Premier épisode d’un « feuilleton colombien » dont le titre fait référence aux Veines ouvertes de l’Amérique latine (Eduardo Galeano, 1973).
Déjà 7,4 millions de personnes déplacées, soit près de 15 % de la population, et l’exode continue : plus de 40.000 déplacements forcés depuis le début de l’année, sous la menace de groupes paramilitaires liés au narcotrafic mais pas seulement. Propriétaires terriens, industries minières, gisements d’hydrocarbures, barrage sur le fleuve Cauca sont autant de sources avides de territoires occupés par de modestes paysans. Le gouvernement colombien laisse à l’abandon des populations entières, et la communauté internationale ferme les yeux sur ce qui est pourtant une crise humanitaire majeure.
Imaginons.
Imaginons un pays.
Imaginons un pays qui soit, officiellement, une démocratie, et qui, tout aussi officiellement, ne soit pas en guerre.
Imaginons que, dans ce pays-là, 14 % de la population ait été « déportée », victime de déplacements forcés.
Imaginons que ce phénomène massif continue aujourd’hui encore, au vu et au su de tous.
Imaginons enfin que malgré l’ampleur de la barbarie, des drames et des crises humanitaires qu’elle engendre, celle-ci ne provoque quasiment le moindre émoi au sein de ce qu’il est convenu d’appeler la communauté internationale.
Impensable, on en conviendra.
Rembobinons l’imaginaire et regardons la réalité en face. Ce pays existe, son nom garde mémoire de celui qui reste symbole, sous couvert d’exploration, d’une longue histoire coloniale.
La Colombie, donc.
Le conflit armé, qui a opposé pendant plus de cinquante ans la guérilla des Farc et l’État colombien, a abouti au chiffre hallucinant de 7,4 millions de personnes déplacées (en 2017), sur une population de 51 millions d’habitants. Parmi ces 7,4 millions de déplacés, 21,2 % sont issus des communautés afro-colombiennes et 6,2 % de communautés autochtones, selon un rapport de l’observatoire Pharos, une association française qui œuvre au pluralisme des cultures et des religions. 7,4 millions de personnes déplacées, c’est plus qu’en Syrie, qui comptait fin 2019, après 8 ans de guerre, 6,2 millions de « déplacés internes ». Mais qui s’en soucie ?
Vue générale du bidonville de Paraíso Mirador, à la périphérie de Ciudad Bolivar, Bogotá, 8 septembre 2020.
La plupart de ces déplacés se sont entassés à la périphérie des grandes villes, notamment à Bogotá. Un récent article de Contagio Radio (« Les bidonvilles de Bogotá : histoires de déplacement, de migration, de pauvreté et de négligence de l'État ») attire l’attention sur l’extrême paupérisation de populations venues se réfugier dans la capitale colombienne, entassées dans des bidonvilles qui ont poussé sur des terrains instables, souvent à haut risque. Là aussi, les chiffres donnent le vertige : selon le Centre de mémoire pour la paix et la réconciliation, 347.294 victimes du conflit armé auraient trouvé refuge à Bogota, dont près de 30.000 personnes dans l’immense quartier de Ciudad Bolivar. Les habitants de ces bidonvilles ont perdu, en fuyant leurs terres d’origine, leur moyen de subsistance. Ils viennent alors alimenter (si l’on peut dire) la fabrique de la misère dont la Colombie offre le triste tableau : 42,5% de la population (22 millions de personnes) y vivent en-dessous du seuil de pauvreté (contre 33,7 % pour l’ensemble de l’Amérique latine), avec moins de 80 euros par mois ; et 15 % sont dans l’extrême pauvreté.
Évacuation d’habitants de Puerto Valdivia, en mai 2018.
Le narcotrafic et la guérilla des Farc sont le plus fréquemment incriminés pour expliquer les « déplacements forcés » de personnes (paysans, communautés indigènes, etc.) contraintes de quitter leurs terres sous la menace de groupes armés. Les nombreux assassinats de « leaders sociaux » montrent que de telles menaces n’ont rien de virtuel : entre 1958 et 2018, 215.000 civils ont ainsi été tués.
