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Le jour où "les Gris" prendront San Francisco (le feuilleton des cryptomonnaies / 02)

Photo du rédacteur: Maria DamchevaMaria Damcheva

Balaji Srinivasan en août 2024, annonçant la création d'une "Network School". Photo DR


Qui est Balaji Srinivasan ? Figure peu connue de l’univers des "techno-bros", ce magnat des bitcoins et généreux financeur du mouvement de "l’État-réseau" fait partie de la nébuleuse idéologique qui œuvre, silencieusement mais sûrement, derrière l’étoile Elon Musk. Dans un podcast de quatre  heures concocté début avril 2024 et déniché par The New Republic, il illustre, avec moult détails, l’avenir cauchemardesque qu’il planifie pour la ville de San Francisco, si elle devait tomber entre les mains du champion républicain candidat à la mairie. Il y est question d’uniformes "gris", pour ne pas dire "bruns", de police des idées, d'apartheid des opposants et des pauvres et, bien sûr, de la vieille et chère propagande… Deuxième épisode du feuilleton des cryptomonnaies, où Maria Damcheva explore pour les humanités les songes sinistres que les "crypto-bros" fantasment pour l’Amérique de demain...


Aujourd’hui, il ne sera pas beaucoup question d’Elon Musk, ici. Comme le trou noir qu’il est, il a tendance à capter toute la lumière. Mais, en coulisse, s’agite toute une faune plus ou moins connue du grand public. Pour la plupart, on ignore leur investissement massif dans le démantèlement des États démocratiques au profit de l’"État-Réseau" que cette faune s’active à développer. Ayant acheté une influence démesurée sur les élus américains - tant au niveau des États qu’au Congrès et au Sénat - cette clique d’ultra-riches adhérant à une forme de néo-féodalisme "connecté" mérite d’être mieux connue.


Brian Armstrong, par exemple. Le PDG de la cryptomonnaie Coinbase qui s’est chargé d’un lobbying intense auprès des élus - Démocrates comme Républicains - finançant généreusement leurs campagnes électorales et se créant un bassin d’élus « très engagés dans l’adoption de mesures favorables à la cryptomonnaie… » Les résultats se font déjà sentir, y compris au niveau des législatures des États. Au Texas, par exemple, où la bataille fait rage entre les Républicains conservateurs de la vieille école, et les Républicains convertis - pour ne pas dire achetés - par le mouvement MAGA financé en large partie par les "cryptos-bros" (ICI).


Il faut préciser qu’aucune de ces dérives n’aurait été possible sans un arrêt historique de la Cour Suprême des États-Unis en 2010 statuant que la restriction du droit des sociétés de financer les campagnes électorales irait à l’encontre du 1er amendement de la Constitution. Celui-ci garantit la liberté d’expression des citoyens… et accorde aux syndicats, et aux sociétés à but lucratif ou non, les mêmes droits à la liberté d’expression que ceux accordés aux individus. En conséquence de quoi, ces associations furent autorisées à contribuer financièrement aux campagnes électorales aux États-Unis.


Les résultats de cet arrêt ne se sont pas fait attendre ; les campagnes électorales, qu’elles soient dans les États ou à l’échelle nationale, se retrouvant noyées, achetées en somme, par le financement de lobbyistes désirant vendre leurs salades au niveau législatif.


C’est ainsi que les influenceurs, par le biais de Comités d’action politique (connus sous le nom de Super PACS) s’emploient à "acheter" les campagnes locales, régionales et nationales à coups de millions, l’argent dominant alors les campagnes et noyant la voix des citoyens ordinaires. Le pic a été atteint en 2024 avec 1,755 milliards de dollars de contributions par les Super Pacs, alors qu’Elon Musk surpassait tous ses "frères" en finançant la campagne présidentielle avec 277 millions de dollars à lui seul (1).


On aura compris que ces contributions n’étaient pas destinées à défendre les principes d’une démocratie en pratiquant quelque forme que ce soit de redistribution des richesses.


Ce dévoiement du principe même d’"un homme, un vote" est dingue ? C’est vrai, évidemment, mais une fois libérée pareille "liberté d’expression", il ne faut pas s’étonner si elle donne des bouffées délirantes transformées en programme politique.


Et ici, je vous présente Balaji Srinivasan, dont le nom n’est pas aussi bien connu du grand public.


