérique)
suit l'ouragan Beryl à Miami le 1er juillet 2024. Photo : Joe Raedle/Getty Images
Comme l’écrit Dov Alfon dans l’éditorial de Libération de ce jour, « Trump s’attaque à l’idée même d’une réalité fondée sur des faits observés et analysés car celle-ci ne s’accommoderait pas du déni climatique, du refus de la vaccination et d’autres faits alternatifs qu’il cherche à sacraliser ». « C’est un moment orwellien, dans lequel deux et deux font cinq si Trump le décide, où les informations sont masquées, les données effacées, et les vérités scientifiques disparaissent », analysait sur France Inter, mercredi 5 mars, l’astrophysicien Olivier Berné, initiateur d’une déclinaison française du mouvement. (Pour en savoir plus et s’informer sur les différentes actions : https://standupforscience.fr/)
Aix-Marseille Université (AMU) vient de lancer de son côté un appel aux chercheurs américains, se disant prête à accueillir ceux qui travaillent sur des sujets comme le climat et dont la liberté académique pourrait être menacée par la politique menée par Trump. « Le risque pour ces chercheurs, c'est que leurs projets de recherche ne soient plus financés, qu'eux-mêmes, s'ils sont étrangers, doivent retourner dans leur pays", notamment pour les universitaires qui travaillent "sur des sujets sensibles, le climat, les sciences humano-sociales, les humanités en général », commente Eric Berton, président d'Aix-Marseille Université, l'une des plus importantes de France en nombre d'étudiants (80.000 dont 12.000 internationaux).
Pendant ce temps, le bœuf de la fable de La Fontaine regarde avec étonnement la grenouille-Trump s'agiter comme un clown endiablé dans un Barnum 2.0. Déjà qu'elle est passablement gonflée, ça va bien finir par exploser, se dit-il. Oui, mais quand ?
Jean-Marc Adolphe
NOTES
(1). Fondateur des Parvis poétiques, Marc Delouze vient de publier aux éditions Æthalidès Le Vieux Nègre est toujours là. Un récit d'Amériques (224 pages, 19 €). Le regard d’un jeune communiste français découvrant les USA en 1963 et croisant celui de l’écrivain d’aujourd’hui. Un dédale d’échos et de souvenirs mêlant histoire personnelle et grande histoire. www.aethalides.com
(2). A partir du lundi 10 mars sur les humanités, un voyage feuilleton de Maria Damcheva dans l'univers parallèle des cryptomonnaies.
(3). Comme l’écrit Roxana Azimi dans Le Monde du 6 mars 2025 : L’Art Museum of the Americas, un établissement situé à un jet de pierre de la Maison Blanche, vient d’annuler deux expositions prévues au printemps, l’une mettant en vedette des artistes afro-américains, afro-latinos et caribéens, l’autre sur des artistes queer des Caraïbes. Selon le Washington Post et le site Hyperallergic qui ont rapporté les deux cas, le musée aurait pris cette décision pour se conformer aux ordres de l’administration Trump de supprimer les programmes diversité, équité et inclusion (DEI), instaurés sous Joe Biden (Lire ICI).
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