A ce stade, il convient toutefois de préciser trois points importants. Tout d’abord, sans minimiser le rôle des guérillas, celles-ci auraient été responsables de 12 % des assassinats de civils, contre 80 % à la charge de groupes paramilitaires (selon les estimations des Nations Unies), le plus souvent pour le compte de multinationales, d’entreprises privées et de grands propriétaires terriens. Et ces milices armées étaient bien souvent de mèche avec certains responsables gouvernementaux ou gouverneurs locaux, en supplétifs de l’armée (responsable pour sa part de 8% des assassinats).
Secundo, le narcotrafic serait-il la seule cause des déplacements forcés qui ont entraîné la spoliation de quelque 6,5 millions d’hectares de terres (10% de la surface agraire totale en Colombie), quand les plantations de coca occupent… 143.000 hectares (chiffre 2020) ? Au demeurant, les campesinos qui cultivent la coca (et qui ne sont pas des trafiquants de drogue) ne sont pas les premiers responsables d’une déforestation qui continue d’aller bon train : en 2020, ce sont encore plus de 170.000 hectares de forêt qui ont été ratiboisés, en augmentation de 8% par rapport en 2019.
Enfin, les déplacements forcés ont commencé dès les années 1950, bien avant que la production-exportation de cocaïne ne prenne son essor dans les années 1980, avec la bénédiction d’Alvaro Uribe, élu quelques années plus tard à la Présidence de la République colombienne avec l’appui des cartels de la drogue et des paramilitaires qui leur étaient liés.
On aura l’occasion de revenir plus en détails sur certains éléments clés de cette longue histoire. Pour l’heure, contentons-nous de suggérer qu’en accusant de tous les maux la guérilla des Farc, les gouvernements successifs, de droite ou d’extrême-droite, qu’a connu sans discontinuer la Colombie depuis 1948, au service des intérêts de quelques familles de propriétaires terriens et des multinationales qui pillent allègrement les ressources minières du pays, ont astucieusement fait écran de fumée et détourné l’attention de quelques-unes des causes majeures de ces déplacements forcés.
Combattants paramilitaires des Autodéfenses Unies de Colombie (AUC).
Tortures systématiques et fours crématoires
Extradé aux Etats-Unis pour trafic de cocaïne après son arrestation en mai 2008, Salvatore Mancuso a été l’un des principaux acteurs de cette histoire dans les années 1990 et 2000. A l’issue d’une formation dispensée par des mercenaires israéliens à des paramilitaires colombiens, il a ensuite été le chef d’état-major des Autodéfenses Unies de Colombie (AUC), le plus important groupe paramilitaire, responsable de la plupart des crimes commis lors du conflit armé et des déplacements forcés : « la stratégie [des AUC] ne consistait généralement pas à attaquer frontalement les groupes de guérilla – les combats entre guérilleros et paramilitaires étaient peu fréquents et se produisaient généralement à l’initiative des premiers – mais à semer la terreur parmi les populations civiles considérées comme leur base logistique. (…) Lorsqu’il s'agissait de terroriser une communauté paysanne ou indigène, des individus étaient démembrés à la machette ou à la tronçonneuse (la seconde option restait la plus courante et constituait une « signature »). (…) Pour faire disparaitre plus facilement leurs victimes, les AUC employaient dans certaines régions de Colombie des fours crématoires. Des témoins racontent que les paramilitaires « tuaient des gens, les enterraient dans des fosses et les déterraient six mois plus tard pour les brûler tous en même temps. Parfois, ils ouvraient les cadavres en deux, sortaient tout ce qu’il y avait dedans et, quand ils étaient secs, les coupaient en petits morceaux. Une fois hachés menus, ils les jetaient dans le four. Ici, on appelait cet endroit ‘l’abattoir‘.» (Source : Wikipedia)
En lien avec le puissant cartel mexicain de Sinaloa, ces mêmes Autodéfenses Unies de Colombie ont pris une place prépondérante dans les activités liées au narcotrafic. Selon l’Observatoire géopolitique des drogues, en 1997, la majorité de la cocaïne arrivant dans les ports espagnols, belges et hollandais provenait des zones côtières colombiennes contrôlées par les AUC. L’autre « grande figure » des AUC, Carlos Castaño, lui aussi formé à la contre-insurrection en Israël, a confié avant sa mort, en 2004, que 70 % des recettes du groupe paramilitaire provenaient du trafic de drogue. Les États-Unis ne pouvaient ignorer cette situation. Cité par Hernando Calvo Ospina dans Derrière le rideau de fumée. Histoire du terrorisme d’État (Le Temps des cerises, 2008), William Blum, ancien fonctionnaire du département d’État des États-Unis, évoque « la complicité de Washington dans l’utilisation du terrorisme et du trafic de drogues pour que le gouvernement colombien mène la véritable guerre contre le “communisme” ». Pour Hernando Calvo Ospina, « l’oligarchie nationale vorace, les États-Unis et certaines puissances européennes, avides de soumettre un peuple pour s’emparer de ses immenses richesses naturelles, ont fait de la violence leur spécialité. » De fait, de nombreuses entreprises et multinationales ont apporté leur contribution au financement des milices paramilitaires (ainsi, en mars 2007, United Fruit, a été condamné pour cette raison par la justice américaine au versement d'une amende de 18,8 millions d'euros), le tout avec la complicité de la classe dirigeante colombienne.