Les bouffées délirantes de Balaji Srinivasan :

quand le délire s’impose comme nouvelle norme de normalité


En fait, si vous le recherchez sur Wikipédia, il vous faudra traduire l’information de l’anglais, de l’afrikaans, de l’allemand ou du… suomi (le finlandais.)


Pourtant, il n’est pas le dernier venu dans le fabuleux monde parallèle de la cryptomonnaie. Avec ses diplômes en ingénierie, il fut d’abord co-fondateur d’une société pratiquant des tests génétiques, société qu’il vendit pour la somme de 375 millions de dollars, rejoignant à titre de partenaire la société de capital de risque de Andreessen Horowitz (dont nous reparlerons plus tard). Il poursuit ensuite sa carrière dans la création d’entreprises de crypto-monnaie, y compris Coinbase, qu’il quitte en 2019. En 2024, il fonde The Network School en Malaisie pour les gens qu’intéressent les concepts des "nations-réseau" et des "pays décentralisés". Les étudiants (environ 150, aux dernières nouvelles) doivent professer leur admiration pour "les valeurs occidentales", croire que le Bitcoin remplacera la Réserve Fédérale américaine, et faire confiance à l’IA plutôt qu’aux tribunaux et aux juges. 


On y trouve certains noms familiers pour leurs activités commerciales, et d’autres, illustres inconnus nourrissant une idéologie dont l’acronyme barbare – TESCREAL, sur lequel nous reviendrons - n’arrive même pas à rendre toute la charge destructrice sur l’ensemble des caractéristiques d’un humain relativement sain d’esprit.


En route, donc, sur les sentiers alimentant ce "chemin" dont parle Musk, une fois abandonnée la voie de démocraties plus ou moins développées. 


Mais si j’accorde ici une attention particulière à Balaji Srinivasan, c’est en grande partie à cause d'un des articles que lui consacrait le journaliste Gil Duran dans l’édition du 3 avril 2024 de The New Republic (2). Dans cet article, Duran fait état d’un podcast réalisé par Srinivasan. D’une durée de 4 heures et 27 minutes, la vidéo montre les visages hilares d’un public qui ne semble pas être celui des membres de "l’élite cognitive", se délectant des élucubrations de Srinivasan, un délire qui semble tirer d’un mauvais roman de science-fiction. Et pourtant...


Étape 1 : la prise de contrôle de la ville de San Francisco

 

Que raconte Balaji Srinivasan ? La prise de contrôle, tout d’abord, de la ville de San Francisco par la Faction des Gris (représentant les technocrates) luttant et remportant la victoire contre la Faction des Bleus (représentant le gouvernement des Démocrates et leurs appuis). Il garde la porte ouverte pour les conservateurs Rouges parmi les Républicains, adhérant aux objectifs des Gris.


À première vue, le choix du gris comme teinte de ralliement ne paraît pas très inspiré, mais Srinivasan y voit un symbole de neutralité bienveillante… envers les Gris, bien sûr. Reste à savoir s’il est conscient que le gris était aussi la couleur des uniformes des perdants de la Guerre Civile américaine, je ne saurais dire.


Srinivasan rêve d’une énorme parade des Gris à travers les rues de San Francisco, survolée par des drones gris en formation - un Gray Pride pour remplacer le Gay Pride, carrément.


Duran propose aux lecteurs quelques extraits croustillants de ce podcast et de cette mainmise que l’État-réseau ferait sur la ville de San Francisco par le biais du candidat à sa mairie, Garry Tan, se présentant ouvertement comme un candidat du mouvement de l’État-réseau. Sous les Gris, des sections entières de San Francisco seraient interdites aux pauvres et aux Bleus. Les loyalistes porteraient un uniforme gris et seraient munis de cartes d’identités grises leur donnant accès aux zones de la ville qui leur seraient réservées. Le tout débutant par une prise de contrôle de la police, par un mélange judicieux de mesures corruptrices, à commencer par l’identification des sympathisants parmi les forces de police existantes - repas gratuits, banquets où seuls sont admis les policiers sympathisants… Des sortes de soviets revisités, en somme.


