Échouage, Dunkerque. Photo Isabelle Vorle.
POÉSIE. Un texte inédit de Patrick Beurard-Valdoye.
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comme ceux des sylves deviennent enfoule
les policiers se lèvent à l'aube armés
de courage et d'équipement
pour virer tentes et arbacs
faire du nettoyage comme disent
les kalebucks
refouler la vague migratoire
gazer l'eau potable en bidons
convertir en déchets les effets faisant
mauvais effet
mettre à la benne le matériel de campeur
fourni par les emmaüssiens armés
de courage et de bon sens ceux-
là catelames ou de Salam
qui mouillent leur chemise
pour ramer contre vagues et revagues
CARTONVILLE TOILEVILLE NYLONVILLE
BOUEVILLE BOUEVILLEBOUEVILLE
quand reviennent au bois de Puythouck
les ablutionnés de la mare aux combres
kloppant les pieds dans la glèbe
et le kakestrounte entre
bottes orphelines et poucettes
pataugeant dans un menspleck à ciel enclos
la force de l'ordre a d'autorité bouclé
le secteur la fuite des migrateurs perturbe
l'A16 sans les PMV de la DIR à
messages variables
ATTENTION DANGER FUITE DE MIGRANTS
la benne est énorme il y a
au moins un policier par leuleuman
contraint de monter dans les cars
c'est à pleurer ses yeux outre
réduire au silence est le mot d'ordre
disséminer chaque ensemble
camucher ce qu'
on voit forcément car l'
invisible les médias n'y croient pas
faut contenir le déversement
des indésirables faut endiguer
comme dit l'État incontinent
mettre des bâtons de pèlerin dans
les roues de migrants partis
à la rencontre de leur image alors
qu'une image d'eux ricoche
de rétine en rétine éclaboussées
beaucoup d'énergie et des coups beaucoup
beaucoup d'argent et des mots corrompus
pour masquer le problème mascarader
semer l'amertume l'écume
qui dresserait les Grands-synthois
contre les Sans-toits
lors du confinement les opérations
policières ont lieu tous les jours
ce pendant que les tractopelles
déboisent la forêt pour
empêcher toute réinstallation
par décision entachée d'erreur de droit
le campement sauvage incriminé
qui pose trop de questions est
démantelé par quidedroit jusqu'aux
manteaux téléphones portables inclus
rien n'est exclus sinon les hommes
l'entrevue vient d'avoir lieu Gérard
que pareils migrants irritent
obsédé par la théorie fumeuse de l’appel
d'air par tout point de fixations
a enfin reçu Damien
plaidant la demande d'eau
courante et de latrines aux exilés
ainsi s'affrottent le ministre et le maire
ainsi se frontent
identité fixe contre mobilité de raison
citains de la rente foncière
contre demandeurs de droit d'exil
plus qu'une crise migratoire dans
ce grand renfermement il y a
crise de la culture immobilière
voici la frontière érigée en totem en têtes
il faudrait davantage la protéger
que la santé des réfugiés
la mobilisation contre cette mobilité
est générale et plus aisée que
celle contre la misère
êtes-vous pour ou contre la migration
l'immigration c'est l'intérieur
et le contrôle l'essentiel
avec un zest de déraison d'État
plus on accueille mal moins ils
viennent là réside le dogme
comme s'ils avaient envie de venir
Mahmoud voit tout en noir ça
n'arrête pas de tourner dans sa tête
et au-dessus on en perd
sa date de naissance ça
terrifie en pleine jungle mentale
MDM a installé une clinique mobile
pour être à l'écoute SOUVENT
ÇA SUFFIT selon Chloé l'infirmière psy
si le réfugié ne reprend pas pied il
est d'office inapte pour l'OFPRA
sa démarche d'asile déboutée
Damien ressort effaré par
le tout-répressif Gérard
gère et même l'ingérable Gérard
peut se regarder dans la glace le matin
tandis que les dublinés sans miroir
n'ont pas vu leur corps depuis des lustres
aux sénateurs notre Gégé
déclare que les migrants
font du benchmarking
son langage est-il déjà envahi de
hordes de mots étrangers
ayant migré à l’Intérieur
est-il nourri de métaphores poétiques
lorsqu'il conseille aux collègues ministres
de ne PAS TROP CHARGER LA BARQUE
à propos des retraités ponctionnés
c’est que l’imagination perd son emploi
Gérald arrive asqu'ildit il aime la
République depuis tout petit Gérald
vire les réfugiés la chasse à l’exilé
se fait à la matraque aux grenades
de désencerclement
cinq cent tentes bleues et leurs campeurs
où est-on où vont-ils
C’EST MÊME DUR DE TROUVER LES MOTS
dit le journaliste tabassé cependant
que dans l’autre camp on invente
les mots à l’instar d’invisibilisation
le territoire des élus démunis est inédit
au-delà de la loi et de la circulaire
faut forcer quelques serrures faire
sauter des verrous réduire la nécrose
identitaire c'est la friction des droits
faut dépasser les bornes
gagner quelques centimètres d'humain
GAGNER QUELQUES SENTIMENTS
fait ce lapsus Frédéric le maire
parfois heurté par une voiture
un exilé qui a roulé de son corps
est laissé pour mort
ou en sale état immobile sur
la bande d'arrêt d'
urgence
le conducteur ayant pris la fuite
et que font ces mineurs à courir sur l'autoroute
Extrait de Lamenta des murs, à paraître aux éditions Flammarion.
Né dans le Territoire de Belfort, Patrick Beurard-Valdoye enseigne en tant que poète à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon. Il y a co-fondé le programme de recherche et de création « Station d’arts poétiques », mené initialement avec l’École normale supérieure de Lyon.
Le « projet » majeur que mène Beurard-Valdoye depuis le début des années 1980, le « cycle des exils », est à ce jour composé des sept ouvrages suivants : Allemandes (1985), Diaire (2000), Mossa (2002), La Fugue inachevée (2004), Le Narré des îles Schwitters (2007), Gadjo-Migrandt (2013) et Flache d’Europe aimants garde-fous (2019). Lire sur Wikipedia.
A lire également : « L’Administrateur de langue & le Migrandt » (juin 2020), sur l’excellent site Poema.
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