En 2001, Salvatore Mancuso, responsable de plus de 300 meurtres dont le massacre de 34 paysans en 2004, a été l’un des principaux instigateurs du pacte de Ralito (dont le contenu a été révélé en 2007), un accord signé entre les AUC, plusieurs parlementaires ou anciens parlementaires, maires et gouverneurs, et d'autres fonctionnaires pour « refonder la patrie », sur la base d’un « nouveau contrat social » basé sur le « droit à la propriété ». Salvatore Mancuso, « prospère entrepreneur agricole », n’avait-il pas créé sa première milice, avec l’aval de son voisin de terres, le futur président Alvaro Uribe, alors gouverneur d’Antioquia, qui avait encouragé les « coopératives de sécurité » ?
Salvatore Mancuso, chef d’état major des Autodéfenses Unies de Colombie
A lire :
- « Salvatore Mancuso, chef massacreur de paysans », Le Temps, 22 décembre 2006. (…«Nous sommes partis avec juste ce que nous avions sur le dos», racontaient, en mai 2001, des Indiens réfugiés dans le stade d'une petite ville. Dans leur vallée du Naya, les paramilitaires, tronçonneuse au poing, avaient démembré en festoyant au mousseux plusieurs dizaines d'habitants. Les milices de Mancuso marquaient ainsi sa nomination, quelques semaines plus tôt, comme chef militaire national des AUC. Il contrôlait alors directement une grande partie du nord de la Colombie, où pas moins de 14.000 syndicalistes, militants de gauche ou villageois allaient être assassinés…)
- Philippe Dufort, « Paramilitarisme et scandale de la parapolitique en Colombie », Observatoire des Amériques (octobre 2007). (… « Les intérêts qui unissent certains politiciens, les paramilitaires et les élites économiques régionales prennent racine dans la lutte aux guérillas. Toutefois, dans les années 1990, cette convergence se précisa dans la formation d’un agenda politique partagé. Ce sont des intérêts communs qui permirent cette alliance. (…) »
44.000 personnes déplacées lors des 6 premiers mois de 2021.
Dès les années 1980, les groupes paramilitaires se sont liés au narcotrafic. Les Farc, pour leur part, n’y auraient eu recours qu’au début des années 1990, après la chute du mur de Berlin, lorsque l’aide provenant de l’Union soviétique et d’autres pays communistes s’était tarie, a indiqué Salvatore Mancuso lors de sa récente comparution devant la Commission de la vérité (le 4 août dernier, en vidéo depuis la prison américaine où il est incarcéré). Avec la signature de l’Accord de paix entre le gouvernement colombien et les Farc, en 2016, la plupart des combattants de la guérilla ont désarmé. En toute logique, si les Farc étaient à ce point responsable du trafic de drogue, celui-ci aurait dû sensiblement diminuer. Or, c’est tout le contraire qui s’est produit. Nonobstant l’aide considérable versée à la Colombie par les États-Unis, l’Union européenne et la France pour lutter contre la production de cocaïne, celle-ci ne faiblit pas, au contraire. Selon les chiffres du Système de surveillance des cultures illicites de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime, celle-ci a encore augmenté ces trois dernières années, passant de 1.136 tonnes en 2019 à 1 228 tonnes en 2020. On y reviendra…
L’accord de paix et le désarmement des Farc n’ont pas davantage stoppé l’hémorragie des assassinats de leaders sociaux (encore 310 en 2020) et des déplacements forcés, qui connaissent même une forte recrudescence. Selon un récent rapport de l’ONU, rendu public le 28 juillet, alors que 28.509 cas ont été enregistrés sur toute l’année 2020, le bilan du seul premier semestre 2021 fait état de… 44.000 personnes déplacées (lire ICI). Les départements du Cauca et du Nariño, au sud-Ouest du pays, sur la côte Pacifique, sont les plus touchés, mais d’autres régions sont aussi concernées.