Puis, les policiers les plus enthousiastes dans leur adhésion au mouvement se verraient octroyer des avantages et des bénéfices profitant à toute leur famille. Ainsi chaque fils, fille, épouse, cousin(e), frère ou sœur obtiendrait un emploi dans une agence de sécurité, même s’ils habitent ailleurs aux États-Unis - une façon d’étendre le mouvement. En plus de dons généreux au syndicat des policiers, cela va sans dire. De plus en plus nombreux, les policiers adhérant au mouvement s’identifieraient par un badge gris sur leur uniforme et ils seraient responsables des patrouilles dans les rues de la ville. (À cette étape du processus, Duran se demande dans son article si les uniformes vireront au brun, ou pas, la question étant purement rhétorique, vu que l’intention est bel et bien la même que celle d’Hitler avec les S.A.)

 

Étape 2 : apartheid et lavage des cerveaux

 

Cette étape de domination de la police effectuée, débuterait le véritable travail : celui de se réapproprier la ville. Seuls des membres identifiés de la tribu des Gris auraient accès à certaines parties de la ville. Les pauvres, les sdf et les Bleus en étant bannis avec la mise en place d’un apartheid les punissant de leurs "crimes". Au fur et à mesure que progresserait la zone réservée aux Gris, leurs immeubles se verraient doter de panneaux les identifiant comme tels. On y présenterait des films décrivant les abus commis par les Bleus. (Duran se demande alors s’ils créeront un clone de la nazie Leni Riefenstahl, responsable des films de propagande du Troisième Reich en Allemagne). S’y ajouteront des peintures murales, des statues et des sculptures illustrant des "victimes" des Bleus qui devront aussi "payer des réparations" dans un fonds expressément dévolu à ce fin.


Bref, les Gris de Srinivasan feraient à la ville de San Francisco ce qu’Elon Musk a imposé d’abord au réseau social Twitter et qu’il s’acharne dorénavant à imposer aux États-Unis, avec la complicité d’un président à sa botte. Si besoin est, Srinivasan imagine même la ville de San Francisco faisant sécession de l’État de Californie et d’autres villes qui en feraient autant pour rejoindre le merveilleux monde de l’État-réseau échappant aux règles des gouvernements encore influencés par des relents de démocratie…

Baron de la tech, Garry Tan, l'un des principaux patrons de la "mafia" de la Silicon Valley,

est candidat de "l'Etat-réseau" aux prochaines élections municipales à San Francisco. Photo DR

 

Le tout donne l’impression des délires d’un malade, mais ces notions sont bel et bien défendues par le candidat à la mairie de San Francisco, le multimillionnaire Garry Tan, baron de la tech (3), qui a proféré des menaces de mort contre les administrateurs de la ville… retirées depuis, sans que ses idées en disparaissent pour autant. Quelques jours plus tard, les personnes désignées à sa vindicte recevaient des menaces de mort ainsi libellées : « GARRY TAN AVAIT RAISON ! JE VOUS SOUHAITE UNE MORT LENTE ET DOULOUREUSE À VOUS ET À VOS ÊTRES CHERS. » Deux des personnes visées ont porté plainte.


Et, le délire de Balaji Srinivasan étant maintenant repris au niveau des agences gouvernementales fédérales où la purge est en cours, le nouveau directeur du FBI annonce même la criminalisation de groupes environnementaux subventionnés sous la présidence de Biden, les "soupçonnant" de fraude dans leurs recherches sur le climat. La bonne vieille méthode poutinienne, adoptée dorénavant par le régime Musko-Trumpiste.


Et ces fameuses "recherches en zones déréglementées", elles ressemblent à quoi, au juste ? La réponse au prochain épisode…


Maria Damcheva


NOTES


(1). Le chiffre exact est 1 milliard 754 millions 585 mille 468 dollars. Sources : Washington Post (ICI) et Opensecrets (ICI et ICI).


(2). L'article de Gil Duran, daté du 26 avril 2024 est à lire ICI.


(3). Né en 1981, d'origine sino-canadienne, présenté par le magazine Wired comme l'un des principaux patrons de la "mafia" de la Silcon Valley, Garry Tan est un investisseur en capital-risque, PDG de Y Combinator, entreprise de financement de startups, et fondateur du fonds d'investissement Initialized Capital. Il aété grandement formé au sein de la société Palantir Technologies, du libertarien néo-fasciste d'origine sud-africaine (et nostalgique du régime d'apartheid) Pieter Thiel, qui a financé pour plus d'un million de dollars la campagne de Donald Trump.

 

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