Scène d’exode à Itanguo.
A Itanguo, dans le département d’Antioquia, au nord-ouest de la Colombie, près de 4.000 personnes ont dû quitter, à partir de mi-juillet, la zone où elles vivaient, sous la menace pressante de groupes armés. « La municipalité d’Itanguo est située dans une zone stratégique qui relie le nord d'Antioquia à des zones clés pour la mobilité vers les côtes (Atlantique et Pacifique) », explique Andrés Cajiao, expert en dynamique des conflits à la Fondation Ideas para Paz : « c’est une région où ont eu lieu traditionnellement des conflits entre différents groupes armés pour le contrôle des routes du trafic de drogue, les cultures illicites, les mines illégales, entre autres activités.»
Ce territoire était auparavant dominé par les Farc. S’il reste quelques groupuscules de guérilla dissidents qui ont refusé l’accord de paix, le départ des Farc a surtout laissé le champ libre à certains groupes paramilitaires liés au narcotrafic qui sont loin d’avoir désarmé : les Autodéfenses Guaitanistes de Colombie, affiliées à l’impitoyable Clan du Golfe, auraient déployé un millier d’hommes autour d’Itanguo pour s’assurer la mainmise sur la région. Mais là encore, le narcotrafic n’en est pas le seul enjeu. 60 à 70 % du territoire concerné est ouvert à des concessions minières ou énergétiques. Les vallées et les montagnes de cette région de café, où les paysans vivent depuis des décennies, recèlent une grande quantité de minéraux précieux tels que l'or, l'argent et le platine. «Depuis de nombreuses années, de puissants secteurs économiques sont intéressés par l'expulsion des communautés qui vivent là», indique Yesid Zapata, de la Coorporación Jurídica Libertad, cité par France 24. «A Ituango, les intérêts miniers représentent une nouvelle menace. Il y a de multiples multinationales minières [notamment canadiennes et chinoises] avec des titres sur le territoire et nous pouvons prévoir une répétition des situations liées à la dépossession des terres pour ces intérêts économiques», dénonce de son côté la militante écologiste Isabel Zuleta, porte-parole du mouvement Ríos Vivos.
Entre autres financé par BNP-Paribas, le projet Hidroitanguo sur le fleuve Cauca :
un désastre socio-environnemental
Cela s’est déjà produit, ajoute-t-elle, pour la mise en œuvre d’un pharaonique projet hydro-électrique, Hidroituango, dans le canyon du fleuve Cauca : «il y a eu beaucoup de massacres et de déplacements dans la zone qui est aujourd‘hui inondée.» Tout un poème que ce projet Hidroituango, censé répondre à un cinquième de la demande énergétique de la Colombie ; projet financé par un consortium de banques internationales… dont la française BNP-Paribas.
Impact du projet Hidroituango sur la région d'Ituango.
Dans un article traduit en français (Lire ICI) par Laetitia Braconnier-Moreno et Laura Cahier, Isabel Zuleta parle d’un véritable « désastre socio-environnemental » qui engage la responsabilité internationale.
Les populations locales l’ont surnommé « Le Monstre » (El Monstruo). La construction de ce méga-barrage a débuté en 2009 avec le détournement du fleuve Cauca (le second plus grand fleuve de Colombie) pour construire un mur de 225 mètres de haut, qui permettra de retenir environ 2,7 milliards de mètres cubes dans un réservoir de 79 kilomètres de long sur 560 mètres de large, inondant 4.550 hectares.
Village affecté après l’inondation de Hidroituango en 2018. Source : Movimiento Ríos Vivo
L'obstruction du fleuve affecte plus de 26 000 hectares, sans compter les populations installées en aval du projet qui subissent les effets de la gestion artificielle du lit de la rivière et de la rupture ou de l'altération des chaînes biologiques du bassin.
Le projet a été conduit à marche forcée, en dépit des conclusions de l’étude d’impact environnemental qui pointait une vingtaine de points négatifs majeurs (Lire ICI). Une expertise douteuse a été confiée à une société de conseil et d’ingénierie finlandaise, Pörÿ, condamnée en 2015 pour « pratiques frauduleuses » (en 2019, Pöyry a fusionné avec la société suédoise ÅF pour devenir AFRY), et des travaux ont été réalisés sans certitude quant à la stabilité du massif rocheux, cerné par plusieurs failles géologiques dont certaines sont encore actives ! Pire encore, la construction du barrage a été confiée à un consortium dominé par l’entreprise brésilienne Camargo Correa, impliquée dans un vaste réseau de corruption et de pots-de-vin au sein de l'appareil étatique brésilien, avec des ramifications dans des dizaines de pays. Camargo Correa est fortement soupçonnée d’avoir sciemment tronqué des analyses et dissimulé des informations sur les risques de cette gigantesque infrastructure. Des ingénieurs militaires américains ont été consultés, et leur contre-expertise fait froid dans le dos : selon eux, «l'œuvre est au niveau de risque maximal d'un effondrement et les matériaux utilisés dans la construction du barrage ne respectent pas les normes internationales. Un glissement de terrain de 10 à 40 millions de m3 pourrait survenir et provoquer la pire avalanche de l'histoire.»
En cas d’accident majeur, le barrage d’Hidroituango menacera, lorsqu’il sera en service, la vie de quelque 130.000 personnes…
En mai-juin 2018, accident lors de la construction du barrage d’Hidroituango.
Entre le 28 avril et le 7 mai 2018, d’ores et déjà, trois glissements de terrain dans la partie haute de la montagne ont conduit à l’évacuation en urgence de plus de 6.000 personnes des municipalités de Valdivia, Tarazá, Cáceres et de Caucasia. En tout, plus de 25.000 personnes ont été évacuées entre le 12 mai et le 1er juin. Comme le rapportait alors Le Parisien : «tunnel bouché, éboulements, montée des eaux du fleuve Cauca sur lequel il est construit, pluies diluviennes et risques géologiques s'ajoutent aux soupçons de malfaçons qui pèsent sur l'ouvrage le plus ambitieux jamais construit dans le pays.»
Même à 200 kilomètres du barrage, les populations ne sont pas épargnées : sur les 28.000 habitants de Nechí, à l'embouchure de la rivière du même nom dans le rio Cauca, près de 900 personnes ont dû être évacuées à cause du risque lié au barrage, et plus de 17.000 personnes étaient concernés par la montée des eaux.
Aux dernières nouvelles, les premières turbines devraient être mises en services en juin 2022, avec trois ans et demi de retard sur les prévisions initiales. Et le chantier aura coûté 18,3 milliards de pesos (près de 4 millions d’euros), 30% plus cher que prévu. Les indemnisations des victimes et personnes déplacées, elles, attendront encore.
Manifestation contre le projet Hidroituango.
Les opposants au projet Hidroituango, notamment regroupés au sein du mouvement Ríos Vivos Antioquia qui alerte sur les risques environnementaux et défend les communautés paysannes, sont exposés à d’incessantes menaces, attaques et autres intimidations. Deux d’entre eux, Hugo Albeiro George Pérez, 47 ans, et Domar Egidio Zapata George, 23 ans, ont été tués par balles le 2 mai 2018… alors qu’ils participaient à une manifestation contre le barrage. Quelques jours plus tard, le 8 mai, c’était au tour d’un autre responsable de Ríos Vivos, Luis Alberto Torres Montoya, 35 ans, d’être froidement abattu en compagnie de son frère. Leurs assassins ne seront jamais poursuivis, encore moins arrêtés et jugés : la police n’a même pas jugé utile d’analyser les scènes de crimes…
Le massacre d'El Aro, en 1997. Photo Jesús Abad Colorado.
Comme par hasard, c’est dans la région d’Ituango qu’eurent lieu deux massacres de paysans, perpétrés par les AUC de Salvatore Mancuso, parmi les plus sanglants du conflit armé : La Granja (11 juin 1996) et El Aro (22 octobre au 12 novembre 1997), sur lequel de forts soupçons pèsent toujours sur l’appui logistique qu’aurait apporté Alvaro Uribe, alors gouverneur d’Antioquia. Il a fallu attendre 2018 pour que soit officiellement qualifié de « crime contre l’humanité » le massacre d’El Aro, au cours duquel 17 personnes ont été longuement torturées avant d’être assassinées, les maisons du village incendiées, et 900 personnes déplacées de force. Le massacre avait duré plus de dix jours, sans la moindre intervention des autorités.
Près de 25 ans plus tard, c’est une plaie restée tenace que sont venues raviver les menaces qui se sont répétées depuis le début de cette année : dans la région d’Ituango, un premier « déplacement forcé » de 500 personnes a été enregistré en février. Les appels à l’aide des communautés paysannes et des associations de défense de droits de l’homme sont restés lettre morte. Yesid Zapata dénonce sans ambages l’inaction du gouvernement : «Le fait que cela se reproduise montre le manque de volonté du gouvernement national et départemental pour essayer d'apporter toutes les garanties pour que ces communautés aient le droit à la terre, à la vie.» Isabel Zuleta ajoute que le renforcement des groupes illégaux est lié à une «faiblesse institutionnelle» qui ne doit rien au hasard : «Cette faiblesse n'est pas seulement une omission de la part de l'État, qui est censé garantir la vie et les biens des citoyens ; c’est une absence délibérée qui profite aux groupes criminels, avec des processus de corruption et des alliances avec des acteurs institutionnels historiques.»
Dans un reportage de Sarah Nabli pour Amnesty International, en novembre 2020, Marco Urbanos, ancien combattant de la guérilla, devenu aujourd’hui responsable du parti Force alternative révolutionnaire commune à Medellin, confiait : «Comme dans beaucoup de régions stratégiques, dès que nous sommes partis, les paramilitaires et les guérillas rivales se sont enfoncés dans les brèches, créant encore plus d’instabilité qu’auparavant. L’État n’a pas joué son rôle, pas assez de présences militaires, pas de services de base comme la santé, et d’autres groupes ont facilement pris notre place.»
A Itanguo, ces derniers jours, le déplacement massif de 4.000 personnes n’est toutefois pas passé inaperçu. Il a suscité de nombreux articles dans la presse colombienne, ainsi qu’une réaction de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH). Du coup, le ministre colombien de l’Intérieur, Daniel Palacios, s’est fendu d’un petit voyage à Ituango, pour… demander aux personnes déplacées de regagner leurs foyers, sans autre garantie. Enfin, si : au moment de son voyage a été fort opportunément capturé un certain « Machín », présenté comme le chef d’un groupe de guérilla dissident. «Nous ne pouvons pas permettre aux leaders dissidents, en raison de prétendus conflits territoriaux avec le "clan du Golfe", de prendre des décisions qui endoctrinent la population», a commenté le ministre. Une fois de plus, c’est donc la guérilla (ou ce qu’il en reste) qui est désignée à la vindicte. Quant aux «conflits territoriaux» avec les groupes paramilitaires (dont la responsabilité a été clairement établie dans les massacres passés de La Granja et d’El Aro), ils sont «supposés». Tout juste si l’existence même de ces groupes paramilitaires (aujourd’hui le Clan du Golfe) n’est pas elle aussi « supposée ». Contre toute évidence. Cela ne devrait plus surprendre, tant le gouvernement du président Ivan Duque fait preuve, dans tous les domaines, d’un extraordinaire cynisme, largement encouragé par l’indéfectible soutien des États-Unis, de l’Union européenne et de la France.
A lire :
communiqué du mouvement Ríos Vivos (3 août) sur le retour des déplacés d’Ituango : « La majorité des chivas [bus traditionnels andins] ont quitté la municipalité d'Ituango en surnombre, dans des conditions indignes ; certains sont restés bloqués sur les rives du fleuve où la route est encore en piteux état. Pour la population, le retour sur le territoire a été synonyme de torture, faute de garanties sur leur sécurité. »
Dans le Nariño, une crise humanitaire majeure
A 670 kilomètres d’Ituango, le département de Nariño, bordé par l'océan Pacifique à l'ouest et l'Équateur au sud, est le théâtre d’un autre déplacement forcé, encore plus conséquent… Dans cette seule région, on parle de plus de 14.000 personnes déplacées en quelques semaines. Voilà près de quatre mois a commencé «le plus grand déplacement massif de ces 20 dernières années dans cette région, qui comprend les municipalités rurales de Roberto Payán, Magüí Payán et Barbacoas», écrit Maria F. Firzgerald sur le site de l’excellente revue Cerosenta : «les communautés, principalement des paysans, des Afro et des indigènes Awá, ont quitté le territoire en raison des affrontements, disparitions et meurtres constants dans leurs municipalités. Ils ont dû quitter leurs maisons et se réfugier dans des abris à forte surpopulation, ce qui entraîné différents types de maladies, en plus du risque constant d'une contagion massive du COVID-19.» « La plupart des gens ne reçoivent que deux repas par jour. Le manque d'espace, de matelas et de couvertures signifie que beaucoup dorment dehors pendant la saison des pluies », confirme Alejandrina Camargo (Lire ICI), responsable des activités médicales de Médecins sans frontières, qui a mis en place un poste médical mobile.
«Les plantations de coca, qui sont de temps en temps détruites par les forces gouvernementales, drainent un nombre conséquent de groupes armés dans la région. La présence des armes fait taire la plupart de ceux qui voudraient parler ouvertement du conflit. Une personne m’a cependant raconté que son frère avait été récemment tué à un poste de contrôle sur la rivière. D’autres villageois ont été quant à eux contraints de se réfugier dans la jungle ; à leur retour, leurs maisons avaient été pillées, leurs récoltes détruites et des corps démembrés avaient été enterrés tout autour du village», raconte Steve Hide, chef de mission MSF en Colombie. Le principal groupe paramilitaire présent dans cette région est le Frente Oliver Sinisterra, lié au narcotrafic à la frontière avec l’Équateur, qui se fait abusivement passer comme guérilla dissidente des Farc.
Les associations présentes sur place et les organisations représentatives de la communauté awá ont alerté à plusieurs reprises, en vain. Le 3 août dernier, un nouveau massacre a fait six morts, dont une femme enceinte, à Tumaco, au sein de la réserve indigène du Nariño. Quelques jours plus tôt, le 29 juillet, un collectif d’avocats avait alerté la Défenseure du Peuple et le Procureur de la Nation d’une menace imminente (Lire ICI), sans aucune réaction du gouvernement d’Ivan Duque, davantage occupé à arrêter, notamment à Cali et Bogotá, des jeunes manifestants de la Primera Linea, en fabriquant de fausses preuves à leur encontre.
La situation autour de Roberto Payán, dans le Nariño, est aujourd’hui qualifiée de « crise humanitaire majeure ». Pourtant, en dehors de quelques ONG comme Médecins sans frontières et la Croix Rouge, la communauté internationale est aux abonnés absents. Même la presse colombienne est quasi muette sur le sujet. «Malgré l'ampleur du problème, la zone semble plongée dans un strict silence : les groupes responsables des déplacements forcés semblent avoir établi une stratégie qui réduit au silence toutes les plaintes», écrit Maria F. Fitzegerald sur Cerosetenta. Dans cette même région, trois journalistes du quotidien équatorien El Comercio avaient été assassinés en avril 2018 après avoir été séquestrés pendant une quinzaine de jours…
Mais la peur n’est peut-être pas la seule raison de cet étrange silence. Selon Kyle Johnson, cofondateur de la Fondation Conflict Responses (CORE), cité par Maria F. Fitzegerald, il faut prendre en compte que «la majorité des personnes déplacées de Roberto Payán sont des personnes noires. (…) Historiquement, le pays ne s'est pas tellement intéressé à ce qui arrive aux Noirs. (...) Le manque de présence et d'intérêt de l'État est particulièrement criant dans cette région de Nariño, plus que je ne l’ai vu dans aucune autre partie du pays. C'est la négligence d'un pays entier. Ici, c'est comme si la communauté de Roberto Payán n'existait pas.»
Dans ses déclarations officielles comme dans ses tweets, le président Ivan Duque rechigne à parler de «déplacements forcés». Le 27 juillet, près d’une semaine après qu’ait commencé la crise humanitaire à Itanguo, il évoquait dans un communiqué «une situation» où se conjuguent «des désastres naturels et la pression de certains groupes armés». Une dizaine de jours plus tôt, le 15 juillet, le président colombien était en visite à Itanguo, mais pas pour rencontrer les populations qui faisaient déjà l’objet de menaces, encore moins les associations qui les représentent. S’il est venu jusqu’à Itanguo, ce fut uniquement pour se féliciter de l’avancement du chantier du barrage (voir vidéo ICI).
Route à 4 voies entre Calzada et Barranquilla.
A un an de la fin de son mandat présidentiel, Ivan Duque met en effet les bouchées doubles pour annoncer la réalisation de toutes sortes d’infrastructures, principalement routières. Le 29 juillet, en visite dans le département du Bolivar, il a ainsi promis un investissement de 12,69 milliards de pesos (2,8 millions d’euros) pour élargir à 4 voies certains tronçons routiers, plus 8 milliards de pesos (1,7 million d'euros) pour l’aménagement de deux aéroports, afin d’«améliorer la connectivité de la région Caraïbe» et favoriser le tourisme. Mais sans doute aussi pour faciliter l’accès aux gisements d’hydrocarbures, pour lesquels le gouvernement colombien vient d’accorder de nouveaux permis d’exploration et d’exploitation offshore aux sociétés Ecopetrol et Shell. On reviendra sur ce sujet, pour lequel l’État va consacrer 1,4 milliard de pesos (300.000 euros). Rassurons-nous, le bas-peuple n’est pas oublié : des programmes visant à atténuer la pauvreté parmi les foyers les plus vulnérables seront dotés de 1,29 milliard de pesos (280.000 euros), soit 10% du montant des infrastructures routières.
Le scénario est le même dans le Nariño. En octobre 2020, Ivan Duque y était de visite, pour annoncer des travaux de modernisation de l’aéroport de Chachagüí qui dessert la ville de Pasto (450.000 habitants), pour un montant de 62 milliards de pesos (1,3 milliard d’euros). Et 307 milliards de pesos (66 millions d’euros) seront consacrés à l’aménagement des 80 kilomètres de l’axe routier Pasto-Rumichaca, qui relie la frontière équatorienne.
Pendant ce temps, l’État versera à la ville de Pasto 3 milliards de pesos (64.000 euros) pour une aide à l’habitat qui concernera… 300 foyers. Une goutte d’eau par rapport aux conséquences humaines, sanitaires et économiques des déplacements forcés qui continuent de jeter chaque année des milliers de Colombiens dans la détresse et la misère. Ce pays réel, Ivan Duque fait mine de ne pas le voir, et taxe de «populisme» et de «démagogie», comme il vient le faire ce 7 août, date anniversaire de son accession à la Présidence, ceux qui osent critiquer l’inaction de l’État et ses graves défaillances en matière de protections de droits humains. «De quelle Colombie parle le président ?», demande Sergio Saavedra, de la Fondation Paix et réconciliation. Alors que deux nouveaux massacres de civils venaient d’être commis, dont l’un dans le département de Bolivar, Ivan Duque a totalement ignoré le sujet, lors de son discours au Congrès le 20 juillet dernier. «Sous son gouvernement, plus de 200 leaders sociaux ont été assassinés et 219 anciens guérilleros ont été tués depuis la signature de l'accord de paix. Et pas un seul mot sur la manière dont il protégera ceux qui sont en danger dans les territoires ?», a réagi le sénateur d’opposition Iván Cepeda.
Les déplacements forcés, version cynique du "droit à la mobilité" ?
Mais au fait… Au plus fort de la grève générale (Paro nacional) qui pendant 3 mois, a fait plus de 80 morts et de nombreuses victimes de la part des « forces de l’ordre », Ivan Duque n’a cessé de qualifier de vandales et terroristes les manifestants. Et il a quasiment justifié les nombreuses violences policières qui ont été opposées au mouvement social par… la protection des droits de l’homme. Mais non, vous ne rêvez pas ! Explication : pour le président colombien et la clique d’élus uribistes qui l’entourent, le « droit à la mobilité » est sacré (davantage même que le droit à la santé et à l’éducation, a cru bon d’ajouter la sénatrice Maria Fernanda Cabal). Et les blocages routiers édifiés lors de la grève nationale, en tant qu’ils entravaient le droit à la mobilité, étaient donc gravement attentatoires aux droits de l’homme…
Poussons un peu plus loin le bouchon du cynisme. Au fond, les groupes paramilitaires qui contraignent des dizaines de milliers de paysans et indigènes colombiens à fuir, offrant ainsi leurs territoires à la voracité du narcotrafic, des propriétaires terriens et des industries minières, sont en en fait de grands apôtres des droits de l’homme. Mais oui : avec ces déplacements forcés, ils font ainsi profiter ces pauvres gens de l’essentiel droit à la mobilité, qu’ils n’auraient sans doute pas osé prendre d’eux-mêmes !
Jean-Marc Adolphe, 8 août 2021.
Carte de la Colombie :
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